Elle est sortie de sa réserve et a ému de nombreux téléspectateurs lors de son passage au magazine « En société » sur France 5, le 5 octobre dernier, avec des paroles fortes sur Gaza. Intellectuelle parlant huit langues, Annie Cohen-Solal est toujours en mouvement entre plusieurs villes et plusieurs cultures pour encourager des projets porteurs de dialogue et de paix.
Professeur émérite, écrivaine, commissaire d’exposition, Annie Cohen-Solal est née à Alger en 1948, dans une famille juive aux « valeurs laïques, d’accueil et d’inclusion ». Difficile pour cette perpétuelle voyageuse de parler d’identité, de nationalité ou de frontières. Elle préfère être attachée à la Méditerranée, sa sphère d’appartenance. La diversité et l’éclectisme marquent aussi son parcours universitaire et ses activités. Docteur en lettres à la Sorbonne, elle s’est intéressée à l’histoire et la sociologie et a enseigné dans plusieurs universités dont Berlin, New York, Jérusalem et Caen et aujourd’hui, à l’université Bocconi de Milan comme Distinguished Professor.
Outre une mission de conseillère culturelle à l’ambassade de France aux États-Unis 1989 à 1993, on retiendra de sa foisonnante production, une thèse sur Paul Nizan, des biographies de Jean-Paul Sartre et du peintre Mark Rothko notamment ainsi qu’un essai remarqué sur Pablo Picasso qui a inspiré l’exposition « Picasso l’étranger » au Musée national de l’histoire de l’immigration en 2021-2022.
Dans une émission, sur France 5, le 5 octobre, vous disiez vous sentir mal sur un plateau parisien à parler devant les images de Gaza. Pourquoi ?
Parce que la veille au soir, j’avais regardé sur Arte un reportage sur la famine à Gaza et que je l’avais trouvé insoutenable. D’autant que c’étaient les premières images en provenance de Gaza, puisque auparavant la presse y était interdite. Par mon fils, qui est spécialiste de géopolitique, j’avais entendu parler de la « stratégie de la famine » dans les conflits, mais je n’avais encore jamais été confrontée à des images aussi brutales.
C’est l’une des raisons pour lesquelles vous avez demandé pardon, comme David Myers ?
Au cours de cette émission, j’ai en effet choisi de lire le texte de l’un de mes amis, David Myers qui, cette année, pour la fête de Yom Kippour, la plus grandiose de l’année juive, a réécrit la liturgie de l’une des prières, celle où l’on demande pardon pour les péchés de l’année. David est un personnage fascinant : il est titulaire d’un PhD en histoire juive de Harvard, et enseigne à UCLA, en Californie, mais il est aussi très engagé politiquement, puisqu’il intervient souvent avec un ami arabo-américain, l’universitaire Hussein Ibish, tout en se définissant comme « juif pratiquant ».
En revisitant cette prière, David a donc proposé de demander pardon « pour le péché d’avoir abandonné les captifs, d’avoir apporté la mort et la dévastation à notre prochain, d’avoir imposé notre propre souffrance à l’autre, d’avoir violé la dignité d’autres êtres humains, d’avoir mené une guerre de vengeance, d’avoir affamé des personnes, en particulier des enfants innocents, d’avoir volé la terre d’autrui, pardon pour le péché de domination et de suprématie, pour le péché d’indifférence et d’aveuglement ».
Mon intervention à la télévision, n’a duré que quelques minutes, mais elle a provoqué des milliers de témoignages bouleversants, de spectateurs originaires de pays arabes, ce qui prouve qu’il y a un immense besoin de retrouvailles entre juifs et musulmans. « Merci, Madame, vos larmes et les miennes se sont mêlées », a même écrit une dame algérienne.
Vous avez écrit « Il y a mille façons d’être juif », quel est votre rapport au judaïsme ?
Disons que j’ai une appartenance paradoxale à la religion. Dans ma famille, mon grand-père maternel était croyant mais mon père ne l’était pas. D’ailleurs, il taquinait souvent mon grand-père en soulignant que certes nous étions des Cohen (c’est-à-dire la branche la plus noble du peuple juif, puisque descendant des grands prêtres), mais qu’il fallait bien admettre que le temple était géré de façon fort peu démocratique.
Nous célébrions la fête de Pessah avec sa belle tradition de la chaise vide autour de la table, celle de l’étranger. Telles sont mes valeurs juives acquises en Algérie : des valeurs laïques, d’accueil et d’inclusion. Elles font partie de ma sphère d’appartenance, la Méditerranée. Pour ma part, comme ce fut le cas pour les autres femmes de ma famille, je n’ai pas reçu d’éducation religieuse, mais j’ai décidé d’apprendre l’hébreu et l’arabe plus tard, et ensemble.
Enfant à Alger, comment avez-vous perçu l’ordre colonial ?
Nous avons reçu une culture de colonisés classique, puisque la colonisation française avait comme effacé le disque dur de ce pays, c’est-à-dire son histoire, sa géographie, sa langue. Donc, à l’école, nous apprenions l’histoire de France, et nous apprenions à dessiner le cours de la Loire « qui prend sa source dans le mont Gerbier-de-Jonc » ; en revanche, nous ne savions rien de l’oued El Harrach qui coulait entre la ville d’Alger et son aéroport, ni de cette belle montagne, le Djurdjura que je voyais de ma fenêtre. « Pourquoi les cours d’arabe étaient-ils facultatifs dans les écoles de l’Algérie coloniale ? », accusera d’ailleurs plus tard Jacques Derrida dans l’un de ses livres. La culture des indigènes d’Algérie, dont nous faisions partie, était donc annulée et cela, même petite fille, je le percevais déjà comme un scandale inacceptable.
Étudiante, vous avez connu la France des années 1960 avant d’aller dans un Kibboutz…
Oui, j’étais étudiante à Nanterre en mai 1968 où j’ai eu la chance d’étudier avec Hélène Cixous par exemple. Mais les conditions de vie et de travail étaient difficiles, et rien n’était pensé pour les jeunes dans cette France des années 1960. Et puis je ne me sentais pas intégrée dans cette société française que je trouvais rigide et peu accueillante. D’où le sentiment que je n’y avais pas vraiment ma place. C’est pour toutes ces raisons, je crois, et pour échapper à l’emprise de ma famille, que j’ai atterri au kibboutz Beit Alfa, dans l’Est du pays, à la frontière avec la Jordanie. C’est une région d’une immense beauté qui ressemble un peu à la Toscane, où j’ai passé deux années sublimes. J’y avais été accueillie dans la famille de Yuzek Limon qui était alors secrétaire du kibboutz.
Il était né en Pologne (la Biélorussie d’aujourd’hui), où sa famille avait vécu les premiers pogroms et il appartenait au groupe de jeunesse Hashomer Hatzaïr (La Jeune Garde), né en Europe (1913), qui fera partie de l’aile la plus à gauche des mouvements ouvriers qui créèrent les premiers kibboutz en Palestine (à partir de 1927). À Beit Alfa, il y avait une très grande solidarité avec les communautés alentour. C’était une communauté utopique où tant d’inégalités semblaient résolues, avec intégration entre vie agricole et vie intellectuelle, et qui comprenait des professions aussi différentes que des écrivains, des traducteurs, des journalistes, c’était impressionnant.
On travaillait beaucoup dans les champs, dès 4 heures du matin, avec la cueillette des olives, ou le ramassage des œufs dans les immenses poulaillers, on prenait le petit déjeuner à 8 heures dans la salle à manger commune, on terminait de travail à midi et on allait se reposer. Parmi les activités culturelles, il y avait un groupe de musique de chambre, une chorale, ou encore des activités de peinture et de danse.
À quel moment avez-vous perdu vos illusions ? Qu’est-ce qui a changé ?
Après des années d’enseignement à la Freie Universität de Berlin-Ouest (qui était alors une ville communautaire très intéressante), on m’a proposé un poste à l’université hébraïque de Jérusalem. Entre 1975 et 1977, j’ai observé la montée des mouvements d’extrême droite. Sur le campus, j’ai vu des extrémistes hurler : « C’est avec les tanks qu’on fait l’histoire », kippa sur la tête, ils narguaient un groupe d’étudiants arabes manifestant pacifiquement pour dénoncer l’usage des armes à feu contre les civils. En Cisjordanie, j’ai vu de mes yeux les colons s’installer, protégés par les hélicoptères de l’armée. J’ai vu leur hargne, leur arrogance, autant de signes avant-coureurs d’une hubris en marche.
Peut-on résumer cette « hubris en marche » en reprenant la réflexion de l’écrivain israélien Amos Elon lorsqu’il dit que « la victoire de la guerre des Six-Jours a été pire qu’une défaite » ?
Oui, c’est l’hubris du Likoud qui s’est déchaînée après la guerre des Six-Jours, en protégeant l’installation de colonies sauvages en Cisjordanie. Mais les tensions qui traversaient alors la société israélienne étaient encore en germe. J’ai donc vécu tout à la fois dans un kibboutz de pionniers qui arrivaient d’Europe de l’Est fuyant les persécutions et considéraient que, dans cette terre de Palestine, il y avait la place pour deux nations, et puis, dix ans plus tard, j’ai vu arriver les mouvements d’extrême droite, avec le début des colonies en Cisjordanie et le projet du « Grand Israël ».
Vous y retournez en 1988. Que se passe-t-il alors ?
En janvier 1988, au cours d’une tournée en Hollande pour mon livre sur Sartre, j’avais vu à la télévision des images qui m’avaient choquée : c’était celles de soldats israéliens en armes sur le parvis de la mosquée d’Omar, un jour de prière, un vendredi. J’en ai parlé à des amis qui m’ont suggéré d’aller voir la situation sur place. Je suis donc repartie dans cette région et je me suis lancée dans un long reportage, au cours duquel j’ai interrogé près d’une cinquantaine de personnes. Entre autres, j’ai accompagné l’avocate Léa Tsemel à Gaza.
Je voyais ces gamins de 10 ans jeter des pierres et je me demande combien d’entre eux sont aujourd’hui en prison ou bien morts. Il me reste les images de routes inondées, de villes entières fermées, de bidonvilles sur des kilomètres, et de dizaines de milliers de personnes parquées depuis 1948 sur 4 kilomètres carrés dans le camp de Jabaliya, par exemple. J’avais noté : « C’est un terrain miné, une poudrière. » Et je concluais mon reportage en écrivant : « Ce pays qui a eu la sympathie de l’Occident à sa création est en train d’aller à la dérive tel un vaisseau hanté ». En son temps, Amos Elon avait déjà prévenu : « Gaza va bientôt exploser. Plus longtemps on gardera ces territoires, plus ce sera difficile de trouver une solution. »
Vous avez cru à la coexistence avec les Palestiniens et à la solution à deux États. Aujourd’hui, est-ce encore possible ?
Je m’intéresse surtout aux initiatives de la société civile, je ne suis pas politologue. C’est pourquoi je laisse les analyses de cet ordre à des experts comme Robert Malley, un diplomate américain qui, né dans une famille de juifs syriens, a vécu en Égypte et étudié à Paris. Il pense que ce n’est plus possible de choisir la solution à deux États et qu’il faudrait être plus créatifs en inventant par exemple l’idée d’une confédération.
Pour ma part, tout en condamnant sans restriction le massacre du 7 octobre perpétré par le Hamas, ainsi que la revanche démesurée de l’armée israélienne, qui victimisent doublement la population de Gaza, je pense qu’il faut encourager toutes les initiatives de la société civile, et les multiplier. Je pense au projet musical conjoint de Daniel Barenboim et Edward Saïd, le West-Eastern Divan Orchestra, qui est remarquable. Il faut à tout prix forcer les frontières invisibles que créent les politiques entre les peuples. Je n’ai rien à dire aux colons sauvages, ni aux religieux intraitables, ni aux hommes qui ne parlent que par la force.
Latifa Madani
L'Humanité du 22 novembre 25
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