Israël impose un régime de terreur en Cisjordanie

 

Tirs mortels de l’armée, tabassages par les colons, raids dévastateurs, arrestations arbitraires, tortures en prison : le niveau de violence infligé aux Palestiniens qui résident dans ce territoire n’a jamais été aussi élevé depuis 1967, date du début de son occupation par l’Etat hébreu.

Cela s’appelle un état de terreur. Et il se mesure là, dans les yeux, dans les mots, dans les silences des habitants de Kafr Aqab, un quartier situé sur la route entre Jérusalem et Ramallah. Quelques heures plus tôt, ce vendredi 21 novembre, deux Palestiniens de 16 et 18 ans ont été tués au carrefour de plusieurs rues commerçantes par des soldats de la police des frontières, l’équivalent militarisé de la gendarmerie, très active en Cisjordanie occupée et à Jérusalem-Est. Officiellement, les policiers se sont trouvés confrontés à une scène d’émeute, avec des jets de pierres et des tirs de feux d’artifice. La police, soutenue par un sniper positionné dans un immeuble à moitié désaffecté à proximité, a tiré, touchant de quatre à six personnes, selon les sources. Deux d’entre elles sont mortes, l’une après s’être lentement vidée de son sang sur le bitume faute d’autorisation donnée par les soldats pour venir la soigner.

Les Palestiniens ont peur. De l’armée. De la police. Du Shin Bet (le renseignement intérieur). Des colons. Des arrestations. Des interrogatoires. De la prison. Des checkpoints. Des patrouilles. Même de prendre la route entre les différentes villes de Cisjordanie. « Les soldats viennent, ils ferment la rue. Souvent, ils tirent des gaz lacrymogènes, parfois avec leurs armes. Sans raison. Ils nous terrorisent », dit l’employé d’un restaurant en priant de ne donner aucune indication sur son identité, comme la dizaine de commerçants interrogés autour du carrefour de Kafr Aqab où les deux jeunes hommes ont été tués. « Ce qu’ils cherchent, c’est à nous terrifier, et ils y arrivent : j’ai peur », dit un autre, quinquagénaire, en expliquant rêver d’un asile en Espagne. « Ils veulent nous faire partir », affirme un troisième. « Le sang palestinien coule, mais ne vaut rien. Personne ne leur dit d’arrêter », note un quatrième. « Ils n’ont plus de respect pour personne, ni les vieux, ni les enfants, ni les femmes », relève un cinquième, effaré.

Ces mots s’entendent à Ramallah, Bethléem, Sinjil, Naplouse, Tourmous Aya ou Tubas. Dans toute la Cisjordanie en réalité. Car, si l’occupation militaire par Israël est en cours depuis 1967, elle a profondément changé de nature depuis la prise de pouvoir d’une coalition de droite et d’extrême droite, autour du premier ministre, Benyamin Nétanyahou, à la fin de 2022, selon de nombreuses sources palestiniennes et israéliennes. Le mouvement s’est accentué depuis le 7-Octobre et l’attaque du Hamas en Israël qui a fait 1 200 morts, à l’origine d’une riposte militaire massive en Cisjordanie, en plus de celle qui a provoqué la mort de quelque 70 000 personnes à Gaza.

Hélicoptères d’attaque
Les chiffres parlent dans leur froideur. En deux ans, 1 043 Palestiniens ont été tués par les balles des militaires ou, plus rarement, par les armes ou les bâtons des colons juifs. Plus de 10 000 autres ont été blessés, selon les décomptes du bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA) de l’Organisation des Nations unies (ONU). Sur la même période, 59 Israéliens ont été tués, 315 blessés en Cisjordanie et en Israël. « L’augmentation du nombre de victimes des tirs militaires est directement liée à l’assouplissement des règles d’engagement et à l’adoption de pratiques de combat issues de Gaza, qui augmentent les risques pour les civils », déclarent 12 ONG israéliennes dans un rapport commun publié le 1er décembre.

Vingt femmes palestiniennes ont été tuées, notent les ONG, ainsi que sept personnes handicapées et plus de 200 mineurs. L’armée ne cherche pas vraiment à masquer l’évolution de ses règles d’engagement. Envoyer une pierre en direction de soldats est considéré comme un « acte terroriste » et peut justifier l’usage de la force militaire. Le débat sur la peine de mort, lancé par le ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir (extrême droite religieuse), qui veut l’instaurer pour les « terroristes » palestiniens, est dépassé en Cisjordanie : dès lors que les militaires sont en situation supposée de « combat réel », l’usage des armes est, a priori, légitime. Y compris en utilisant des hélicoptères d’attaque, comme ces derniers jours à Qabatiya. Ou en rasant presque intégralement des camps de réfugiés, rendus inhabitables, comme à Jénine ou à Tulkarem, début 2025, des images qui ont profondément marqué les esprits et rappelé les destructions de Gaza. Une méthode efficace aux yeux de l’armée : « Nous savons que le nombre d’activités terroristes menées de Jénine et Tulkarem a diminué d’au moins 50 % grâce à l’opération que nous menons depuis le 25 janvier », dit une source militaire officielle. L’armée se dit prête à franchir des crans supplémentaires : lors de ses derniers exercices d’ampleur, en Cisjordanie, mi-novembre, elle a ainsi préparé des scénarios de frappes aériennes en cas d’attaque importante.

Les Palestiniens dénoncent, en vain, l’impunité des soldats. Le constat n’est, sur ce point, pas nouveau. C’est l’échelle du nombre de morts qui a changé. Entre 2018 et 2022, par exemple, 329 morts avaient été recensés au total par l’ONU en Cisjordanie, soit 80 par an en moyenne. L’armée avait traité 219 plaintes la concernant. Sur ce nombre, 107 enquêtes avaient été ouvertes, selon le décompte de l’ONG Yesh Din. Une seule peine, symbolique, avait été prononcée pour homicide involontaire. « Cette immunité quasi totale élimine toute forme de dissuasion contre l’usage inutile ou injustifié de la force létale et normalise le meurtre de Palestiniens par des soldats israéliens », constatent les ONG.

Parfois, un incident crée un émoi international, comme pour les deux hommes tués à Jénine le 27 novembre. Fait rare, tant les menaces pèsent aussi sur les journalistes palestiniens, des caméras ont enregistré la scène à distance. Sur les images, on aperçoit les deux hommes qui se rendent. Ils soulèvent leurs vestes, s’agenouillent. Puis repartent lentement vers l’arrière, semblant obéir à une consigne. A cet instant, les soldats de la police des frontières font feu et les tuent. « Les soldats ont agi exactement comme on l’attend », a réagi le ministre Itamar Ben Gvir, responsable de la police et des prisons. Mardi 9 décembre, une enquête réalisée par l’ONG israélienne B’Tselem a également mis en cause l’armée dans la mort de deux frères, en juin, à Naplouse, une scène filmée par trois journalistes.

Même constat sur les mauvais traitements et les tortures en prison. Près de 100 détenus palestiniens sont morts en détention depuis deux ans, selon les investigations conduites par l’ONG Physicians for Human Rights – une estimation au minimum, dans la mesure où des centaines de personnes arrêtées à Gaza ont disparu. Parmi eux, l’ONG a pu identifier 26 détenus de Cisjordanie : Omar Daraghmeh, 58 ans, originaire de Tubas, Abdel Rahman Ahmad Mohammad Mar’i, 33 ans, originaire d’un village du Nord, Samih Alawi, 60 ans, de Naplouse, etc. Chacun de ces décès vient nourrir la colère et les peurs dans les villes et les villages d’autant que de nombreux témoignages ont évoqué des tortures répétées, y compris sexuelles. Une stratégie punitive qui n’est pas dissimulée par les autorités. « Les prisonniers devraient être abattus d’une balle dans la tête plutôt que de recevoir davantage de nourriture », avait déclaré Itamar Ben Gvir en juin 2024. « Je suis ici pour m’assurer que les terroristes reçoivent le minimum du minimum [en nourriture] », a-t-il soutenu, en juillet, devant la Cour suprême, pour défendre ses consignes de réduire l’alimentation des détenus.

Pression militaire accrue
La pression militaire, assurée par 20 à 30 bataillons selon les périodes, s’est accentuée même au plus fort des opérations à Gaza. Selon les décomptes de la Société des prisonniers palestiniens, une association présente dans la plupart des villes, plus de 21 000 personnes ont été détenues au total depuis deux ans en Cisjordanie. Certaines ont été relâchées, d’autres sont restées en prison dans le cadre d’une procédure judiciaire ou sous le statut de « détenu administratif », une mesure qui permet d’enfermer sans incrimination particulière, sans procès, sans limite de temps. « Une escalade sans précédent d’arrestations arbitraires massives », constatait l’association des prisonniers fin novembre.

L’armée promeut une stratégie offensive et « proactive » face au risque terroriste, comme l’a qualifiée le chef d’état-major, Eyal Zamir, le 1er décembre. Tsahal multiplie ainsi les ratissages. La méthode est régulièrement décrite sur la chaîne Telegram officielle de l’armée. « A Naplouse, 400 structures ont été fouillées », explique par exemple l’armée le 12 juin. « Les forces de sécurité ont fouillé plus de 220 sites et interrogé des dizaines de suspects », souligne la même source, le 27 novembre, à propos du nord de la Cisjordanie. Malgré le déploiement de forces, le bilan apparaît assez dérisoire quant aux armes saisies : pour tout le mois de novembre, selon les communications officielles de l’armée, une poignée seulement de M16, de fusils de chasse ou de mitraillettes « Carlo », des armes artisanales, ont été découvertes dans toute la Cisjordanie.

Parfois, des vidéos de ces interventions émergent, filmées en cachette. Mais le plus souvent, les Israéliens empêchent toute image. Comme à Beit Ommar, le 19 novembre : 400 habitants, selon des sources locales, ont été interpellés dans la nuit sous la menace d’armes de guerre. Un activiste palestinien, Mohammad Awad, montre le stade où les hommes ont été retenus pendant plusieurs heures : « Ils étaient les yeux bandés, les mains attachées dans le dos, sur les genoux. Avec l’interdiction de se parler », raconte le militant en parlant de coups et d’insultes nombreuses. « Avec mon frère et mes neveux, et d’autres, ils nous ont fait marcher dans la ville, les yeux bandés, en file indienne, avec les mains posées sur les épaules de celui qui était devant nous », témoigne, en réclamant l’anonymat, l’un des habitants interrogés par les services de sécurité.

L’armée ne dément pas, elle donne juste d’autres chiffres : 200 personnes interrogées, 300 maisons fouillées à Beit Ommar. Elle justifie l’opération au nom de la riposte à une attaque contre des colons conduite sur la route de Goush Etzion par deux hommes, dont un habitant de Beit Ommar, âgé de 18 ans, étudiant en médecine, issu d’une famille aisée. Un colon de 70 ans avait été tué, trois autres avaient été blessés. Des soldats ont scellé la maison de la famille de l’assaillant. Ils ont positionné un drapeau israélien et celui de la brigade Golani au premier étage pour marquer le territoire. Le bâtiment sera probablement détruit plus tard pour punir la famille, comme d’autres, ailleurs, toutes les semaines en Cisjordanie.

« Chercher à faire peur »

Le soir, beaucoup de villes comme Beit Ommar se sont en partie éteintes. « Les gens ferment leurs volets et ne sortent plus. C’est devenu dangereux de rester dehors lorsque vient l’armée », se désole Nassim Sabarna, 67 ans, maire jusqu’à peu de la ville de 23 000 habitants, une figure de la lutte contre l’occupation. « C’est leur politique de chercher à faire peur », répète-t-il. Les mots et les menaces sont accompagnés de balles. Deux jeunes hommes sont morts à Beit Ommar le 13 novembre, visés par des tirs israéliens à proximité d’une colonie voisine. « Ils étaient en passe de perpétrer une attaque », a affirmé l’armée sans plus de précisions. « Ils avaient 15 ans », se désole l’ancien maire.

En Cisjordanie, l’armée applique le principe, ancien, des punitions collectives. Là aussi, l’échelle a changé. En novembre, Beit Ommar est resté isolée pendant plusieurs jours, l’armée bloquant les entrées et les sorties des voitures. Même chose à Hébron. Comme des dizaines et des dizaines de villes et de villages, dans un décompte presque impossible à suivre. Les destructions sont parfois considérables. « A Tammun, les routes ont été détruites au bulldozer et les conduites d’eau essentielles qui nous alimentaient en eau potable et agricole ont été détruites », a souligné le gouverneur de Tubas, Ahmed Al-Saad, alors que l’armée intervenait massivement fin novembre. Une méthode assumée elle aussi. « Chaque village, et chaque ennemi, doit savoir que, s’il mène une attaque (…), il en paiera le prix fort », a expliqué en septembre le général israélien Avi Bluth, chef du commandement central pour la Cisjordanie, mis en cause pour « crime de guerre » par l’association pour les droits civiques en Israël (ACRI).

Les moyens de coercition sont nombreux. Plus de 800 barrières peuvent être fermées à n’importe quel moment dans toute la Cisjordanie pour empêcher les déplacements – y compris pour les véhicules de secours. L’armée conserve aussi, souvent pendant des mois, les cadavres des Palestiniens tués. « La punition collective, c’est par exemple de ne pas rendre le corps d’un gamin de 14 ans. Mais pourquoi ? », s’émeut le maire de Sinjil, Moataz Tawafsha, en évoquant l’histoire d’un mineur tué en juin au cours d’une banale patrouille. « Nous vivons dans une grande prison ici », résume le maire en désignant la barrière de 8 mètres de haut érigée par les Israéliens autour du village pour le couper de la route et d’une partie de ses terres. Une prison dans la prison.

De nombreuses sources font état de vols et de dégradations commis par les soldats lors de perquisitions, comme pendant les guerres au Liban ou à Gaza, où de nombreux militaires s’étaient filmés. « Lors d’incursions nocturnes dans des domiciles ou de fouilles aux postes de contrôle, les forces de sécurité israéliennes saisissent de l’argent liquide – parfois des sommes importantes –, des bijoux et des objets de valeur sans fournir aucune confirmation légale ni documentation justifiant la saisie de ces biens », a relevé l’ONG Yesh Din dans une enquête publiée en août. Ces pratiques existent depuis deux décennies, note l’association, « pourtant, ces derniers mois, ce phénomène s’est à la fois aggravé et normalisé ». En théorie, les peines sont sévères pour les soldats. Dans la pratique, les plaintes ne débouchent sur rien. Sur 51 procédures, en dix ans, pas une seule n’a conduit à une mise en cause, constate l’ONG.

Colons massivement armés
Dans cette mécanique de la terreur, les colons remplissent un rôle-clé. Depuis le début de l’année, 1 600 attaques contre les Palestiniens ont été enregistrées par l’ONU, un chiffre record. Plus de 1 000 Palestiniens ont été blessés, le double de l’année 2024, relève la même source. « Les colons contrôlent toute la vallée. Leur chef se prend pour le shérif. Avant le 7-Octobre, ils avaient peur de l’armée. Plus maintenant », témoigne le maire de Tourmous Aya, Lafi Adeeb. Depuis le 7-Octobre, les colons se sont massivement armés : une partie des 220 000 permis de port d’arme supplémentaires, attribués par le ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, sont allés vers les colonies, désormais protégées par ce qui s’apparente à des milices privées.

Du haut de Silwad, sur la route 60, qui traverse la région du nord au sud, le minuscule « outpost » des colons juifs semble presque ridicule : quelques mobile homes installés depuis décembre 2024, à peine une dizaine de personnes. Mais ces installations illégales – même au regard du droit israélien –, protégées par l’armée, viennent bouleverser la vie de milliers de Palestiniens. « Ils ne laissent personne aller sur nos terres. Si on s’approche, on risque la mort », note le maire, Raed Hamed. Même traverser la route est devenu dangereux. Ici, comme ailleurs, les peurs s’entremêlent, envers les militaires et les colons, perçus comme les deux visages d’une même politique. Un enfant de 14 ans a été tué par l’armée fin octobre dans le village. Un autre mineur, en détention administrative depuis six mois, est mort en mars. Probablement par manque d’alimentation, selon une autopsie citée par Physicians for Human Rights.

Les colons occupent de nouvelles terres palestiniennes tous les jours. En 2023, 32 avant-postes avaient été établis, 61 en 2024, 68 sur les neuf premiers mois en 2025, selon les décomptes de l’association Peace Now. « Depuis deux ans, la violence des colons s’étend des petits villages aux plus grandes villes », constate Yair Dvir, porte-parole de B’Tselem. La Cisjordanie est étouffée économiquement, étranglée territorialement, écrasée militairement. « Effacer la résistance est une méthode traditionnelle pour Israël. Aujourd’hui, c’est différent : ils veulent également effacer l’identité nationale palestinienne. Ils rêvent d’une Cisjordanie – qu’ils appellent “Judée-Samarie” – sans Palestiniens », résume l’activiste palestinien Sari Orabi, lui-même emprisonné pendant sept ans dans les années 2000.

En Israël, où vivent 10 millions de personnes, toutes les familles ou presque connaissaient une des 1 200 victimes ou l’un des 251 otages du 7-Octobre. C’est aussi vrai en Cisjordanie, où vivent 3 millions de Palestiniens, pour les 1 000 morts, les 10 000 blessés et les 21 000 hommes, femmes et enfants qui ont été détenus ou qui le sont toujours. Ces dernières semaines, une série d’attaques au couteau ont été signalées contre des colons et des soldats. « Quand il y a trop de pression, après vient l’explosion », dit Mohammad Awad, un des rares à oser donner son nom à Beit Ommar.

Dans ce désespoir général, personne ne croit plus en l’Autorité palestinienne, elle-même soucieuse d’éviter toute contestation politique, enfermée dans la coopération sécuritaire avec l’Etat hébreu, en permanence au bord de l’effondrement. Au carrefour de Kafr Aqab, un des commerçants a cette réflexion, signe de la désolation politique face à l’état de terreur imposé par Israël : « Nous vivons sous une double occupation : Israël et l’Autorité palestinienne. »

Par Luc Bronner
Le Monde du 10 décembre 25

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