Israël semblait installé dans le confort de ses succès (économiques, technologiques, diplomatiques, culturels et scientifiques). La question palestinienne était en voie de marginalisation, le Moyen-Orient en proie à de plus graves tourments. La gauche était en miettes, le « mouvement de la paix » des années 1980 dans le coma, la colonisation des territoires palestiniens en progrès. Depuis près de vingt ans, la droite, dans toutes ses composantes, domine la scène politique. La vie comme à Lausanne ? L’heure du réveil, plutôt.
Voilà bientôt deux mois que des dizaines de milliers d’Israéliens manifestent tous les jours. Ces dernières semaines, ils étaient des centaines de milliers, dans un pays de 9 millions d’habitants. Pacifiques, résolus, patriotes, décidés à arrêter la dérive d’ultradroite du dernier, le sixième, des gouvernements de Benyamin Nétanyahou. Le chef de la vieille droite nationaliste israélienne, le Likoud, est, de façon quasi continue, aux commandes depuis près de quinze ans. A 73 ans, il aurait pu se retirer dans sa villa de Césarée et méditer face à la mer sur sa bonne fortune en politique.
Il pourrait revendiquer sa part de bilan positif. Les relations sont bonnes avec les grandes puissances de l’époque. Elles restent des plus étroites, même si parfois difficiles, avec l’allié et protecteur américain. Elles comptent peu de nuages avec la Russie de Vladimir Poutine, sont confortables avec l’Union européenne et s’annoncent fructueuses avec la Chine de Xi Jinping.
L’environnement diplomatique d’Israël ne dépend plus de l’état du conflit avec les Palestiniens. L’horizon régional s’éclaircit. A la paix avec l’Egypte (1979), puis avec la Jordanie (1994), sont venus s’ajouter en 2020 les accords dits d’Abraham qui établissent les relations avec l’Etat des Emirats arabes unis et Bahreïn. Le monde arabe normalise la présence de l’Etat hébreu dans le Moyen-Orient contemporain. Ce n’est pas rien.
Neutraliser les juges suprêmes
Mais voilà, tant d’années au pouvoir vous gonflent l’ego et il faut croire qu’elles fragilisent le sens moral. Nétanyahou est poursuivi par la justice pour un triple chef : « corruption », « abus de pouvoir », « fraude financière ». Il est revenu aux affaires afin d’échapper à ses juges. Pour ce faire, il lui a fallu, dans un geste néronien, s’associer aux plus extrémistes du spectre politique israélien – ultraorthodoxes et ultranationalistes. Les premiers sont partisans d’une théocratie juive : soumettre le pays à leur interprétation fondamentaliste du judaïsme. Les seconds veulent annexer la quasi-totalité de la Cisjordanie pour y multiplier librement les implantations.
Tel est l’objet de la réforme judiciaire qu’un Nétanyahou contraint par ses alliances entend promouvoir. Le pouvoir politique veut prendre la main sur la nomination et la carrière des juges. Dans un pays qui ne compte ni chambre haute ni Constitution, les plus visés des magistrats sont ceux de la cour suprême, ultimes protecteurs des différentes lois constitutionnelles dont le pays s’est doté au fil des ans. Le projet Nétanyahou prévoit de neutraliser les juges suprêmes. La Knesset, l’Assemblée nationale, pourra à une voix de majorité passer outre aux décisions de la cour.
Ce n’est pas un simple ajustement de l’équilibre des pouvoirs. C’est un changement de régime pour les Israéliens, le passage de la démocratie libérale au mode illibéral de gouvernement. La coalition qui gagne les élections devient propriétaire de l’Etat. La délicate mécanique de pouvoirs et de contre-pouvoirs, caractéristique de la démocratie libérale, est abolie. La volonté d’une petite majorité de circonstance l’emporte sur l’Etat de droit.
Appui des diasporas
Non, ont dit les manifestants. Et cette mobilisation historique, comme le pays n’en a pas connu depuis le début des années 1980, a obtenu le report du projet de loi gouvernemental. Toutes les élites d’Israël, de l’armée au high-tech, des syndicats aux patrons, de l’université à la culture, ont, admirablement, fait cause commune.
Les diasporas ont appuyé le mouvement, aux Etats-Unis mais en Europe aussi. Elles portent le même message. L’attachement à Israël est intimement lié au caractère démocratique de l’Etat, ont dit, à Bruxelles, lundi 27 mars, nombre de personnalités françaises – d’Alain Finkielkraut à la journaliste Anne Sinclair, de Robert Badinter à la sociologue Dominique Schnapper, pour n’en citer que quelques-unes.
Le lieu, une salle du Parlement européen, avait son importance. Le public aussi, bénéficiant de l’hospitalité du député Bernard Guetta : étaient là réunis des sympathisants du mouvement européen JCall, à l’invitation de son secrétaire général, David Chemla, mouvement fondé il y a treize ans dans ce même Parlement, pour dénoncer la colonisation des territoires et défendre la possibilité de la solution dite des « deux Etats ».
Sans doute revenait-il à l’un des invités israéliens, l’historien Elie Barnavi, ancien directeur du Musée de l’Europe, d’imaginer « l’après » : comment et pourquoi maintenir cette mobilisation ? Les luttes sont liées, elles dictent les priorités. Ce n’est pas un hasard si les alliés de Nétanyahou sont des colons de Cisjordanie : le parti des implantations, celui de l’annexion des territoires conquis en 1967, domine la majorité gouvernementale.
Or, deux régimes juridiques différents ne peuvent coexister longtemps sans que l’un – celui de l’occupation, une situation de non-droit pour les Palestiniens – finisse par gangrener l’autre – la démocratie et l’Etat de droit pour les Israéliens. D’où cette double nécessité, intrinsèquement liée, celle d’une Constitution et celle de mettre fin à l’occupation, a poursuivi Elie Barnavi, avant d’ajouter : « Mais, pour cela, il nous faut des alliés en Europe. »
par Alain Frachon
Le Monde du 31 mars 2023
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