Au lendemain des frappes aériennes d’Israël, samedi 20 juillet, sur le port d’Hodeïda, au Yémen, un incendie fait rage dans des réservoirs de stockage de pétrole. © Photo AFP |
A force d’accumuler les premières, le redouté embrasement régional du Proche-Orient va finir par se produire. Car il faut bien écrire, une fois de plus, qu’un cran supplémentaire a été franchi dans l’escalade militaire. Cette fois-ci en trois jours et entre deux gouvernements.
D’un côté, les houthis, autorités de facto du Yémen, qui contrôlent le nord et l’ouest du pays, un territoire qui comprend 70 % de la population, notamment la capitale Sanaa. De l’autre, l’État hébreu. Entre les deux, 1 800 kilomètres.
Jour un : vendredi 19 juillet, un drone lancé par les houthis, frappe Tel-Aviv. L’engin s’écrase sur un immeuble d’habitation à proximité immédiate de bureaux de l’ambassade américaine. Un citoyen israélien est tué, huit autres blessés.
C’est la première fois qu’un engin venant du Yémen atteint une cible israélienne. Deux bonnes centaines de drones et missiles ont été envoyées par les houthis depuis octobre 2023. Jusque-là, ils avaient tous été interceptés, soit par la défense américaine déployée en mer Rouge, soit par le système antiaérien israélien.
Jour deux : samedi 20 juillet, une flotte d’une dizaine d’avions de combat israéliens F-35 et F-15, accompagnés d’aéronefs ravitailleurs, décolle en direction de la péninsule Arabique, à 1 800 km de l’État hébreu. Ils bombardent le port d’Hodeïda, sur la mer Rouge. Sont visés les installations portuaires, des réservoirs de pétrole et une centrale électrique.
Sont touchées aussi, évidemment, les grues qui, sur le port, permettent de décharger les cargaisons humanitaires. Hodeïda est le principal point d’entrée de l’aide internationale, indispensable pour un tiers de la population dans un pays ravagé par une pauvreté endémique, accentuée par une guerre civile et un conflit avec les voisins saoudien et émirien.
Jamais Tel-Aviv n’avait frappé directement le territoire contrôlé par les houthis. Les images sont spectaculaires, et c’est bien ce que voulait Israël.
Le raid et les incendies tuent, selon un porte-parole houthi, six personnes, en blessent 83 autres.
Jour trois : dimanche 21 juillet, un missile balistique en provenance du Yémen est intercepté juste avant de toucher Eilat, station balnéaire et seul débouché israélien sur la mer Rouge. Message : le bombardement d’Hodeïda ne change rien à la détermination des autorités de Sanaa.
La guerre en soutien à Gaza est populaire
De part et d’autre ont fleuri les promesses de ne pas en rester là. Yoav Gallant, ministre israélien de la défense, a déclaré samedi 20 juillet à propos de l’incendie du port d’Hodeïda qu’il « est regardé dans tout le Moyen-Orient et sa signification est claire pour tout le monde », avant de menacer les houthis de nouvelles frappes s’ils « osent attaquer » Israël.
De son côté, Mohamed al-Bukhaiti, membre du bureau politique d’Ansar Allah, nom officiel des houthis, a promis, dans une rhétorique belliqueuse habituelle, « une réplique douloureuse ». Il a surtout affirmé : « Ces attaques israéliennes n’affecteront pas notre position, qui consiste à nous tenir aux côtés de nos frères palestiniens. [...] Nous ne cesserons pas [nos actions] avant que l’entité sioniste ne cesse ses crimes à Gaza. »
Le 31 octobre 2023, Ansar Allah a de fait déclaré la guerre à l’État hébreu, en soutien au Hamas et à la bande de Gaza, prenant pour cible, en mer Rouge, des navires liés, selon lui, à des armateurs israéliens, mais aussi des bateaux appartenant à des pays soutenant Israël. Au fil des mois, les houthis ont réussi à faire de la mer Rouge une zone dangereuse, que nombre de compagnies évitent, préférant le grand détour par le cap de Bonne-Espérance au canal de Suez.
Le mois de juin a été particulièrement désastreux pour les compagnies maritimes empruntant encore le détroit de Bab al-Mandab à l’entrée de la mer Rouge, pour passer de l’océan Indien à la Méditerranée. Pas moins de seize attaques, menées à coups de missiles, de drones, et même de bateaux téléguidés.
L’hostilité à Tel-Aviv ne date pas d’octobre 2023. Le slogan des houthis le prouve : « Dieu est le plus grand, / Mort à l’Amérique, / Mort à Israël, / Malédiction sur les juifs, / Victoire à l’islam ». Leurs opérations militaires, qui tranchent avec les tièdes condamnations d’Israël par les États arabes depuis le début du carnage à Gaza, présentent un avantage certain.
« Sur le plan intérieur, ils ont gagné une popularité dont ils étaient dépourvus. Les Yéménites n’aiment pas ce régime répressif, que certains comparent à celui des talibans afghans. Mais aujourd’hui, ils sortent par milliers pour approuver, sincèrement, les opérations des houthis en soutien à la Palestine, explique Helen Lackner, chercheuse indépendante spécialiste du Yémen, auteure de Yemen in Crisis: Devastating Conflict, Fragile Hope (« le Yémen en crise : un conflit dévastateur et un espoir incertain », non traduit). Et ces derniers ont pu recruter des milliers de jeunes dans la perspective d’aller combattre pour la Palestine. Quant aux anti-houthis, ceux qui forment le gouvernement internationalement reconnu, ils n’osent pas élever la voix contre eux. Les Saoudiens ne disent rien non plus, car la population y est aussi très propalestinienne. »
Ansar Allah a également gagné une stature internationale, et pas seulement aux yeux d’opinions publiques arabes empêchées de manifester leur soutien aux Palestiniens par des régimes répressifs : « Aujourd’hui, ils sont célébrés, dans les grandes manifestations propalestiniennes à Londres, par exemple, par des gens qui ne les connaissaient pas il y a un an », reprend Helen Lackner.
L’attaque réussie du drone de vendredi dernier ne peut qu’amplifier ce mouvement. D’autant que les houthis savent manier les symboles. L’engin, baptisé « Jaffa », du nom de la ville palestinienne au sud de Tel-Aviv, a été fabriqué localement. « Toutes nos armes sont 100 % made in Yémen. Le Yémen est prêt pour cette bataille depuis des années », a affirmé Mohamed al-Bukhaiti à Al Jazeera.
Les houthis ne sont pas des valets de l’Iran
Les Israéliens, responsables politiques et militaires, journalistes, pointent l’Iran. « Le succès de la frappe – à environ 1 700 kilomètres d’Israël – envoie un message sur les capacités militaires à longue portée de l’armée de l’air israélienne à l’ensemble de la région et en particulier à l’Iran, qui arme et finance les houthis », écrit Amos Harel dans le quotidien israélien Haaretz lundi 22 juillet.
Mais la vision est trop simple et oublie à la fois l’autonomie des mouvements régionaux vis-à-vis de pays désignés comme mentors et les relations complexes qu’ils entretiennent. Même si les houthis appartiennent à l’« axe de la résistance » aux côtés du Hezbollah, de groupes chiites irakiens, de la Syrie et surtout de l’Iran, il est impossible de les réduire à un statut de proxies de Téhéran.
« En 2015, Téhéran soutenait les Sudistes contre les houthis, rappelle Helen Lackner. Les relations se sont tissées peu à peu, et les houthis ne sont pas les serviteurs des Iraniens. Ils font ce qu’ils veulent faire. Il se trouve que, dans le cas de Gaza, les positions des uns et des autres coïncident. »
Ce qui n’est guère une bonne nouvelle pour Tel-Aviv, d’autant que, ajoute l’auteure de Yemen in Crisis, « les houthis fabriquent leurs propres engins, drones et missiles. Seuls certains éléments très techniques viennent d’Iran ou sont fabriqués sur place par des experts iraniens ».
Le drone qui a touché Tel-Aviv vendredi 19 juillet démontre-t-il un saut technologique, alors que tous les autres engins avaient été interceptés ? Ou une « erreur humaine » a-t-elle empêché son interception, comme l’affirment les autorités israéliennes ? Toujours est-il qu’il a volé au moins une douzaine d’heures sans qu’aucun des nombreux systèmes de défense présents dans la région ne prenne la mesure du danger.
La réplique israélienne, pour spectaculaire et dévastatrice qu’elle ait été, risque fort de ne pas refroidir ce front-là. Le quotidien Haaretz en est persuadé : « On s’attend à ce que les houthis tentent de prendre des mesures de représailles contre des cibles israéliennes. Ces affrontements peuvent accroître le risque de déclenchement d’une guerre sur plusieurs fronts, beaucoup plus intense. »
Le chercheur associé à Chatham House, Farea al-Muslimi, assure à Mediapart que l’épisode aura des conséquences régionales : « Ces frappes aériennes entraîneront probablement d’autres réactions de la part des houthis. Il est très probable qu’ils commencent à attaquer les pays du Golfe qui ont également signé les accords d’Abraham : les Émirats arabes unis et le Bahreïn. Cela compliquera également les rêves du prince héritier saoudien de normaliser les relations avec Israël, car cela créera un sentiment anti-israélien encore plus fort dans la péninsule Arabique. »
Gwenaelle Lenoir
Médiapart du 23 juillet 2024
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