« Un si grand amour ». Une nouvelle inédite de Katia Lanero Zamora

 

Pour cette nouvelle inédite, l’illustration a été réalisée Aurélien Police, lauréat du grand prix de l’Imaginaire (graphisme) en 2015, du prix des Imaginales et du prix européen de la Science-Fiction en 2017.© Aurélien Police
Face aux catastrophes climatiques, à la montée des néofascismes, aux bouleversements dus à l’I.A., aux conflits mondiaux, bref, face au chaos du monde, sommes-nous en panne d’avenirs désirables ? Si oui, comment oser de nouveau penser, radicalement et sans naïveté, ces futurs ? Pour répondre à ces questions, nos pages s’ouvrent à trois écrivains et écrivaines qui fabriquent aujourd’hui les nouveaux imaginaires francophones. Avec « Un si grand amour », l’écrivaine belge Katia Lanero Zamora, conclue cette série de nouvelles.

Katia Lanero Zamora
Après avoir travaillé dans l’édition et l’audiovisuel, cette autrice belge écrit bien des romans (les Ombres d’Esver, la Machine) que des nouvelles et des scénarios.

Sol lui demanda : « Qu’est-ce que tu crées pour le moment ? » et une fossette se creusa dans sa joue. C’est ce frémissement qui fit basculer Vega vers la certitude que cette personne ferait partie de sa vie pour longtemps. Elle ramassa sa chevelure sur une seule épaule – un réflexe quand elle se sentait en connexion avec quelqu’un – avant de répondre.
« Je me suis inscrite à un atelier céramique. Je suis obsédée par les tasses.
– Qu’est-ce que cela te permet d’explorer ?
– La joie. Boire une boisson chaude dans une jolie tasse, c’est déjà passer une bonne journée. Et toi ?
Il agita ses mains malmenées par le travail du bois – sa Vocation était de Construire.
– J’apprends le piano.
– Qu’est-ce que ça te permet d’explorer ?
– La nostalgie. Ça me fait penser à mon grand-père. Il me manque beaucoup. »
Lors de leurs sessions d’Expression suivantes, Vega avait créé une tasse qui évoquait la nostalgie et Sol avait appris un morceau joyeux. Comme l’intuition de Vega le lui avait soufflé, ils passèrent de longues années ensemble.
Aujourd’hui, tout lui rappelle Sol.
Les détails de deux vies agglomérées pendant quinze ans sont trop lourds à porter par une seule personne. Parfois, Vega oublie. Quand son chemin croise un bleu très maritime ou un parfum de cannelle, elle se dit, « il faut que je le raconte à Sol ». Et puis elle se rappelle que Sol ne sera plus jamais là. Elle doit désormais garder pour elle seule l’empreinte de ce bleu magnifique ou ce parfum de réconfort.
Le voyage a été long depuis la mort de Sol.
Presque toute la Communauté est rassemblée ce soir dans le public. Son Noyau, composé de ses parents et leurs partenaires, ses meilleurs amis et son fils sont installés au premier rang. Derrière le rideau lourd des coulisses, Vega prend une profonde inspiration. Elle va révéler à la Communauté la personne qu’elle est devenue à travers une performance.
Elle s’est d’abord réfugiée dans le silence et l’obscurité de son lit pour pleurer ce qu’elle avait besoin de pleurer. Son Noyau a pris soin de son fils le temps qu’elle ait la force d’affronter l’idée d’une vie sans Sol. Ensuite est venu le moment d’accepter. Elle a choisi de pousser la porte de la khoreiapathe pour l’aider à passer ce nouveau cap dans son existence.
Le langage manquait de nuances pour parler de sa douleur. Alors, c’est la danse qu’elle a choisie pour traverser son deuil.
« Et toi, quelle est ta Vocation ?
Elle avait ri.
– La Vocation de faire découvrir la Vocation des autres.
– Oh ! Tu es prof ?
– Exactement. »
Sol avait alors raconté combien découvrir la Vocation de Construire lui était venue sur le tard, alors qu’il avait d’abord pensé qu’il était fait pour Aider.
Vega avait garé son vélo devant la maison colorée de la khoreiapathe. Avait soufflé un instant. Était entrée.
Trois personnes levèrent les yeux sur elle. Il y avait Alfonse, le boulanger, Noam, qui avait huit ans, et Iris, qui venait d’achever son mois d’or après avoir mis au monde son bébé. Ils se contentèrent de sourire parce que tout le monde savait dans la Communauté que la parole était superflue chez la khoreiapathe.
La première étape de l’atelier, c’était la danse en cercle. La tête de Vega lui disait de fuir et retourner se cacher sous ses couvertures, mais le passé avait prouvé que garder ses émotions pour soi-même sans les partager menait à la violence et à la haine. Alors même si c’était compliqué, Vega entra comme les autres dans la salle de danse. Son reflet glissa sur les miroirs. Elle leva les yeux sur l’immense fresque qui représentait la généalogie des danses du monde, de leur origine à la Nouvelle ère. Près d’une enceinte, Loïe, la khoreiapathe était penchée sur une tablette où défilaient des titres de musique.
Loïe avait choisi ce nom au moment de la révélation de sa Vocation en hommage à la danseuse aux ailes de papillon. Son visage portait la sagesse inhérente à la Vocation de Guérir, qu’elle exerçait depuis trois décennies dans la Communauté. De longs voiles enrubannaient son corps mûr et tonique. D’un mouvement, elle invita les danseurs à prendre place.

Les joues de Loïe et de Vega s’épousèrent 
et elles ne formèrent plus qu’un corps, tanguant sur la musique.


Une petite appréhension gagna le groupe. La musique démarra et ils se placèrent en cercle. D’abord, se dérouiller, inviter son corps à prendre toute sa place, se libérer de ses pensées. Les mains dessinaient de grandes arabesques, les bras décrivaient des arcs maladroits. Les hanches ondulaient et les pas marquaient les temps. Puis, sans y penser, les corps commencèrent à se déplacer. La musique hypnotisait ; les jugements se suspendirent. La douleur de Vega se retira alors qu’elle se coordonnait aux mouvements des autres. Il s’agissait de faire groupe pour cette première séance et alors qu’ils apprivoisaient l’état émotionnel de chacun et chacune dans une danse traditionnelle de la Communauté, ils levèrent le regard et leurs yeux se rencontrèrent.
Un pas en avant, Vega exécuta une passe avec Alfonse. Deux pas sur le côté, elle tourna autour d’Iris. Et en sautant en arrière, elle se retrouva face à Noam qui lui transmit toute sa joie et sa curiosité. Elle éclata de rire. Un instant, sa peine s’effaça parce que affleurait le souvenir joyeux des bals aux lampions. Sa préférée, la Fête de l’Harmonie, célébrait le jour où, forte des blessures du passé, l’Humanité avait choisi d’arrêter de se saboter. Vega aimait ces moments d’union où tous et toutes – ses voisins, son Noyau – dessinaient des farandoles joyeuses et solidaires.
Ce mouvement était né dans le second quart du XXIe siècle. Les historiens et les historiennes l’avaient baptisé « la résistance par la fête ».
Le sourire de Vega s’effaça aussi vite qu’il était apparu : elle ne danserait plus jamais avec Sol. La peine l’envahit. Elle ne la retint pas.
La musique s’arrêta. Les danseurs, essoufflés, sortirent de leur danse. Ils s’étaient compris sans un mot. Iris cherchait sa nouvelle identité maintenant qu’elle était mère. Alfonse traversait une andropause qui le faisait douter de sa place dans la Communauté. Quant à Noam, la perte de sa dernière dent de lait le plongeait dans les sentiments paradoxaux de l’envie brûlante de grandir et la peur de quitter l’enfance. Les autres savaient que Vega était dévastée par la mort de l’amour de sa vie.
Après quelques semaines de danse en cercle, ils étaient prêts pour les sessions « Partenaires ». Ils danseraient chacun à leur tour avec Loïe pour explorer une communion plus intime puis, deux par deux.
Noam était le premier à s’y essayer. Quand la musique se lança, le petit garçon hésita. L’émotion le gagna. Bienveillante, Loïe l’observa, le guida pas à pas. Ils s’accordèrent sur une oscillation, d’abord proches, puis de plus en plus éloignés. L’enfant se libéra et confiant, virevolta seul, habité. Loïe dansait en écho, puis ce fut elle qui synchronisa son corps aux mouvements de Noam. Ils se répondaient, indépendants mais connectés. La dernière note, heureuse, laissa l’enfant ravi et fier de ce que son corps était capable de faire. Le reste du groupe applaudit.
Loïe se pencha ensuite vers Vega. Tremblante, tétanisée, elle se leva.
Elle oublia que le reste du groupe les observait et fixa son attention sur la khoreiapathe et sur les battements de son cœur. Ses membres, lourds, refusaient de bouger. Toute chaleur l’avait désertée. Loïe patienta.
Que faire maintenant qu’une bulle de chagrin la coupait du monde ? Qui pouvait la comprendre ? Comment improviser le reste de sa vie ? Pourquoi fallait-il que Sol tombe malade ? La tristesse l’envahit. Les voiles de Loïe frémirent ; ses bras forts se refermèrent autour de Vega.
La jeune veuve se laissa aller contre le pilier qui la soutenait. Il lui transmit sa chaleur ; sa peau frissonna. Leurs centres s’accordèrent. Elles pivotèrent, les voiles s’enroulèrent autour de Vega. Leurs joues s’épousèrent et elles ne formèrent plus qu’un corps, tanguant sur la musique.
D’abord, Loïe guida Vega. Elle lui indiquait la direction, l’intensité, le repos. Peu à peu, elle la laissa investir l’espace de sa personnalité. Vega s’ouvrit enfin. Elle teinta sa danse de sa nostalgie de la pluie sous un parapluie à deux. La douleur de dire à son fils que son Noyau se construirait sans son père.
Les blagues qu’elle ne dirait plus parce que personne ne les comprendrait jamais comme Sol. Loïe s’opposa ou répondit aux gestes de Vega pour l’amener plus loin dans sa peine. Une colère terrassante l’anima soudain ; cette colère qui déferlait, Loïe devait la suivre, la recevoir, et, pour finir, l’accueillir.
À la culpabilité, elle répondit par l’amour, même si ses voiles se déchiraient sous la violence de l’injustice. Vega s’emportait : elle se sépara et dansa le désespoir. Son corps hurla jusqu’à trébucher, mais Loïe la rattrapa. Elle la ramena à elle tout doucement. Leurs souffles se connectèrent. Dans les bras de la partenaire, Loïe comprit qu’elle n’était pas seule.
Pendant de longs mois, le groupe se retrouva séance après séance pour danser à deux. Si Alfonse, Iris et Noam étaient capables d’accepter la nouvelle phase de leurs vies, Vega, inspirée par leurs mouvements, le pouvait aussi. Elle retrouva l’envie de se lever le matin. De jouer avec son fils. De retourner à sa Vocation. Elle n’oubliait pas Sol. Elle apprenait à vivre en son absence.
Il fut temps de penser à sa Performance, la danse qu’elle exécuterait seule, sans partenaire, sans cercle. Danserait-elle le deuil ? La tristesse ?
Elle chercha, explora, avec l’aide de ses amis et de Loïe.
Ce soir, Vega, la main sur le cœur, attend qu’Iris termine une prestation touchante évoquant le corps en mutation, sous une pluie d’applaudissements. Vega se connecte à son émotion.
Une fossette. Un parapluie trop petit. Une tasse bosselée. Un accord de piano raté. Des rires sous cape pour ne pas réveiller l’enfant enfin endormi. Des mains écorchées aux gestes doux.
La scène est à elle.
Elle s’avance.
Elle danse la chance d’avoir connu un si grand amour.

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