La répression systématique des manifestations populaires en solidarité avec la Palestine exercée par quatre États occidentaux a amené la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) à y dédier un rapport. Celui-ci pointe une « atteinte à l’état de droit ».
"Il est impératif de réaffirmer que la lutte contre l’antisémitisme et contre le terrorisme ne doit pas être manipulée pour réprimer les droits humains, ni pour faire taire les critiques légitimes de la violence d’État ou l’expression de la solidarité internationale."
Mi-octobre 2025, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) publie un rapport majeur sur un phénomène devenu global : la répression du mouvement de solidarité avec la Palestine. À travers l’étude des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de la France, l’organisation montre comment gouvernements, institutions et médias ont peu à peu réduit au silence les voix dissidentes, criminalisé les soutiens au peuple palestinien et verrouillé le récit sur Gaza.
Fondée sur des sources ouvertes et de nombreux témoignages, l’enquête révèle un tournant inquiétant : le rétrécissement de l’espace civique au sein même de régimes se réclamant de la liberté d’expression. La FIDH, dont René Cassin fut l’un des dirigeants historiques, rappelle que c’est l’esprit même de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui est aujourd’hui mis à mal. Car derrière la répression de la solidarité avec la Palestine, c’est la possibilité même de contester un ordre politique et de penser librement qui se trouve menacée.
Dans son rapport, la FIDH montre que le contrôle du récit autour de Gaza s’opère à travers trois lignes convergentes : la mise sous surveillance des médias, la répression dans les universités et l’encadrement idéologique du langage.
Le contrôle du récit
Plus de 210 journalistes palestiniens tués. C’est le plus lourd bilan jamais enregistré pour la profession dans un conflit, dépassant de loin les pertes de la Seconde guerre mondiale ou du Vietnam. C’est par ce moyen que, depuis 2023, Israël tente d’empêcher la couverture des crimes à Gaza et d’imposer un récit univoque.
À cette violence sur le terrain s’ajoutent les biais médiatiques occidentaux : une vaste étude menée sur plus de 14 000 articles du New York Times, de la BBC et de CNN montre l’humanisation systématique des victimes israéliennes, la présentation abstraite des Palestiniens, le doute constant projeté sur leurs bilans et la fabrication d’un « faux équilibre » malgré l’asymétrie des violences.
La pression est également directe : journalistes sanctionnés par leur direction ou harcelés pour avoir exprimé leur solidarité, recours croissant aux procédures judiciaires en France contre des humoristes, journalistes ou intellectuels, créant un climat d’autocensure. Également en cause, la censure numérique, comme les shadow bans imposés par Meta, qui invisibilise les contenus palestiniens et limite l’accès du public à des sources alternatives. L’ensemble produit un grand flou, qui favorise l’émergence d’un récit dominant illustré par la diffusion virale d’intox, façonnant l’opinion internationale, tandis que les témoins directs sont systématiquement réduits au silence.
"Les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne ont adopté des positions publiques en soutien des actions d’Israël en Palestine. Les acteur·rices étatiques de ces quatre pays ont répondu aux manifestations de solidarité en faveur de la Palestine par une répression disproportionnée des droits à la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association."
L’université n’est pas épargnée. Aux États-Unis, des arrestations massives d’étudiants, des sanctions disciplinaires et la répression des recherches critiques sur la Palestine témoignent d’un système structuré de contrôle, renforcé par la dépendance financière des campus et par le diktat de politiques « anti-haine » utilisées pour neutraliser toute critique d’Israël. En France, les épisodes de répression à la Sorbonne ou Sciences-Po et les injonctions à la « réserve institutionnelle » montrent la volonté de dépolitiser l’espace académique et d’y limiter la liberté intellectuelle, pourtant fondement de la vie démocratique.
L’annulation par le Collège de France du colloque « La Palestine et l’Europe » en constitue une illustration supplémentaire, particulièrement inquiétante. Sous la pression d’une controverse médiatique montée de toutes pièces par le magazine Le Point et la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) puis relayée par le ministère de l’enseignement et de la recherche, la direction a suspendu un événement scientifique réunissant des chercheurs reconnus internationalement. Au-delà du cas particulier, cette décision marque une nouvelle étape dans la fragilisation de l’autonomie universitaire et dans la censure de sujets jugés « sensibles », mettant en péril la liberté académique elle-même.
Yosra Frawes, déléguée FIDH pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord et coordinatrice du rapport, rappelle ainsi : « Ces mesures restreignent la capacité des universités à remplir leur rôle central de production de savoir et de formation de l’opinion critique, transformant les campus en zones de restriction des libertés civiles et politiques, tout en invisibilisant les perspectives subalternes et critiques. »
Enfin, le rapport montre que la bataille se joue dans l’usage de la langue. Un exemple majeur est l’adoption de la définition de l’antisémitisme proposée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). Conçue comme un outil pédagogique, elle est politiquement utilisée pour assimiler critique d’Israël et haine antijuive, brouillant la distinction fondamentale entre analyse politique et racisme.
Cette confusion permet d’interdire des événements, de sanctionner des associations, de criminaliser la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) ou de disqualifier tout propos abordant le caractère colonial ou racial des politiques israéliennes. Loin de protéger les communautés juives, cette instrumentalisation détourne la lutte contre l’antisémitisme et la transforme en outil de censure politique.
« La critique d’Israël, semblable à celle adressée à tout autre pays, ne peut pas être considérée comme antisémite. » Ce caveat (« mise en garde ») devrait être rappelé dans toute référence officielle et prévaloir sur les exemples, afin d’empêcher toute instrumentalisation de la définition contre l’expression politique légitime.
Pour la coordinatrice du rapport, cette réaction illustre « une stratégie globale de disqualification du langage du droit, où nommer les causes structurelles d’un conflit ou donner les qualifications juridiques adéquates devient un acte suspect ». En combinant censure médiatique, pression universitaire et contrôle sémantique, les démocraties occidentales contribuent à produire « un récit hégémonique où la voix palestinienne devient presque inaudible ». Ce verrouillage du sens prépare le terrain à ce que la FIDH décrit comme l’étape suivante : la criminalisation explicite de la solidarité.
Répression de la solidarité
Au nom de la sécurité publique et de la lutte contre le terrorisme, plusieurs pays européens ont progressivement criminalisé la solidarité avec la Palestine. En France comme en Allemagne, les interdictions de manifestations propalestiniennes se sont multipliées depuis octobre 2023.
Ces mesures, pourtant contraires au pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), reposent sur une interprétation abusive du maintien de l’ordre public : aucun risque réel pour la sécurité n’a été démontré, et les autorités invoquent désormais la simple « perturbation » comme motif suffisant pour restreindre le droit de réunion pacifique. La FIDH montre dans son rapport que le principe de proportionnalité est ainsi remplacé par une logique d’exception permanente.
Le discours antiterroriste sert aussi à museler les slogans et symboles politiques. L’expression « From the river to the sea, Palestine will be free » (« Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre ») rattachée à l’histoire anticoloniale palestinienne et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, a été interdite dans plusieurs pays au motif qu’elle appellerait à la destruction d’Israël. Transformer un mot d’ordre politique en délit d’opinion révèle une dérive plus profonde : la confiscation du sens, l’injonction d’une lecture unique de la solidarité assimilée à la haine, et la restriction de l’espace d’expression des minorités racialisées.
"Dans ces quatre pays [États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne et France], des journalistes, des étudiant·es, des universitaires, des artistes, des élu·es et des acteur·rices de la société civile, souvent issu·es de communautés musulmanes, arabes, migrantes ou racialisées, ont été harcelé·es, sanctionné·es ou poursuivi·es en justice au simple motif qu’ils·elles avaient exercé leurs droits."
Le rapport de la FIDH documente par ailleurs le recours croissant aux lois antiterroristes pour poursuivre des militants, journalistes ou élus exprimant leur soutien à la cause palestinienne. Au Royaume-Uni, six militants membres du collectif Palestine Action ont été arrêtés et inculpés sous le régime de ces lois, en septembre 2025, alors qu’ils menaient des actions pacifiques contre des entreprises d’armement.
En France, élus, humoristes, enseignants (Rima Hassan, Blanche Gardin, Guillaume Meurice, Zineb El Rhazoui…) ou simples citoyens ont été inquiétés pour avoir dénoncé les bombardements sur Gaza, évoqué les causes structurelles du conflit ou encore mené des actions civiques. L’appareil juridique et les acteurs de l’État se sont associés dans la répression du mouvement de solidarité. Dans ce contexte, la peur pousse de nombreux témoins à l’anonymat ou à la mise en retrait du champ civil et politique : la liberté d’expression devient un risque, même lorsqu’elle s’exerce dans le cadre de la loi.
Cette criminalisation trouve un terrain fertile dans le climat idéologique français, où la laïcité est instrumentalisée et l’« islamo-gauchisme », brandi comme arme politique. La solidarité avec la Palestine est souvent présentée comme suspecte, voire complice du terrorisme, tandis que l’islamophobie reste minorée comme forme spécifique de racisme. Ces représentations sont d’abord portées par les courants d’extrême droite et identitaires, puis reprises par des partis comme le Rassemblement national, une partie des Républicains et parfois, sous une forme plus euphémisée, par Renaissance. Elles sont largement amplifiées par plusieurs grands médias détenus par de puissants groupes économiques, notamment les chaînes du groupe Bolloré, dont les plateaux d’ « analyse » jouent un rôle central dans leur diffusion.
L’objectif est double : discréditer toute prise de position solidaire envers la Palestine et maintenir le débat public dans les éléments de langage dominants, en associant systématiquement ces solidarités à la radicalité ou au terrorisme. Le discours de l’extrême droite érige ainsi la Palestine en ligne de fracture entre les « patriotes » et les « alliés du Hamas ».
"La communauté internationale est fortement polarisée sur l’opposition ou le soutien aux Palestinien·nes. Les gouvernements de nombreux États du Nord ont soutenu Israël en dépit de la condamnation des institutions internationales."
Enfin, cette répression prolonge les incohérences de certains des régimes objets du rapport : les gestes diplomatiques symboliques de la France (reconnaissance de l’État palestinien ou appels à la trêve), le maintien ou la reprise, pour ce qui concerne l’Allemagne, de contrats d’armement avec Israël ou l’accueil des responsables israéliens visés par des enquêtes internationales. « Cette incohérence, dit Yosra Frawes, met en lumière une tension profonde : celle d’un État qui se réclame des droits humains tout en réprimant ceux qui les invoquent. »
Une demande mondiale de justice
Les libertés d’opinion, d’expression, de réunion pacifique et d’association constituent pourtant le socle de nos démocraties. Elles sont par ailleurs protégées par le droit international et régional, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme, et permettent aux citoyens de débattre, de défendre des causes et de revendiquer d’autres droits fondamentaux.
À travers le monde, des élans de solidarité citoyenne se sont tout de même multipliés en soutien au peuple palestinien. La Flottille de la liberté pour Gaza ou la Global Sumud Flotilla, entre autres initiatives, ont cherché à pallier l’incapacité des États à lever le blocus illégal et à mettre fin à l’isolement de Gaza. Ces mobilisations révèlent ainsi une demande mondiale de justice, mais également une conscience croissante des violations systématiques du droit international et la nécessité d’une action citoyenne là où les gouvernements restent inactifs ou complices.
"La loi fait obligation aux États de non seulement lutter contre la discrimination et la violence, mais aussi de défendre le droit à la liberté d’expression, en particulier lorsque cette expression est gênante, dissidente ou qu’elle remet en cause des intérêts puissants. Tout manquement à cette obligation porte atteinte à l’état de droit et met en évidence la politique de deux poids, deux mesures qui sape la confiance dans le système international des droits humains."
Cette répression de la solidarité avec les Palestiniens illustre une crise profonde de nos démocraties et institutions. Yosra Frawes souligne ainsi que « au-delà de la crise institutionnelle, il s’agit là d’une crise morale et éthique : en interdisant les mots justes et en restreignant la parole critique, pire encore en ignorant ou contestant les décisions des institutions internationales lorsque celles-ci condamnent leurs alliés, les États sapent la portée universelle des droits humains qu’ils prétendent défendre ». Pour la coordinatrice du rapport, « la répression du discours propalestinien ne passe pas par l’abolition des institutions démocratiques, mais par un resserrement progressif de l’espace civique ».
"Le présent rapport est un appel urgent au contrôle, à la responsabilité et à la réforme. Les droits et la sécurité de celles et ceux qui s’expriment en faveur de la justice en Palestine et ailleurs dans le monde doivent être défendus et non réprimés."
La montée de ces logiques autoritaires s’inscrit d’ailleurs dans une dynamique plus large, observée aux échelles française, européenne et mondiale, comme l’a documentée un rapport de la Ligue des droits de l’homme avec la FIDH. Dans ce contexte d’érosion démocratique marquée par la multiplication des restrictions aux libertés publiques, la remise en cause de la légitimité des contre-pouvoirs et la normalisation des dispositifs de contrôle social, le rétrécissement de l’espace civique constitue l’un des symptômes les plus alarmants de l’autoritarisme latent.
Armin Messager
Orient XXI du 20 novembre 2025
Toutes les citations de cet article sont extraites du rapport de la FIDH, publié en octobre 2025, sur les violations des droits à la liberté de réunion, d’association et d’expression dans le cadre de la répression du mouvement de solidarité avec la Palestine.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire