Souleymane Bachir Diagne, philosophe : « La décolonisation a restitué au monde son pluralisme »

 

Auteur de nombreux ouvrages, Souleymane Bachir Diagne a reçu le 20 novembre le prix Paris-Liège 2025.© Charlotte Force
Grand penseur de notre temps, le philosophe des sciences, de l’art, de l’islam et des langues invite, dans notre monde fragmenté, à réinventer un universel pluriel, à sortir des identitarismes et à faire humanité ensemble.
Sa parole est généreuse et sage. Professeur émérite à l’université Columbia de New York, élève de Derrida et d’Althusser, inspiré par Senghor, Bergson et Jaurès, Souleymane Bachir Diagne, né à Saint-Louis, au Sénégal, était le 22 novembre dernier à Marseille, le grand invité des Nouvelles Rencontres d’Averroès intitulées « Prendre langue, se parler ».
Comment faire humanité ensemble, comment se parler et s’écouter et repenser l’universel à l’opposé d’un universalisme de surplomb qui se proclame légitime, telles sont les questions au cœur de sa pensée et de son engagement. Auteur de nombreux ouvrages, il a reçu le 20 novembre le prix Paris-Liège 2025 pour son essai Universaliser (Albin Michel, 2024). Il vient de publier les Universels du Louvre et s’implique notamment dans des missions de restitution des œuvres d’art spoliées.

Au moment où le langage se brutalise, que les mots perdent leur sens, que le débat devient quasi impossible, pourquoi est-il essentiel de se parler, de s’écouter, de se comprendre ?
C’est essentiel parce que l’alternative, c’est la violence. Aujourd’hui, on a le sentiment qu’il n’y a plus de véritable échange, parce qu’on tient des discours parallèles. Par exemple, on insiste beaucoup sur l’identité de celui qui parle, on essentialise. Nous avons là le plus bas degré de communication.
Nous nous retrouvons avec une sorte de performances identitaires à la place de vraies rencontres, de vrais débats. Il faut sortir des identitarismes, croire au dialogue et à la communication, les recréer comme alternative aux discours parallèles qui ne se rencontreront possiblement que dans la violence. Instruire nos désaccords avec arguments et contre-arguments, mettre les différends sur la table et échanger de manière exigeante et clairvoyante.

Ne pensez-vous pas que nous vivons une époque à rebours de ce nécessaire dialogue, où le langage qui s’impose est celui des armes, des écrans et des fake news ? Comment qualifieriez-vous cette époque ?
C’est une période où on a beaucoup parlé de populisme et d’ethno-nationalisme, avec un discours qui, sur le plan géopolitique, devient un discours de l’identité. Quand, par exemple, le président Trump se présente, avec l’aide d’Elon Musk, comme défenseur des Afrikaners en Afrique du Sud.
C’est une caractéristique de notre époque. C’est très dangereux. Parce qu’on fragmente le monde en des identités raciales et ethniques. L’internationalisme disparaît, le cosmopolitisme devient une espèce d’insulte. Alors qu’on devrait pouvoir considérer l’idée de citoyenneté du monde comme une fin à poursuivre.
Nous n’avons jamais eu autant besoin face aux défis qui sont les nôtres, environnemental, sanitaire, démocratique, d’être une seule et même humanité. Évidemment, il faut aussi combattre tout ce qui l’empêche, c’est-à-dire pour l’essentiel les inégalités qui nous fracturent.
Cela devrait être au centre de nos préoccupations. Être humain est une responsabilité et une tâche à réaliser. C’est ce que disait déjà Jaurès dans le premier éditorial de l’Humanité, le journal qu’il venait de créer. Le combat à mener est un combat contre tout ce qui divise et fragmente l’humanité. Il disait que pour l’instant, ce que nous avons, ce sont des lambeaux et un chaos. Il faut pouvoir faire en sorte que chaque nation puisse se sentir une parcelle d’une même humanité. La situation qu’il décrivait et les buts qu’il s’assignait sont les mêmes aujourd’hui.

On vous connaît comme philosophe de l’universel, que vous placez au cœur de votre réflexion et de votre engagement. Quelle différence avec l’universalisme ?
L’universalisme, comme le suffixe « isme » l’indique, est une affirmation, une idéologie. C’était l’affirmation par l’Europe de sa propre excellence, qui estimait qu’elle était tout naturellement le lieu et porteur de l’universel, et donc qu’elle avait en quelque sorte la mission de l’apporter au reste du monde.
C’étaient les empires coloniaux. Toute la notion de mission civilisatrice repose là-dessus. Ce qui pouvait faire dire tranquillement à Jules Ferry que les races supérieures avaient la responsabilité d’élever les races inférieures et que donc on avait confié à l’Europe le soin de guider le reste du monde. Cet universalisme-là a été mis à mal par les décolonisations. Faut-il pour autant remettre en question l’idée même d’universel ?

Justement, vous plaidez pour réinventer l’universel. De quelle façon ?
L’universel ne peut plus être celui qui tombe du ciel, vertical, impérial, celui de la domination. Ce qui fait que la pensée décoloniale, par exemple, a aujourd’hui un scepticisme profond, voire un rejet total de l’idée même d’universel. Mais il faut s’y tenir à l’universel pour les raisons qui étaient, déjà, celles de Jaurès.
Un universel de négociation, de traduction. C’est pour cela que le mot de traduction est également important dans mon travail, parce que la rencontre des langues et des cultures différentes se fait grâce à la traduction. Celle-ci maintient à la fois la pluralité de nos langues et indique qu’elles peuvent communiquer, qu’elles peuvent s’ouvrir les unes sur les autres.

Peut-on dire que c’est un universel pluriel ?
C’est un universel pluriel. Je cite souvent Aimé Césaire qui dit qu’il veut un universel riche de tous les particuliers, de toutes les singularités, un universel d’universels si vous voulez. Le monde est pluriel. La décolonisation a signifié restituer au monde son pluralisme.

Cette réinvention ne passe-t-elle pas aussi par la nécessité de décentrer son regard ?
Le décentrement est absolument capital, parce qu’il permet de bien comprendre le pluriel du monde. La capacité de se décentrer permet aussi d’entrer en relation avec les autres, de se mettre à la place de l’autre. C’est la meilleure manière d’écouter, de comprendre, d’être dans un rapport d’égalité. La fin de l’universalisme passe par un décentrement généralisé. Cela veut dire que le monde n’a plus un centre qui serait l’Europe, disposant autour d’elle une périphérie, les autres.

Vous connaissez bien les États-Unis. Comment analysez-vous ce qui s’y passe avec Trump et le trumpisme ?
L’offensive contre les universités, et contre une culture que l’on considère woke, ne date pas d’aujourd’hui. Ce n’est pas une invention de Trump, même s’il lui a donné l’ampleur que l’on sait. Il s’agit d’une guerre culturelle que les droites, dans beaucoup de pays, sont en train de mener. Les droites classiques et les droites les plus extrêmes ont en quelque sorte réinvesti la notion d’hégémonie culturelle de Gramsci, cela de façon brutale, décidée, organisée. Des milliardaires achètent médias, presse et chaînes TV.
Une des premières mesures de Donald Trump a été de se mettre lui-même à la tête du Kennedy Center, centre névralgique de la culture à Washington, DC. Il a ensuite décidé de mettre au pas toutes les institutions culturelles fédérales, dont la prestigieuse Smithsonian Institution, le plus grand musée et le plus grand centre de recherche du monde, en imposant par exemple la censure de nombreuses œuvres.
Il est l’artisan d’une cancel culture qu’il prétend dénoncer. Il faut prendre la mesure de ce qui est en train de se passer et contre quoi il faut se battre.

Dans un tel contexte peut-on considérer que la victoire de Zohran Mamdani à la mairie de New York est une lumière dans l’obscurité ?
Dans le climat que voilà, l’élection de Zohran Mamdani à New York a une importance considérable. Malgré tout ce que l’on présentait comme des handicaps, les New-Yorkais ont voté pour lui. Ce jeune homme s’est présenté sur un vrai programme de défense des plus pauvres, des classes populaires et des classes moyennes, disant qu’il n’est pas acceptable que l’on ne puisse plus habiter et vivre à New York.
Il ne faut pas négliger le fait qu’il soit musulman, issu de l’immigration, d’origine indienne et qu’il soit africain, car né en Ouganda. Ce qui fait d’ailleurs qu’il ne pourra pas se présenter au-delà d’une candidature de gouverneur. Mais il était important qu’une ville comme New York vote pour lui, qui plus est un socialiste démocrate. C’est un signal fort et c’est en cela que c’est une lumière d’espoir.

Vous avez bien connu son père, l’anthropologue Mahmood Mamdani, votre collègue à l’université de Columbia…
Oui et il était aussi mon collègue en Afrique, notamment lorsque nous étions tous deux au comité exécutif de l’organisation panafricaine (Council for the Development of Social Research in Africa, Codesgal) consacrée aux humanités et aux sciences sociales et dont le siège est à Dakar. Voilà donc que quelqu’un que j’ai connu à l’adolescence, est devenu mon maire.

Comment expliquez-vous l’implantation des mouvements djihadistes au Mali et plus largement en Afrique subsaharienne ?
C’est inquiétant de voir une telle avancée irrésistible de ces mouvements djihadistes en direction du Sud, notamment dans des pays fragiles. C’est devenu une affaire de toute l’Afrique de l’Ouest. Le Mali a des frontières avec la Côte d’Ivoire, le Sénégal, l’Algérie… Nous payons aujourd’hui la manière dont s’est passée la liquidation de Kadhafi. Les soldats de son armée ainsi que les mercenaires qui venaient d’un peu partout se sont dispersés et on fait circuler des armes.
Un islam intolérant, intégriste, qui considère que c’est la diversité elle-même qu’il faut combattre, est en train de s’opposer à un islam qui, dans cette région, était traditionnellement un islam soufi, un islam des Lumières, ouvert, pacifique et qui croit au pluralisme. N’oublions pas l’incontestable responsabilité des pays occidentaux. Leurs interventions en Libye, en Irak, en Syrie ont créé une situation désastreuse et ont produit des monstres.

Vous êtes aussi un spécialiste de la philosophie de l’art. Vous présidez le conseil scientifique du fonds franco-allemand pour les biens culturels ainsi que le comité de réflexion pour une reconfiguration du Musée d’Arts Africains, Océaniens et Amérindiens de Marseille (MAAOA). Comment gérer le sujet, sensible, de la restitution des œuvres spoliées ?
Dans ces comités, nous mettons en avant l’importance d’une réflexion sur la provenance des différents objets qui se trouvent dans les musées, quelle a été leur trajectoire, leur histoire. Dans beaucoup de cas, c’est le fait de la violence coloniale. Ou encore d’un autre type de violence. Ainsi le Louvre est aussi enfant des guerres menées par Napoléon en Europe. La Grèce et l’Italie ont été beaucoup pillées.
Aujourd’hui, les musées contiennent des œuvres et des objets venus de toutes les cultures et de toutes les époques. La question à poser est quelles restitutions effectuer, quelles œuvres maintenir en place selon la volonté exprimée par certains pays de voir leurs cultures représentées. Pour y répondre, il faut avoir une démarche scientifique et concertée. Le dialogue et la négociation sont essentiels.
Le fonds franco-allemand, par exemple, finance des recherches qui doivent être tripartites. Le Nigeria a une commission nationale du patrimoine qui négocie avec des musées allemands et choisit ce qui doit être restitué et ce qui peut rester sous forme de prêt à durée indéterminée. Il faut en même temps créer des partenariats pour l’édification, dans les pays du Sud, de musées et lieux qui soient en mesure d’accueillir des objets, et pour la création de réseaux au sein desquels les objets pourront circuler.

Vous dites qu’il s’agit d’objets mutants, nomades. Pour quelle raison ?
Ils sont nés dans des terroirs déterminés avec des fonctions et des langages déterminés, ils se sont retrouvés ailleurs, ont parlé d’autres langues, ont joué d’autres rôles, se sont imposés à la conscience artistique mondiale. Tout cela fait partie de leur identité. Ils ont vocation à créer du lien et donc à se partager autant que faire se peut, dans le cadre d’échanges égaux.
Si on met en place cette atmosphère de dialogue et de négociation, la question de la restitution peut être traitée au bénéfice de tous. Les choses ont évolué depuis les années 1960. Il y a aujourd’hui une génération de directeurs et conservateurs de musées plus ouverte au monde postcolonial.

Latifa Madani
L'Humanité du 11 décembre 2025

Souleymane Bachir Diagne, Les Universels du Louvre, Albin Michel, 240 pages, 22,90 euros.

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