| Un Palestinien brandit un portrait de l'écrivain Nasser Abu Srour, le 17 avril 2015, à Bilin, en Cisjordanie, près de Ramallah.© ABBAS MOMANI/AFP |
Nasser Abu Srour a été libéré en octobre avec plus de 150 autres Palestiniens, dans le cadre du cessez-le-feu à Gaza négocié par les États-Unis, après avoir passé 32 ans dans les geôles israéliennes. Accusé de complicité dans l’assassinat d’un officier des renseignements israéliens, condamné à la prison à vie en 1993, jeté au trou après avoir dû avouer sous la torture, il a pu sortir sous le manteau le récit bouleversant de ses trois décennies d’enfermement.
Traduit en sept langues, Je suis ma liberté (Gallimard, 2025) reçoit aujourd’hui même, à l’Institut du Monde Arabe (l’IMA) le Prix de la littérature arabe1. Sa traductrice Stéphanie Dujols est également récompensée. Nasser a obtenu son bac en prison, ainsi qu’un master en sciences politiques et a commencé à écrire. C’est depuis l’Égypte, où il a été tout de suite exilé, qu’il nous parle.
Votre livre, « Je suis ma liberté » révèle que vous avez su demeurer un homme libre dans les pires conditions de détention. Quel a été votre sentiment à l’annonce de votre libération ?
Des mois auparavant, nous avions reçu des nouvelles, clandestinement transmises par nos avocats, sur une possible libération. J’ai développé, depuis des années, un mécanisme d’autodéfense : ne rien croire trop vite, ne pas crier victoire avant de voir. L’espoir déçu est trop dur à vivre. Je suis resté à distance, pour ma sécurité psychologique.
Après le cessez-le-feu du 10 octobre, quand l’officier israélien m’a dit, en hébreu : « Nasser Abu Srour, préparez-vous, vous allez sortir ». Je ne l’ai pas cru. Quand j’ai vu les autres, à qui on annonçait la même chose, danser et à sauter en l’air, je suis resté pétrifié. Je n’y ai vraiment cru qu’une fois arrivé au check point avec l’Égypte.
Avez-vous retrouvé votre famille ?
Mes deux frères, qui vivent aux États-Unis, sont venus me voir aussitôt. Quatre de mes cinq sœurs, qui étaient en Jordanie pour raisons familiales sont ici, avec moi. La cinquième, qui vit à l’intérieur (en Cisjordanie), a demandé un laissez-passer au commandement israélien. Ça lui a été refusé.
Quelles étaient les conditions de détention ?
Je vais concentrer ma parole sur les deux dernières années, soit depuis la guerre menée par Israël sur Gaza. Avant, je recevais des livres, des journaux. Je pouvais regarder la télévision, ce qui m’a permis de poursuivre une ambition littéraire dont mon roman témoigne.
Avec le début de l’invasion de Gaza, la guerre, les bombardements, tout a disparu : plus de livres, plus de journaux, plus de stylos, plus de papier, plus de télévision. Presque plus de nourriture. Les Israéliens avaient un plan pour nous affamer, nous réduire à l’état de squelettes.
Ils nous donnaient juste de quoi nous maintenir en vie, calculaient les rations de calories pour que nous ne mourions pas. Beaucoup ont considérablement maigri, se sont affaiblis. Les diabétiques sont morts (une commission de l’ONU a recensé 75 décès de Palestiniens en détention entre le 7 octobre 2023 et le 31 août 2025, N.D.L.R.). Nous avons eu la gale. Ils nous jetaient par terre et nous piétinaient.
Il existe deux sortes de vie : la vie culturelle qui est la vie de l’esprit et la vie du corps. La première a pris fin au cours de ces deux ans. La seconde a été confinée. Ils nous ont réduits à l’état de fauves sans force. Ceux qui avaient un bon gabarit ne se sont pas écroulés tout de suite.
Moi, je suis maigre (Nasser a perdu 12 kg en 2 ans, N.D.L.R.). Mon aura m’a quitté alors que j’étais considéré comme mentalement fort. J’ai perdu le sens de l’initiative. Nous étions tous des prisonniers politiques. Les Israéliens avaient essayé de nous mélanger avec des prisonniers de droit commun. Ils ont échoué.
Vous avez été transporté en bus le long de la bordure sud de Gaza jusqu’à la frontière de Rafah avec l’Égypte…
Pendant les 48 heures de bus, j’avais du mal à respirer. Je haletais. Passé le check point, mon cœur s’est apaisé. Durant les deux dernières années, avec mes compagnons de cellule, nous n’échangions presque plus aucune parole. Nous n’avions plus les mots.
Dans le bus, nous nous sommes parlé à nouveau. Cela m’a ramené dans le monde de la parole et du langage. À bord, j’avais envie de regarder dehors ! À chaque fois que je tirais le rideau, des soldats me barraient la vue. L’un d’eux a pointé son fusil dans ma direction. À ma troisième tentative, il est monté en hurlant : « Si tu recommences, je te ramène là-bas ». Arrivé en Égypte, j’ai ouvert le rideau de manière ostentatoire et j’ai crié à mes camarades : « Le ciel ! Le ciel ! Mon Dieu, il y a le ciel ! »
Nous avons été conduits dans un hôtel cinq étoiles, baptisé Renaissance. Nos familles nous attendaient. Mes frères et sœurs m’ont étreint, embrassé. Un contact physique, direct, tendre, appuyé. Ils touchaient mes bras, mon dos, mes épaules, mes jambes ! Cela m’a dérangé. Je sortais de trente-trois années d’extrême solitude. Mon lexique, en prison, se réduisait à une cinquantaine de mots.
Le langage a soudain jailli de partout à la fois ! Arrivé dans la chambre avec les miens, pour exprimer leur amour, ils avaient apporté un nombre exagéré de cadeaux. Un de mes frères m’a offert un IPhone dernier cri, un autre, une montre électronique, un autre encore, un appareil acoustique pour les oreilles…
Vous allez recevoir le plus prestigieux des prix littéraires du monde arabe…
C’est une reconnaissance de l’espace carcéral, de cette géographie si spéciale, avec son mode de vie, ses interdictions, ses empêchements multiples. Reconnaître ce micro monde à travers ce roman et ce prix, est une chose importante. Il y a aussi le langage spécifique de la prison.
Mon écriture ne respecte pas toujours la langue normative. Il y a donc des écarts, de la transgression, des lacunes, peut-être même des faiblesses. Que ce langage carcéral soit reconnu est une victoire, et pas seulement pour moi.
Enfin, c’est à Paris que le prix m’est décerné. Si la France n’a pas beaucoup aidé les Palestiniens par le passé, dernièrement, elle a pris l’initiative d’inviter les autres pays à reconnaître l’État palestinien. Ce n’est pas une mince affaire. Que le prix de la littérature arabe me soit donné ici, me réconcilie avec Paris, la ville des Lumières !
Aujourd’hui en Égypte, vous avez été transféré dans un autre hôtel ?
Je ne me sens toujours pas sorti d’affaire. Lorsque nous étions à l’hôtel cinq Étoiles, le quotidien britannique Daily Mail s’est indigné que des ex-prisonniers palestiniens soient logés dans un hôtel (rebaptisé par le journal « Hôtel Hamas », N.D.L.R.), plein de touristes.
Les renseignements égyptiens nous ont donné deux heures pour plier bagage. Nous avons été conduits dans un hôtel en plein désert. Je ne me sentais plus du tout en liberté. Voilà que nous étions transbahutés d’un lieu à l’autre, surveillés dans nos mouvements par les services égyptiens. En prison, ce type de déconvenue se traduisait par un malaise physique. J’ai à nouveau ressenti de la nausée.
Vous avez reçu plusieurs options de pays tiers prêts à vous accueillir à long terme ?
Les responsables de l’État égyptien nous ont demandé de choisir parmi quatre pays : le Qatar, la Turquie, la Malaisie, l’Algérie. Je n’en connais aucun. Ils ne correspondent pas à mes rêves. Je rêve d’un pays où je puisse écrire. Je suis un écrivain. Mon deuxième livre va bientôt sortir. Il s’intitule Sur le lit de l’écriture.
Il s’agit d’une personne allongée, qui écrit. En prison, c’était ça ! J’ai pris l’habitude, du fait de mon trop long séjour carcéral, d’écrire sur les douleurs, la fatigue, les empêchements. C’est mon souffle. Je ne veux pas vivre dans une ville trop calme, où rien ne se passe. J’ai besoin d’un lieu en mouvement et qui sente la fatigue ! Je veux habiter une ville qui me bouleverse et m‘interroge.
Traduction assurée par Kadhim Jihad Hassan
Muriel Steinmetz
L'Humanité du 17 novembre 2025
La cérémonie a lieu ce mardi 18 novembre à 19 h, à L’IMA (Institut du Monde Arabe), 1, rue des Fossés Saint-Bernard, place Mohammed V, 75005 Paris.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire