| Pour cette nouvelle inédite, l’illustration a été réalisée par Anouck Faure, une artiste néo-calédonienne qui crée des univers oniriques mêlant insularité et sciences-fictions.© Anouck Faure |
Par Michael Roch
Écrivain et scénariste, il vit en Martinique. Remarqué pour son premier roman Moi, Peter Pan, il représente la nouvelle voix de l’afrofuturisme caraïbéen.
Jann se penche encore un peu plus par-dessus le bord du Gran’Trou. Tu es
sûr que c’était par-là ? Elle scrute les profondeurs, mais ni la
lumière du jour ni la frontale de ʃrli ne permet de distinguer le fond.
Le technosapiens la retient par la ceinture, même si Jann a fiché son
crochet dans un nœud de racines pour ne pas perdre l’équilibre. Elle
répète, de sa voix qui trahit le sortir de l’enfance, je vois rien ʃrli,
tu es sûr que c’était une plume ? Le robot bruite une forme de
validation. La tonalité fait rire la jeune fille. Elle se ressaisit et
les deux prennent la trace du retour, à travers les palétuviers de
l’étang bwa-sek qui enferment l’ancienne faille volcanique.
Nous considérons les mangroves comme des lieux impénétrables. C’est
d’ailleurs cette idée qui saisit les premiers colons et laissa croire
que les territoires, derrière nos mangroves, étaient vierges. Les
mangroves sont des barrières. Les mangroves filtrent et protègent les
terres des marées tempétueuses, et des colons trop farouches. Mais nous
ne savons pas à quoi sert la mangrove au cœur du Lakou. Elle a poussé
autour de la faille. Nous ne savons pas ce qu’elle protège, ni ce
qu’elle filtre, ni dans quel sens.
ʃrli dit qu’il a trouvé une plume, lance Jann à son grand frère. Et Timo
lui répond, ah, son translatè est réparé ? Non, mais de toute façon, je
comprends quand il chuite. Timo regarde le robot et le robot le
dévisage trop longtemps en retour, ça le met mal à l’aise. Ce matin,
Timo n’a pas de temps pour sa petite sœur. Il doit débarrasser l’aire de
troc du Lakou de tout le stock d’élektronik qui lui a été livré. ll a
eu l’ensemble à un bon prix, plus quelques fruits cueillis depuis
l’ichali. Il pense pouvoir récupérer des composants essentiels pour
réparer le translatè de ʃrli. Il a promis à Jann. Avant ça, il doit
déplacer la palette de matos que les dépénayè ont abandonné là, jusqu’au
kub de recyclage. Alors qu’il s’éloigne, Jann lui crie, et le bébé, je
pourrais venir voir le bébé ? !
L’humanité a mis du temps à comprendre comment habiter,
et donc comment détruire le monde tout en le préservant.
Comment construire un village au cœur d’une ville ? C’est une question
qui pourrait résumer une part du travail de l’architecte togolais Koffi
Sename Agbodjinou. Sa réponse, livrée au reste de l’humanité au début du
siècle, aura été d’ouvrir l’urbanité, d’archipéliser ses quartiers,
d’en faire de petites unités interdépendantes, des structures sociales
qui reposeraient sur une technologie organique, c’est-à-dire au service
direct de ses habitants. Les lakou caribéens correspondent à cette
vision du monde.
Lanvil est une mine de technologies, répétait sans cesse le Vié Ojé,
avant de partir pour de bon, vers le grand large. Mais ses délires de
vieillard ne trahissaient jamais s’il était élogieux ou méprisant. Timo
pense à lui chaque jour, dès qu’il passe le seuil de l’atelier de
recyclage. Vié Ojé lui a enseigné tout ce qu’il savait de la mégapole
caribéenne. Lanvil, la solidaire, Lanvil l’inventive, Lanvil
l’accueillante. Mais Lanvil l’immense, Lanvil la dédalique, Lanvil
souvent comme un poison, pour le corps comme l’esprit. C’est bien pour
ça que Timo ne sort plus du Lakou, et qu’il préfère dealer avec les
dépénayè. Aller se perdre entre les lakou, à la recherche de tout ce qui
peut se recycler, peut finir par coûter cher. Lanvil ronge, autant
qu’elle guérit, répétait toujours Vié Ojé, c’est le poids de ce qui nous
a été légué.
Alors, pour ne plus penser à la mort de son mentor, Timo se froisse les
muscles et tire la palette jusqu’au fondok de l’atelier, et laisse le
bazar s’écrouler de côté. Il se dit qu’il devrait se trouver un
apprenti, le former. Il se dit qu’il en parlera la prochaine fois que le
séna du Lakou se rassemblera. Il se dit ça, comme à chaque fois, mais
il ne le fait pas. Puis, de toute manière, aujourd’hui, il n’a aucune
envie de travailler. Alors il sort de l’atelier, regagne le chemin de
terre qui serpente entre le manguier et les bananiers, et rejoint sa
femme et leur nouveau-né.
La force urbaine a été une catastrophe que l’humanité a mis du temps à
maîtriser. Car habiter est une part de son essence, et qu’habiter, c’est
détruire. L’humanité a mis du temps à comprendre comment habiter, et
donc comment détruire le monde tout en le préservant. Elle pensait ces
deux états contradictoires. C’était seulement une affaire de relation,
d’interdépendance. Mais on n’écrit plus ce mot, aujourd’hui. On parle de
rhizome, ou on parle de lyannaj. Oui, comme les champignons, les lianes
et les palétuviers.
Jann, son jeu préféré, c’est de courir se cacher entre les parcelles des
ti-vivri, là où poussent les dachines et les haricots, sous les longues
feuilles des bananiers, des fwiyapen. Et elle rit à pleine gorge, elle
rit et pense que ʃrli ne la trouvera pas, qu’il la perdra un peu, avant
qu’elle atteigne l’ichali, le jardin potager qui nourrit le Lakou. ʃrli
la rattrape toujours, les bielles et la cabosse toutes recouvertes de
brins de sauvages, de brisées, de pollen pulvérisé par la course
serrée-serrée. Ce soir, le rire de Jann retombe en une question :
pourquoi t’es tout seul ʃrli ? Le robot d’accompagnement ne comprend
pas. Beh wi, y en a qu’un comme toi dans le lakou, c’est que tu dois
être le dernier, non ? t’es pas triste ? Et ʃrli, cette fois-ci, ne sait
pas quoi chuiter pour rassurer l’enfant.
Chaque lakou a sa propre spécialisation. C’est ce qui donne à Lanvil sa
structure rhizomique. Le Lakou Kabryol, par exemple, loge les
circassiens qui s’entraînent toute la journée. Ils ont laissé l’igname
sasa envahir leur ichali, mais ils font la meilleure sauce piman. À une
demi-journée de marche par les vieilles avenues, il y a aussi le
Lakou-a-kont, cinq de leur kub sont réservés à la sauvegarde des livres,
gros volumes et vieux magazines, les zabitan refusent l’attribution du
terme bibliothèque, sans expliquer pourquoi. Deux fois l’an, ils
organisent le festival de contes et lectures publiques. Dans l’archipel
urbain de Lanvil, il existe des lakou non mixtes, les lakou pépinières,
les lakou réservés aux cultes. Le nôtre s’appelle le Lakou du
Tout-Monde.
À l’abri des regards, ʃrli inspecte le nouveau bras de Jann.
Du bout de l’index, il effleure son revêtement.
Une pacotilleuse est arrivée depuis ce matin. Elle a posé son hamac sur
la terrasse du kub pour les visitants du lakou et, au bas d’un pié-koko,
elle a laissé traîner ses sacs pleins de babioles, kwi et récipients
divers, bocaux de graines et de confitures, ustensiles rares à
fabriquer, piles et petits composants. Les zabitan du lakou savent
qu’elle est prête à marchander lorsqu’on l’entend siffler. Cela veut
dire qu’elle s’est assez reposée de son long trajet. Elle s’appelle
Marie-Alcide. Lorsqu’elle reconnaît Jann, elle sourit à pleines dents,
mais wi, mafi, tu tombes bien, viens, viens me voir, j’ai ramené an
bagay spéciale pour toi. Et du fond d’une hotte en cuir ancien, elle
tire un sac en paille tressée, et de celui-ci, un objet de forme longue,
enveloppé dans un chiffon pastel. Zot kryé sa, une prothèse, explique
la pacotilleuse, elle a-té imprimée avec soin, mais j’ai fait tomber mon
sac durant le voyage et une partie de ce doigt s’est détachée. Ça va
pour remplacer ton crochet. comme ça, tu trouveras peut-être le courage
de faire ta première sortie…
Marie-Alcide visse le bras en bioplas sur la tige du coude de la jeune
fille. C’est grâce à ton frère, lui dit la colporteuse, et tout le
plastoc qu’il a réussi à recycler dans son atelier cette année. Et puis
un peu grâce au Lakou des soignantes, il est un peu loin, mais le
déplacement vaut toujours le coup. Comment va le bébé ?
Le Lakou du Tout-monde tient sa réputation de producteur de fruits et
légumes péyi, mais aussi pour ses ateliers de recyclage. De nombreux
groupes de dépénayeurs, chargés du nettoyage technologique des zones
inhabitées de Lanvil, font confiance au savoir-faire du Lakou pour finir
le désossement et la transformation d’éléments électroniques,
métalliques et plastiques des vieilles sociétés. On vient de loin,
parfois, pour profiter des connaissances du Lakou du Tout-monde. On
vient de si loin qu’ici, si l’on prête bien l’oreille, toutes les
langues du monde se parlent.
À l’abri des regards, ʃrli inspecte le nouveau bras de Jann. Du bout de
l’index, il effleure son revêtement. Il s’agit du même revêtement qui
couvre sa vieille cabosse. L’index hésite, interrompt son parcours. Un
vertige semble prendre le technosapiens. ʃrli reste figé dans un étrange
silence, puis il incline son regard vers l’entrée du Lakou, un
chambranle de bwa-bambou, dressé en travers de la route et sous lequel
on passe pour se débarrasser des mauvaises ondes du monde extérieur.
C’est vrai ? chuite-t-il. Tu vas quitter le Lakou ? Jann, devant le
sifflement de tristesse, réfléchit à cette question qu’elle ne s’était
jamais posée. Ce serait ma première sortie. Tu pourras me dire, alors,
s’il y a d’autres comme moi, dehors…
Fut un temps où on s’interrogeait sur la recette à préparer pour
réenchanter le monde, et dépasser le désastre que l’humanité laissait
dans son sillon. C’était un temps où les oiseaux n’avaient pas encore
fui la ville.
Des ruines de Lanvil, des nœuds de ses gouttières et de la fissure de
ses murs, coulent quelques petits ruisseaux d’eau salée qui tombent dans
le Lakou. Ils viennent nourrir la vase de l’étang bwa-sek et ses
palétuviers, bois-de-mêche et mangles-chandelles. C’est un fouillis de
grands arbustes et de racines dressées, arquées, enchevêtrées, de
feuillages fournis, vert épais, blancs de sel et les tons rouges des
troncs. Dans ce chaos, la plume qui s’était envolée du fond du
Gran’Trou, retombe, là, sous les yeux de Jann et ʃrli.
Elle est rousse et se lustre de bleu roi lorsqu’on la tourne sous le
soleil. ʃrli aurait voulu partager les détails de son analyse, mais,
sans son translatè, il reste contraint d’archiver les informations qu’il
récolte tout alentour. Celle-là, de plume, est celle d’un oiseau
disparu, pourtant ses barbules portent un code que le technosapiens
déchiffre. Une question qu’il ne comprend pas encore, mais peut-être
bientôt. Quel espoir, dit la plume, quel espoir portes-tu pour l’an
passé ?
L'Humanité du 26 décembre 2025
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