« Le Lakou du Tout-Monde », Une nouvelle inédite de Michael Roch

 

Pour cette nouvelle inédite, l’illustration a été réalisée par Anouck Faure, une artiste néo-calédonienne qui crée des univers oniriques mêlant insularité et sciences-fictions.© Anouck Faure
Face aux catastrophes climatiques, à la montée des néofascismes, aux bouleversements dus à l’I.A., aux conflits mondiaux, bref, face au chaos du monde, sommes-nous en panne d’avenirs désirables ? Si oui, comment oser de nouveau penser, radicalement et sans naïveté, ces futurs ? Pour répondre à ces questions, nos pages s’ouvrent à trois écrivains et écrivaines qui fabriquent aujourd’hui les nouveaux imaginaires francophones. Dans cette deuxième nouvelle inédite, l’écrivain de science-fiction Michael Roch, montre la route à suivre avec « Le Lakou du Tout-Monde ».

Par Michael Roch
Écrivain et scénariste, il vit en Martinique. Remarqué pour son premier roman Moi, Peter Pan, il représente la nouvelle voix de l’afrofuturisme caraïbéen.

***


Jann se penche encore un peu plus par-dessus le bord du Gran’Trou. Tu es sûr que c’était par-là ? Elle scrute les profondeurs, mais ni la lumière du jour ni la frontale de ʃrli ne permet de distinguer le fond. Le technosapiens la retient par la ceinture, même si Jann a fiché son crochet dans un nœud de racines pour ne pas perdre l’équilibre. Elle répète, de sa voix qui trahit le sortir de l’enfance, je vois rien ʃrli, tu es sûr que c’était une plume ? Le robot bruite une forme de validation. La tonalité fait rire la jeune fille. Elle se ressaisit et les deux prennent la trace du retour, à travers les palétuviers de l’étang bwa-sek qui enferment l’ancienne faille volcanique.

Nous considérons les mangroves comme des lieux impénétrables. C’est d’ailleurs cette idée qui saisit les premiers colons et laissa croire que les territoires, derrière nos mangroves, étaient vierges. Les mangroves sont des barrières. Les mangroves filtrent et protègent les terres des marées tempétueuses, et des colons trop farouches. Mais nous ne savons pas à quoi sert la mangrove au cœur du Lakou. Elle a poussé autour de la faille. Nous ne savons pas ce qu’elle protège, ni ce qu’elle filtre, ni dans quel sens.

ʃrli dit qu’il a trouvé une plume, lance Jann à son grand frère. Et Timo lui répond, ah, son translatè est réparé ? Non, mais de toute façon, je comprends quand il chuite. Timo regarde le robot et le robot le dévisage trop longtemps en retour, ça le met mal à l’aise. Ce matin, Timo n’a pas de temps pour sa petite sœur. Il doit débarrasser l’aire de troc du Lakou de tout le stock d’élektronik qui lui a été livré. ll a eu l’ensemble à un bon prix, plus quelques fruits cueillis depuis l’ichali. Il pense pouvoir récupérer des composants essentiels pour réparer le translatè de ʃrli. Il a promis à Jann. Avant ça, il doit déplacer la palette de matos que les dépénayè ont abandonné là, jusqu’au kub de recyclage. Alors qu’il s’éloigne, Jann lui crie, et le bébé, je pourrais venir voir le bébé ? !

L’humanité a mis du temps à comprendre comment habiter, 
et donc comment détruire le monde tout en le préservant.


Comment construire un village au cœur d’une ville ? C’est une question qui pourrait résumer une part du travail de l’architecte togolais Koffi Sename Agbodjinou. Sa réponse, livrée au reste de l’humanité au début du siècle, aura été d’ouvrir l’urbanité, d’archipéliser ses quartiers, d’en faire de petites unités interdépendantes, des structures sociales qui reposeraient sur une technologie organique, c’est-à-dire au service direct de ses habitants. Les lakou caribéens correspondent à cette vision du monde.

Lanvil est une mine de technologies, répétait sans cesse le Vié Ojé, avant de partir pour de bon, vers le grand large. Mais ses délires de vieillard ne trahissaient jamais s’il était élogieux ou méprisant. Timo pense à lui chaque jour, dès qu’il passe le seuil de l’atelier de recyclage. Vié Ojé lui a enseigné tout ce qu’il savait de la mégapole caribéenne. Lanvil, la solidaire, Lanvil l’inventive, Lanvil l’accueillante. Mais Lanvil l’immense, Lanvil la dédalique, Lanvil souvent comme un poison, pour le corps comme l’esprit. C’est bien pour ça que Timo ne sort plus du Lakou, et qu’il préfère dealer avec les dépénayè. Aller se perdre entre les lakou, à la recherche de tout ce qui peut se recycler, peut finir par coûter cher. Lanvil ronge, autant qu’elle guérit, répétait toujours Vié Ojé, c’est le poids de ce qui nous a été légué.

Alors, pour ne plus penser à la mort de son mentor, Timo se froisse les muscles et tire la palette jusqu’au fondok de l’atelier, et laisse le bazar s’écrouler de côté. Il se dit qu’il devrait se trouver un apprenti, le former. Il se dit qu’il en parlera la prochaine fois que le séna du Lakou se rassemblera. Il se dit ça, comme à chaque fois, mais il ne le fait pas. Puis, de toute manière, aujourd’hui, il n’a aucune envie de travailler. Alors il sort de l’atelier, regagne le chemin de terre qui serpente entre le manguier et les bananiers, et rejoint sa femme et leur nouveau-né.

La force urbaine a été une catastrophe que l’humanité a mis du temps à maîtriser. Car habiter est une part de son essence, et qu’habiter, c’est détruire. L’humanité a mis du temps à comprendre comment habiter, et donc comment détruire le monde tout en le préservant. Elle pensait ces deux états contradictoires. C’était seulement une affaire de relation, d’interdépendance. Mais on n’écrit plus ce mot, aujourd’hui. On parle de rhizome, ou on parle de lyannaj. Oui, comme les champignons, les lianes et les palétuviers.

Jann, son jeu préféré, c’est de courir se cacher entre les parcelles des ti-vivri, là où poussent les dachines et les haricots, sous les longues feuilles des bananiers, des fwiyapen. Et elle rit à pleine gorge, elle rit et pense que ʃrli ne la trouvera pas, qu’il la perdra un peu, avant qu’elle atteigne l’ichali, le jardin potager qui nourrit le Lakou. ʃrli la rattrape toujours, les bielles et la cabosse toutes recouvertes de brins de sauvages, de brisées, de pollen pulvérisé par la course serrée-serrée. Ce soir, le rire de Jann retombe en une question : pourquoi t’es tout seul ʃrli ? Le robot d’accompagnement ne comprend pas. Beh wi, y en a qu’un comme toi dans le lakou, c’est que tu dois être le dernier, non ? t’es pas triste ? Et ʃrli, cette fois-ci, ne sait pas quoi chuiter pour rassurer l’enfant.

Chaque lakou a sa propre spécialisation. C’est ce qui donne à Lanvil sa structure rhizomique. Le Lakou Kabryol, par exemple, loge les circassiens qui s’entraînent toute la journée. Ils ont laissé l’igname sasa envahir leur ichali, mais ils font la meilleure sauce piman. À une demi-journée de marche par les vieilles avenues, il y a aussi le Lakou-a-kont, cinq de leur kub sont réservés à la sauvegarde des livres, gros volumes et vieux magazines, les zabitan refusent l’attribution du terme bibliothèque, sans expliquer pourquoi. Deux fois l’an, ils organisent le festival de contes et lectures publiques. Dans l’archipel urbain de Lanvil, il existe des lakou non mixtes, les lakou pépinières, les lakou réservés aux cultes. Le nôtre s’appelle le Lakou du Tout-Monde.

À l’abri des regards, ʃrli inspecte le nouveau bras de Jann. 
Du bout de l’index, il effleure son revêtement.


Une pacotilleuse est arrivée depuis ce matin. Elle a posé son hamac sur la terrasse du kub pour les visitants du lakou et, au bas d’un pié-koko, elle a laissé traîner ses sacs pleins de babioles, kwi et récipients divers, bocaux de graines et de confitures, ustensiles rares à fabriquer, piles et petits composants. Les zabitan du lakou savent qu’elle est prête à marchander lorsqu’on l’entend siffler. Cela veut dire qu’elle s’est assez reposée de son long trajet. Elle s’appelle Marie-Alcide. Lorsqu’elle reconnaît Jann, elle sourit à pleines dents, mais wi, mafi, tu tombes bien, viens, viens me voir, j’ai ramené an bagay spéciale pour toi. Et du fond d’une hotte en cuir ancien, elle tire un sac en paille tressée, et de celui-ci, un objet de forme longue, enveloppé dans un chiffon pastel. Zot kryé sa, une prothèse, explique la pacotilleuse, elle a-té imprimée avec soin, mais j’ai fait tomber mon sac durant le voyage et une partie de ce doigt s’est détachée. Ça va pour remplacer ton crochet. comme ça, tu trouveras peut-être le courage de faire ta première sortie…

Marie-Alcide visse le bras en bioplas sur la tige du coude de la jeune fille. C’est grâce à ton frère, lui dit la colporteuse, et tout le plastoc qu’il a réussi à recycler dans son atelier cette année. Et puis un peu grâce au Lakou des soignantes, il est un peu loin, mais le déplacement vaut toujours le coup. Comment va le bébé ?

Le Lakou du Tout-monde tient sa réputation de producteur de fruits et légumes péyi, mais aussi pour ses ateliers de recyclage. De nombreux groupes de dépénayeurs, chargés du nettoyage technologique des zones inhabitées de Lanvil, font confiance au savoir-faire du Lakou pour finir le désossement et la transformation d’éléments électroniques, métalliques et plastiques des vieilles sociétés. On vient de loin, parfois, pour profiter des connaissances du Lakou du Tout-monde. On vient de si loin qu’ici, si l’on prête bien l’oreille, toutes les langues du monde se parlent.

À l’abri des regards, ʃrli inspecte le nouveau bras de Jann. Du bout de l’index, il effleure son revêtement. Il s’agit du même revêtement qui couvre sa vieille cabosse. L’index hésite, interrompt son parcours. Un vertige semble prendre le technosapiens. ʃrli reste figé dans un étrange silence, puis il incline son regard vers l’entrée du Lakou, un chambranle de bwa-bambou, dressé en travers de la route et sous lequel on passe pour se débarrasser des mauvaises ondes du monde extérieur. C’est vrai ? chuite-t-il. Tu vas quitter le Lakou ? Jann, devant le sifflement de tristesse, réfléchit à cette question qu’elle ne s’était jamais posée. Ce serait ma première sortie. Tu pourras me dire, alors, s’il y a d’autres comme moi, dehors…

Fut un temps où on s’interrogeait sur la recette à préparer pour réenchanter le monde, et dépasser le désastre que l’humanité laissait dans son sillon. C’était un temps où les oiseaux n’avaient pas encore fui la ville.

Des ruines de Lanvil, des nœuds de ses gouttières et de la fissure de ses murs, coulent quelques petits ruisseaux d’eau salée qui tombent dans le Lakou. Ils viennent nourrir la vase de l’étang bwa-sek et ses palétuviers, bois-de-mêche et mangles-chandelles. C’est un fouillis de grands arbustes et de racines dressées, arquées, enchevêtrées, de feuillages fournis, vert épais, blancs de sel et les tons rouges des troncs. Dans ce chaos, la plume qui s’était envolée du fond du Gran’Trou, retombe, là, sous les yeux de Jann et ʃrli.

Elle est rousse et se lustre de bleu roi lorsqu’on la tourne sous le soleil. ʃrli aurait voulu partager les détails de son analyse, mais, sans son translatè, il reste contraint d’archiver les informations qu’il récolte tout alentour. Celle-là, de plume, est celle d’un oiseau disparu, pourtant ses barbules portent un code que le technosapiens déchiffre. Une question qu’il ne comprend pas encore, mais peut-être bientôt. Quel espoir, dit la plume, quel espoir portes-tu pour l’an passé ?

L'Humanité du 26 décembre 2025

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