| Un enfant palestinien évacué de Gaza pour raison médicale arrive à l’aéroport militaire de Ciampino (Italie), le 29 septembre 2025. FRANCESCO FOTIA/REUTERS |
Sa terre était en feu, sa maison, détruite, mais Anwar refusait de partir. Ce n’est qu’au printemps, quand la famine a rongé l’enclave palestinienne, que la jeune femme de 30 ans (elle n’a pas souhaité donner son nom de famille), qui a dû changer douze fois de résidence depuis le massacre du 7 octobre 2023 à l’origine de la guerre entre Israël et le Hamas, s’est décidée à faire une demande auprès du consulat français pour être évacuée afin de finir ses études. Les Gazaouis, piégés, n’ont que cette échappatoire pour quitter le territoire en attendant la réouverture du poste-frontière de Rafah, annoncée par Israël mercredi 3 décembre, sans se concrétiser.
Webmaster, Anwar a été acceptée, en juillet 2025, en master « réalité virtuelle et augmentée » à l’université de Lille. Son professeur l’attend. Mais son dossier reste coincé. Pourquoi ? Elle l’ignore. « Les critères de sélection évoluent, rien n’est jamais clair ni signifié. La question du départ est douloureuse pour ces étudiants dont les familles restent hantées par le souvenir de la Nakba, un départ sans retour. Les autorités françaises ne se rendent pas compte de leur détresse », se désole Anne Christine Habbard, professeure de philosophie à Lille et présidente de l’association Academic Solidarity with Palestine. Les étudiants, artistes, doctorants contactés font tous le récit de cette attente sans réponse. Entre le moment où les requêtes sont faites et le départ effectif, les autorités consulaires reconnaissent que, parfois, la liste des candidats au départ évolue au gré de naissances et, surtout, de décès.
En ce début décembre, quelque 300 personnes attendent de quitter l’enclave pour la France, mais seulement la moitié des dossiers seront acceptés. Il faut être étudiant boursier, artiste, chercheur, journaliste, avoir de la famille ou des attaches en France ou être un enfant en urgence pédiatrique. Depuis le déclenchement de la guerre, 42 000 Gazaouis ont été évacués, d’abord vers des pays de la région, selon les chiffres du Cogat, le coordinateur israélien des activités gouvernementales dans les territoires, qui ne précise pas leur destination. La France a, selon nos informations, orchestré la sortie au compte-gouttes de 654 Palestiniens.
Si Paris fait manifestement preuve de frilosité sur le sujet, le blocage est d’abord le fait d’Israël. Le Shin Bet, le service de renseignement intérieur israélien, biffe de façon plus ou moins arbitraire les noms transmis par les ambassades évoquant un lien avec des « terroristes ». Est-ce pour cela que la France s’est vue refuser le départ d’un enfant de 4 ans ? Les ONG suspectent qu’Israël ait voulu poser un couvercle sur les massacres de civils perpétrés dans l’enclave, dont l’accès est toujours interdit aux journalistes étrangers. « Il y a une volonté de faire taire », assure Marion Slitine, chargée de recherche au CNRS et fondatrice de Ma’an for Gaza Artists, collectif organisant des résidences artistiques en France pour les artistes de Gaza.
Montée de fièvre politique
Une source diplomatique israélienne jure que les contraintes se sont desserrées depuis le printemps, Israël se réjouissant désormais de voir fuir les Palestiniens. Mais les dates de sortie, fixées par l’Etat hébreu, sont rares et fluctuantes. Enfin, la Jordanie, unique point de passage depuis la fermeture de Rafah, entre dans l’équation. Les autorités jordaniennes, affolées à l’idée d’être accusées de contribuer au « nettoyage ethnique » dont Israël se rendrait, à leurs yeux, coupable, réclament que les personnes qui transitent par leur territoire justifient un lien avec la France. « Tout un tas de délais et de contraintes s’imposent à nous », explique un diplomate.
L’accueil de Gazaouis, même limité et pour des raisons humanitaires, crispe la droite et l’extrême droite en France. « La France n’est pas obligée de se sacrifier sur l’autel des droits de l’homme. Elle n’a pas envie d’être envahie, créolisée, remplacée. La France n’a pas vocation à être le Christ de l’humanité », clamait le président de Reconquête, Eric Zemmour, dans une tribune au Figaro, quelques jours après la décision du 11 juillet de la Cour nationale du droit d’asile de reconnaître le statut de réfugié aux Palestiniens de la bande de Gaza.
Cette montée de fièvre politique a-t-elle un effet sur l’exécutif, régulièrement accusé par l’opposition d’« importer » le conflit israélo-palestinien en France ? Le scandale provoqué, début août, par les tweets antisémites d’une étudiante gazaouie qui devait étudier à Sciences po Lille a conduit le ministère des affaires étrangères à suspendre, pendant deux mois et demi, toute évacuation de Gazaouis. Une punition collective incomprise dans l’enclave. Si les opérations ont repris en octobre, c’est dans la plus grande discrétion, en appliquant des contrôles renforcés, notamment sur les réseaux sociaux des étudiants, chercheurs et artistes mais aussi des critères de sélection plus restrictifs. Au total, seuls une vingtaine de lauréats du programme Pause, créé au sein du Collège de France pour soutenir des scientifiques et artistes en exil, ont pu sortir de l’enclave depuis 2023, pointe Marion Slitine. « La France ne répond pas à son devoir, elle se déshonore », lâche-t-elle.
Le décalage entre les discours humanistes de la France et la réalité de son action frappe quand il s’agit d’aborder les évacuations pour raisons médicales. Depuis le 7 octobre, seuls 29 enfants malades ou blessés ont quitté l’enclave avec leurs proches pour la France. Bien moins que la cinquantaine d’enfants qu’avait promis d’accueillir Emmanuel Macron le 19 novembre 2023, apparaissant bouleversé par « les événements horribles » , selon ses mots, à Gaza.
L’Italie se distingue
En Espagne, dont le premier ministre, Pedro Sanchez, qualifie de « génocide » le massacre des populations civiles à Gaza, environ 240 personnes ont été évacuées, entre juillet 2024 et octobre 2025, pour raisons médicales, selon les données du ministère de l’inclusion, de la sécurité sociale et des migrations. En Italie, la présidente du conseil d’extrême droite Giorgia Meloni, dont le parti, Fratelli D’Italia, a entretenu des liens étroits avec le Likoud de Benyamin Nétanyahou, se distingue. D’après les données du ministère des affaires étrangères, 1 400 personnes ont été reçues en Italie, dont 215 enfants, soignés dans les hôpitaux italiens. Le chiffre le plus élevé en Europe.
Certains pays, comme la Roumanie, jouent sur les deux tableaux. Bucarest renforce son partenariat économique avec Israël, notamment dans l’industrie de l’armement, tout en réalisant des évacuations médicales d’enfants. Seul pays d’Europe centrale et orientale à accueillir ces jeunes patients, la Roumanie en a évacué une cinquantaine, mobilisant ses propres avions militaires.
« L’idéal, quand on veut soigner ces enfants, c’est de pouvoir le faire sur place. Donc la première des priorités, c’est de redresser les hôpitaux, qui étaient très bons, à Gaza. On n’y arrivera pas tout de suite. Le niveau de destruction est tel que cela va prendre des mois, voire des années. Mais si ces enfants peuvent être soignés dans leur environnement immédiat, c’est mieux. Voilà pourquoi on travaille avec les Egyptiens et les Jordaniens », justifie un diplomate français, qui estime que la France ne peut « malheureusement » pas évacuer tout le monde.
La tiédeur de la France et des pays occidentaux révolte les ONG. Quelque 16 500 patients, dont la moitié d’enfants, attendent une évacuation d’urgence, selon les données de l’Organisation mondiale de la santé. « L’inaction tue », constate Claire San Filippo, responsable des urgences pour Gaza chez Médecins sans frontières (MSF).
Claire Gatinois, Allan Kaval et Isabelle Piquer
Le Monde du 07 décembre 25
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