L’intellectuel indien Pankaj Mishra, qui signe un nouvel ouvrage, Le monde après Gaza, analyse le profond bouleversement des consciences mondiales face à la guerre génocidaire menée par Israël contre les Palestiniens. Il aborde également les thèmes de l’antisémitisme, la Shoah, le colonialisme, la fondation de l’État d’Israël et ses liens avec les États-Unis.
Pankaj Mishra, né en 1969 en Inde, est sans doute l’un des intellectuels les plus percutants du monde anglo-saxon. Contributeur régulier de publications comme le Guardian britannique, The London Review of Books ou le magazine états-unien The New Yorker, Mishra interroge l’état de notre monde après Gaza comme l’indique le titre de son ouvrage.
Il souligne ainsi une nouvelle conscience, morale, qui a vu le jour parmi la jeune génération à l’occasion des manifestations qui se sont déroulées contre la guerre génocidaire menée par Israël contre les Palestiniens de Gaza.
Qu’y a-t-il de spécifique dans la guerre de Gaza qui nous permette de penser qu’il y a un avant et un après ?
Le facteur le plus distinctif de cette guerre, qui n’en est pas une, est l’extermination massive soutenue et appuyée par les plus grandes démocraties du monde, ces mêmes pays qui prétendent avoir instauré un ordre libéral international après la dernière grande atrocité des années 1940.
Ces mêmes pays qui conspirent aujourd’hui pour détruire le droit international et les normes internationales, en permettant, en soutenant et en armant diplomatiquement et militairement un pays engagé dans un génocide illimité et diffusé en direct.
C’est un événement tout à fait extraordinaire. En ce sens, nous avons connu d’autres atrocités de masse au cours des dernières décennies, en Bosnie, dans les Balkans, mais jamais avec la complicité active et enthousiaste de toutes les grandes démocraties du monde.
Vous avez dit que les pays occidentaux n’ont rien fait pour empêcher ce qui se passe à Gaza. Comment expliquez-vous cela ?
Il y a évidemment plusieurs raisons pour lesquelles les pays occidentaux non seulement n’ont rien fait, c’est-à-dire qu’ils les laissent tranquilles, mais y ont bel et bien participé. Des pays comme le Royaume-Uni et les États-Unis ont activement collaboré avec les Israéliens, sans parler de l’Allemagne.
Contrairement à ce qui est dit, ces pays n’ont pas « rien fait ». Au contraire. Ils ont beaucoup agi pour soutenir Israël. Pourquoi ? Là encore, les raisons diffèrent selon qu’il s’agisse de l’Allemagne ou des États-Unis. Rien que dans le cas de ce dernier, Israël bénéficie d’un investissement stratégique et militaire considérable, qui remonte à l’époque de la Guerre froide. Il existe également un lien politique profond entre les deux pays, cimenté par les groupes de pression pro-israéliens.
Ces derniers, comme nous le savons, ont créé un consensus si fort en faveur d’Israël aux États-Unis que tout député ou sénateur qui s’y oppose risque de mettre fin à sa carrière politique. Et nous avons constaté ce phénomène à maintes reprises. Il existe donc une pression énorme de la part de ces groupes pro-israéliens ainsi qu’un lien entre les milieux d’affaires et ceux de la tech-industrie des États-Unis et d’Israël, qui constituent également un soutien très fort à l’État d’Israël proprement dit.
Si l’on combine tous ces éléments, sans même parler des fondamentalistes chrétiens qui soutiennent actuellement Donald Trump, on obtient une alliance indéfectible en faveur d’Israël. Or, ce n’est pas la même chose qu’une opinion publique favorable à Israël.
Dans tous ces pays, nous savons que l’opinion publique s’est résolument tournée contre Israël. Pourtant, la classe politique et, dans une large mesure, les médias continuent de soutenir Israël. Lorsqu’on se pose la question : « pourquoi cela se produit-il ? », on aboutit à des réponses très dérangeantes sur l’état de la démocratie dans ces pays.
Nous observons des pays où les dirigeants politiques et même une grande partie des médias ont été compromis par des groupes de pression venant notamment des milieux d’affaires et des lobbies. Le dysfonctionnement et la corruption croissante de la démocratie deviennent évidents lorsqu’on examine les sources de soutien à Israël.
Cela signifie-t-il qu’Israël a instrumentalisé la Shoah uniquement pour lui-même, oubliant qu’après la Seconde Guerre mondiale, il y avait un « plus jamais ça », c’est-à-dire pour tous les peuples du monde ?
Laissez-moi d’abord préciser que l’expérience juive a eu un fort retentissement auprès des peuples d’Asie et d’Afrique notamment au travers la stigmatisation développée par les puissances coloniales de l’Europe chrétienne. Les préjugés qui visaient les Juifs d’Europe, ils en avaient été la cible pendant la colonisation.
J’ai dénoncé toutes sortes d’atrocités tout au long de ma carrière d’écrivain. Sait-on par exemple que j’ai écrit sur les agissements du gouvernement indien au Cachemire ou sur ceux du gouvernement chinois au Tibet ?
Aujourd’hui, le régime israélien et les organisations de propagande israéliennes ont investi des milliards et des milliards de dollars pour diffuser un récit selon lequel la Shoah confère à Israël une légitimité illimitée pour faire ce qu’il veut. S’ils veulent annexer, étendre leur territoire à la Cisjordanie et à Gaza, bombarder l’Iran ou le Liban, ils le peuvent en invoquant constamment la menace de la Shoah.
Bien qu’ils soient la plus grande puissance militaire du Moyen-Orient, et la seule puissance nucléaire de la région, les Israéliens cherchent constamment à se présenter comme des victimes potentielles, des personnes constamment confrontées à une nouvelle Shoah, entourées d’antisémites génocidaires.
C’est l’image qu’ils veulent donner au monde. La plupart des gens ont désormais percé à jour cette propagande et ne jugeront pas Israël sur la base de ce qui s’est passé il y a des décennies, mais sur la base de ses actes actuels, ce qui a révélé son caractère génocidaire. Et ainsi, le consensus moral mondial recherché par les pays occidentaux et les États-Unis a été brisé.
Quelle page de l’histoire universelle cette rupture du consensus moral pourrait maintenant ouvrir ?
Celle qui nous dit que tous les êtres humains sont égaux, que la révolution de l’égalité est irréversible et le restera. Et elle ne sera pas arrêtée en invoquant la suprématie juive, en invoquant la suprématie blanche, en affirmant qu’Israël a le droit divin de faire ce qu’il veut.
Cette nouvelle page doit réaffirmer le principe fondamental sur lequel le monde moderne a été fondé lors de la Révolution française à savoir l’idéal d’égalité, que celui-ci doit être respecté et ne plus être violé. Si vous le violez, les gens se retourneront contre vous.
Il faut graver dans le marbre le fait que nous n’avons plus de religion et plus d’autorité traditionnelle pour tout réglementer. Ce que nous avons, c’est ce principe fondamental d’égalité, de dignité ou de liberté. Si vous violez cette liberté, vous vous retrouverez avec le reste du monde contre vous. Et c’est précisément ce qui se passe aujourd’hui.
Quel est l’espoir pour le monde après Gaza ?
L’espoir vient de cet engagement des gens à travers le monde qui se sont, mobilisés, horrifiés par ce qui se passe à Gaza, qui s’opposent activement à leurs gouvernements et à leurs médias, les incitant à plus de vérité, à plus de rigueur morale et de responsabilité. Ce faisant, beaucoup de jeunes ont été sensibilisés à la politique pour la première fois de leur vie.
Ils ont été profondément bouleversés par le spectacle d’un génocide retransmis en direct. Et j’espère que lorsque ces jeunes se lanceront dans la vie politique ou publique en général, qu’ils se tourneront vers le journalisme, les affaires ou la politique, ils conserveront cette conscience morale qu’ils ont acquise aujourd’hui.
C’est un espoir bien mince, mais il faut s’y accrocher. Car ce que les classes politiques et journalistiques nous ont offert aujourd’hui est, pour le moins, extrêmement décevant. Il faut donc espérer qu’une nouvelle génération insufflera une énergie nouvelle à tout ce qu’elle entreprend.
Pour l’instant, je n’ai aucun espoir en ces dirigeants européens superficiels et de troisième ordre. Je ne parle même pas du président des États-Unis, mais le simple spectacle de ces dirigeants européens médiocres est désespérant. Et je pense que ceux qui observent aujourd’hui leur performance et qui, vous le savez, la déplorent, sont des personnes en qui nous pouvons désormais avoir confiance pour faire la différence.
Pierre Barbancey
L'Humanité du 19 novembre 25
Le Monde après Gaza de Pankaj Mishra, Éditions Zulma, 304 pages, 22,5 euros.
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