Sleiman Frangié à sa sortie du Parlement après sa défaite à l’élection présidentielle d’octobre 2016 (Joseph Eid/AFP) |
Depuis plusieurs mois, les Libanais spéculent pour savoir qui va être le candidat du Hezbollah dans la course à la présidence du pays. Deux noms étaient sur toutes les lèvres : celui de Gebran Bassil, gendre de l’ancien chef d’État Michel Aoun et dirigeant du Courant patriotique libre (CPL), et celui du leader maronite de Zghorta Sleiman Frangié. Le 6 mars 2023, le secrétaire général du parti chiite Hassan Nasrallah a mis fin au suspense en jetant son dévolu sur le chef du parti Marada. « Le candidat naturel que nous soutenons dans l’élection présidentielle est Sleiman Frangié », a-t-il déclaré dans un discours retransmis en direct. Avec cette décision, il s’aligne sur le choix de l’autre parti chiite, Amal. Le 2 mars, l’indéboulonnable chef du Parlement Nabih Berri avait également fait part de sa préférence pour le même candidat.
LA CARTE DU HEZBOLLAH
Ainsi, le tandem chiite avance ses pions en vue de l’élection présidentielle. Depuis le départ de Michel Aoun du palais de Baabda (siège de la présidence), le 31 octobre 2022, les différentes sessions parlementaires pour lui trouver un successeur ont toutes connu le même sort : aucun candidat n’a obtenu la majorité des deux tiers (86 voix) des députés. Lors des onze précédentes réunions au Parlement, Amal et Hezbollah ont quitté la séance à l’issue du dépouillement, conduisant à chaque fois à l’absence de quorum.
Par pur pragmatisme politique, le parti pro-iranien mise donc sur le leader de Zghorta pour devenir le futur chef d’État. C’est un petit séisme dans la sphère politique libanaise. Depuis le 6 février 2006 et la signature du document d’entente, le Hezbollah et le CPL de Michel Aoun se sont alliés contre vents et marées. Or, depuis plusieurs mois, cet accord bat de l’aile pour plusieurs raisons — des divergences sur l’avenir de Riad Salamé qui dirige la Banque centrale ou encore les sanctions américaines contre Gebran Bassil —, ce qui explique certainement le choix en faveur de Sleiman Frangié.
Depuis les accords de Taëf en 1989, les fonctions du président, qui doit être maronite, n’ont eu de cesse de diminuer. Ses principales missions sont la participation à la formation du gouvernement et la convocation et la direction du Conseil supérieur de défense. Après Michel Aoun, le leader de Marada pourrait bien être le second président allié au parti de Dieu. Méconnu en Occident, il est pourtant un habitué des cercles de pouvoir depuis la fin de la guerre civile libanaise (1975-1990).
DANS LES PAS DE SON GRAND-PÈRE
Né en 1965 à Zghorta dans le nord du Liban dans une ville d’environ 50 000 habitants majoritairement maronites, Sleiman Frangié est issu d’une grande famille à la gouvernance féodale. Il grandit dans un environnement partisan. Son père, Tony Frangié, est à la tête de la brigade des Marada. Le nom de cette milice fait référence aux mardaïtes, communauté chrétienne de l’époque du califat abbasside dont les membres servaient comme mercenaires dans l’empire byzantin.
À 10 ans, il voit le Liban plongé inexorablement dans une guerre civile aux multiples facettes, avec notamment les contentieux interchrétiens qui opposent la brigade Marada aux Forces libanaises. Un raid en partie mené par des troupes de Samir Geagea — lui-même issu de la ville voisine de Bcharré — massacre la famille de Sleiman Frangié à Zghorta et à Edhen en juin 1978, tuant son père Tony, sa mère Vera et sa sœur Jihane. Orphelin, il est finalement élevé par son grand-père Sleiman, ancien président du Liban de 1970 à 1976 et très proche du préisdent syrien Hafez Al-Assad avec qui il a noué des liens dès la fin des années 1950. Malgré la perte d’influence de la brigade pendant la guerre, ce vieux ténor de la politique libanaise veut faire de son petit-fils le nouveau leader chrétien du nord du Liban. Âgé de seulement 17 ans, le jeune Sleiman prend la direction de la milice en 1982.
Au lendemain des accords de Taëf en 1989, la tutelle syrienne est légitimée sur l’ensemble du territoire libanais. Du fait de ses bonnes relations avec Damas, Sleiman Frangié obtient son premier portefeuille en 1990 sous le gouvernement d’Omar Karamé et devient de surcroît député de son parti Marada dans le fief familial en 1991 et ce, presque sans discontinuer. Puis il passe d’un ministère à l’autre : de l’habitat et des coopératives en 1992 aux affaires rurales et municipales entre 1992 et 1995, en passant par la santé entre 1996 et 1998 et l’intérieur entre 2004 et 2005. Et c’est bien ce dernier poste qui le met en porte-à-faux vis-à-vis des Libanais et de la communauté internationale. En effet, c’est sous son ministère qu’a lieu l’assassinat de Rafic Hariri le 14 février 2005. Du fait de son amitié avec Bachar Al-Assad, il est pointé du doigt à l’instar des autres figures pro-Damas. Sleiman Frangié s’est d’autant plus marginalisé qu’il s’est opposé au retrait des forces syriennes la même année. Lors de la guerre en 2006 entre le Hezbollah et Israël, il prend fait et cause pour le parti chiite. Ses choix et ses positions font de lui de facto un allié de l’axe irano-syrien.
Ancré dans son fief de Zghorta, le leader de Marada garde en ligne de mire le palais de Baabda. Malgré son appui politique au régime syrien pendant la guerre et son seul député au Parlement (son propre fils Tony), il fait la course à la présidentielle en 2015 avec le soutien affiché du camp de Saad Hariri et de Walid Jumblatt. Populaire dans le nord du Liban, il jouit d’une bonne relation avec la population sunnite de Tripoli et a des liens fraternels avec le district de Koura dirigé par le Parti social nationaliste syrien (PSNS). Mais compte tenu du surprenant rabibochage politique entre Samir Geagea et Michel Aoun et de la préférence du tandem chiite pour l’ancien général, les chances de Sleiman Frangié pour atteindre le trône présidentiel étaient quasi nulles.
UN REFUS DU « MARONITISME » POLITIQUE
En dépit de sa défaite, le zaïm de Zghorta ne perd pas de vue ses objectifs. Contre toute attente, sous la médiation du patriarche Bechara Rahi, les deux anciens ennemis maronites du Nord-Liban Samir Geagea et Sleiman Frangié signent en novembre 2018 un document scellant la réconciliation. Pour autant, le leader de Marada ne change pas de bloc politique, il reste profondément attaché à la « résistance ». Tour à tour, il va critiquer la révolution d’octobre 2019 et sa politisation pour faire tomber le système libanais, et sera très véhément à l’égard du juge Tarek Bitar en charge de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. En effet, le magistrat, en sa qualité d’ancien ministre des transports, a mis en cause Youssef Fenianos, affilié au clan Marada. Cet avocat a toujours refusé de se faire auditionner et a reçu officiellement le soutien de son mentor de Zghorta. Sleiman Frangié dénonce une enquête qu’il estime « politisée ». Pis, il va participer avec le tandem Hezbollah-Amal à la manifestation du 14 octobre 2021 devant le palais de justice à Beyrouth pour demander la démission du juge. Un rassemblement qui a dégénéré en affrontements armés entre des milices, faisant plusieurs morts dans les rues de la capitale libanaise.
De surcroît, on reproche souvent au leader de Marada ses accointances politiques avec l’axe irano-syrien et sa faible représentativité au sein de la communauté chrétienne. En effet, Sleiman Frangié n’est pas un partisan du maronitisme politique, à l’instar de Samir Geagea ou de Gebran Bassil. Il n’évoque que rarement son appartenance confessionnelle et se dit lui-même « laïc ». Sa mère est égyptienne, la mère de sa femme est irakienne de rite assyrien, il est lui-même divorcé ; il a brisé le tabou des traditions en se remariant, et son fils Tony est marié à une sunnite. « Ma foi, je la déclare haut et fort, mais mon christianisme n’est pas mon identité politique », a-t-il déclaré à L’Orient Le Jour pour se démarquer des autres candidats et ainsi montrer qu’il serait le candidat non pas d’une confession, mais de tous les Libanais. Il manque indubitablement d’un soutien large chrétien pour la course à la présidentielle : ni les Forces libanaises de Samir Geagea qui ont jeté leur dévolu sur le candidat de l’opposition Michel Moawad ni Gebran Bassil — qui s’est senti lésé de la préférence du Hezbollah — ne lui apporteront un soutien électoral. Le Parti de Dieu essaye tout de même de convaincre son allié du CPL de revoir ses plans politiques. En revanche, son refus de l’orthodoxie chrétienne fait du zaïm de Zghorta un homme apprécié au sein de la sphère sunnite, avec notamment l’appui affiché du premier ministre sortant Nagib Mikati.
DÉPENDANT D’UN COMPROMIS IRANO-SAOUDIEN ?
Mais là est bien le problème, rien ne se fait au Liban sans l’aval des puissances régionales. Le camp sunnite ne votera pas pour Sleiman Frangié sans l’assentiment de Riyad. Quelques minutes après l’annonce du Hezbollah sur son choix électoral en faveur du leader de Marada, le très influent ambassadeur saoudien au Liban a exprimé dans un tweet l’opposition de son pays à la candidature du chef de Zghorta. Pourtant, selon certains bruits de couloir, l’Arabie saoudite ne serait pas contre son élection, à condition qu’il choisisse l’ancien représentant permanent du Liban auprès des Nations unies Nawaf Salam comme premier ministre. Pour balayer les doutes quant à un probable « troc », Walid Boukhari a commencé une série de rencontres politiques en vue d’influer en faveur du camp de l’opposition Michel Moawad. Le récent rapprochement entre Téhéran et Riyad avec la médiation de Pékin pourrait redistribuer les cartes au Liban et favoriser ainsi un compromis entre les deux puissances régionales. D’ailleurs, le chef du Hezbollah a été l’un des premiers à réagir à la déclaration d’un futur échange d’ambassadeurs entre Téhéran et Riyad. « Ce développement important pourrait ouvrir des horizons dans toute la région, ainsi qu’au Liban », a précisé Hassan Nasrallah.
Indépendamment des hésitations saoudiennes, Sleiman Frangié peut compter sur la Syrie, l’Iran, mais également sur la Russie. En voyage à Moscou en mars 2022 pour rencontrer le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov, l’homme de Zghorta a critiqué la position officielle du Liban et appelé Beyrouth à se tenir aux côtés de Vladimir Poutine dans son conflit contre l’Ukraine. Le chef de Marada se targue également d’avoir de bons rapports avec Paris.
Âgé de 57 ans, le candidat du nord du Liban est un homme clivant aussi bien sur la scène libanaise que sur la scène régionale. Son alliance avec le Hezbollah et la Syrie d’Assad fait de lui un paria pour une partie de l’opposition. Mais sa force réside indubitablement dans son anticonformisme et sa résilience, et le zaïm n’en est pas à son coup d’essai pour atteindre le palais de Baabda.
Cependant l’accession au pouvoir est pavée d’embûches. Avant un compromis sur l’élection du général Aoun en octobre 2016, le pays avait connu deux ans et demi sans président et 46 séances infructueuses du parlerment. Une chose est sûre, au pays du Cèdre il ne peut y avoir de président sans accord préalable des voisins régionaux qui influent les affaires de Beyrouth, à l’instar de l’Iran, de l’Arabie saoudite et de la Syrie, mais également des puissances occidentales comme la France et les États-Unis. Le zaïm de Zghorta sait donc ce qui lui reste à faire : prouver qu’il ne sera pas uniquement le candidat du Hezbollah et de Damas.
Orient XXI du 23 mars 2023
Alexandre Aoun
Franco-libanais. Analyste indépendant du Proche-Orient, il a travaillé auprès d’ONG au Liban et en Syrie. Il est également fondateur du site d’information monorient.fr
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