L’adoption par le Conseil de sécurité des Nations unies, le 17 novembre dernier, d’un plan américain pour Gaza très favorable à Israël représente un succès diplomatique pour ce pays. Mais, simultanément, la cause israélienne devient de plus en plus impopulaire aux États-Unis, malgré la puissance de son lobby.
La question d’Israël percute la politique américaine. Elle crée dans les deux grands partis une ligne de fracture à la fois médiatique et générationnelle. Les voix les plus hostiles au gouvernement israélien sont souvent jeunes et s’informent sur les réseaux sociaux et les chaînes YouTube. Les partisans d’Israël, plus âgés, sont pétris par une propagande plus traditionnelle, de Fox News au New York Times, que relaient depuis des décennies les dirigeants démocrates comme républicains.
Le Congrès américain illustre jusqu’à la caricature cette communion. Exemple, le 2 février 2021. Ce jour-là le Sénat acte, par une majorité de 97 voix contre 3, le maintien de l’ambassade des États-Unis en Israël à Jérusalem. La décision de la déplacer — elle était précédemment localisée à Tel-Aviv comme presque toutes les autres ambassades — avait été prise quatre ans plus tôt par le président Donald Trump. Il avait alors rompu avec le droit international et avec le choix de tous ses prédécesseurs depuis près de soixante-dix ans.
La continuité l’a en revanche emporté en février 2021. Conformément aux préférences du gouvernement israélien, les démocrates revenus au pouvoir n’ont pas relocalisé l’ambassade. Sur ce point au moins, le président démocrate Joseph Biden a prolongé la politique de son prédécesseur. Quelques années plus tôt, honorant à Washington la fête nationale israélienne, il avait commencé son discours en ces termes : « Je suis Joe Biden, et tout le monde sait que j’adore Israël. »
Depuis, la passion a fléchi dans son camp. Un moment-clé a marqué les esprits. Participant en juin dernier à un débat entre les candidats démocrates à la mairie de New York, M. Zohran Mamdani dut comme ses concurrents répondre à la question (piège pour lui) : « Où choisiriez-vous d’effectuer votre premier déplacement de maire à l’étranger ? » Nul n’ignorait la destination attendue. « Première visite, la Terre sainte », lance Mme Adrienne Adams. C’était évidemment la bonne réponse. Grand favori du scrutin à l’époque, l’ancien gouverneur de New York Andrew Cuomo ne pouvait donc que la compléter : « Compte tenu de l’hostilité et de l’antisémitisme qui existent à New York, j’irai en Israël. » M. Whitney Tilson ajouta à son tour quelques mots, mais pour dire bien sûr la même chose : « Oui, je ferai mon quatrième voyage en Israël, suivi par mon cinquième en Ukraine, chez deux de nos plus proches alliés qui se battent sur le front de la guerre globale contre le terrorisme. » Cette fois, il ne manquait plus un bouton de guêtre. Le débat s’annonçait bien, chaque candidat avait passé haut la main l’épreuve des exercices imposés.
Puis vint le tour de M. Mamdani : « Je resterai à New York pour répondre aux habitants des cinq arrondissements. » Le défilé des réponses précédentes n’avait suscité aucune relance. Mais là une journaliste digne de ce nom devait exercer son métier : « M. Mamdani, puis-je intervenir : visiterez-vous Israël si vous êtes élu ? » Décidément dissipé, le mauvais élève répéta que ce serait pour lui New York d’abord. La journaliste insista, lui soufflant presque la bonne réponse : « Dites-nous juste oui ou non. Êtes-vous favorable à Israël, État juif ? » M. Mamdani, qui avait qualifié de génocidaire la guerre de Gaza, ne céda pas : « Israël a le droit d’exister, avec des droits égaux pour tous ses citoyens. » Sur scène, M. Cuomo exultait : « Il a répondu non, il n’ira pas en Israël ! » L’ancien gouverneur, ancien ministre du logement et de l’urbanisme du président William Clinton, en était certain : son concurrent musulman venait de commettre une erreur de débutant dans une métropole peuplée de 1 300 000 Juifs. C’est M. Cuomo qui se trompait. Et il fut battu en juin lors des primaires de son parti, puis à nouveau le 4 novembre lors de l’élection générale. Ce jour-là, un tiers des Juifs votèrent pour M. Mamdani ; 60 % des électeurs démocrates citèrent son refus de rendre les armes — c’est-à-dire de se rendre en Israël — comme motif de leur choix. « Embrasser le mur » des Lamentations à Jérusalem venait de se métamorphoser en marque de soumission. S’y opposer devint une preuve de courage.
« Une armée de lobbyistes »
On observe à présent un renversement identique côté républicain, en particulier dans les rangs des militants trumpistes de « L’Amérique d’abord ». Une de leurs cibles les plus détestées est le sénateur de Caroline du Sud Lindsey Graham. Néoconservateur frénétique, il fait penser aux personnages de sudistes cyniques et corrompus campés par William Faulkner ou Tennessee Williams. Car M. Graham aime les guerres — en Irak, en Syrie, en Ukraine, en Iran, à Gaza, au Venezuela, partout —, et tout autant le complexe militaro-industriel qui finance ses campagnes. Il est également épris de M. Benyamin Netanyahou. Dans un clip de mars 2024, on le voit rayonnant à ses côtés : « C’est ma cinquième visite ici depuis le 7 octobre. Mon cher ami, je suis venu vous montrer mon soutien. Je suis aussi là pour combattre une forme de légende de sang qui prétend que l’État d’Israël utiliserait la famine comme arme de guerre. »
L’influenceur d’extrême droite Tucker Carlson, qui abhorre les néoconservateurs, s’oppose à toute aide américaine à Israël et plus largement à toute implication militaire des États-Unis au Proche-Orient. Il a largement diffusé le clip de M. Graham afin de mieux le discréditer : « C’est comme un “infomercial”. Il fait les relations publiques d’une nation étrangère. Est-ce là son travail de sénateur américain ? Cinq mois, cinq visites en Israël : une visite par mois ! » En novembre 2026, M. Graham sera candidat à sa réélection ; le président Trump le soutient déjà. Carlson entend qu’il morde la poussière. Il appuie son rival républicain lors des primaires.
Même avec l’énorme caisse de résonance de sa chaîne YouTube et son talent de polémiste, le pari de Carlson n’est pas gagné. Car ce n’est pas uniquement par malveillance qu’on a qualifié le Congrès américain de territoire occupé israélien. Un lobby puissant, efficace, redouté, l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), y fait la loi (1). Avec pour résultat qu’Israël est le pays le plus aidé par les États-Unis : 22 milliards de dollars depuis le 7 octobre 2023, 112 dollars payés l’an dernier par chaque contribuable américain pour équiper l’armée de M. Netanyahou.
Jusqu’à présent, cette prodigalité envers un État dont le produit intérieur brut par habitant est pourtant proche de celui de l’Allemagne ne faisait guère l’objet d’un débat. En 2016, peu avant de quitter la Maison Blanche, le président Barack Obama augmenta même le montant de l’aide promise à Tel-Aviv, garantissant à Israël 38 milliards de dollars pour la décennie 2018-2028. M. Graham, dirigeait alors la sous-commission du Sénat chargée de répartir l’aide étrangère. Il réclama davantage, comme toujours. Depuis le 7 octobre, son souhait a été comblé : les États-Unis ont financé 70 % de la guerre de Gaza.
Bien que plantureuses, ces sommes ne rendent pas pleinement justice à l’immensité des concours américains à Israël. On devrait en effet pour être tout à fait complet y ajouter l’assistance de Washington à l’Égypte (1,4 milliard de dollars par an) et à la Jordanie (1,8 milliard de dollars en 2024) vu qu’elles furent consenties à ces deux pays après qu’ils eurent signé des traités de paix avec Israël — et uniquement parce qu’ils l’avaient fait. Leur liberté de contrarier leur voisin, ses guerres et leur parrain américain s’en trouve réduite. En février dernier, lorsqu’il envisageait de vider Gaza de sa population pour en faire une Riviera, le président Trump a d’ailleurs menacé de remettre en cause les crédits versés au Caire et à Amman si les deux pays refusaient d’accueillir définitivement une partie des Palestiniens chassés de leur territoire (2). Au même moment, il réclamait du Congrès un crédit supplémentaire de 12 milliards de dollars pour l’armée israélienne.
Ce puits sans fond pour le contribuable américain paraît se situer à l’opposé du projet trumpien de faire rendre gorge à tous les pays qu’il accuse d’avoir abusé de la générosité des États-Unis. De quoi apporter de l’eau au moulin des avocats — conséquents — de « L’Amérique d’abord ». Dont Carlson, qui, lors d’un débat l’opposant en juin dernier à un influenceur pro-israélien, estimait : « Israël ne pourrait pas exister sans l’appui des États-Unis. Son programme nucléaire vient des États-Unis. Son économie est soutenue par les États-Unis. Je n’attaque pas Israël, je cite des faits. Israël le sait d’ailleurs, ce qui explique qu’il dispose ici d’une armée de lobbyistes et d’influenceurs. Et Bibi [M. Netanyahou] est déjà venu deux fois en trois mois. »
Mme Nimarata (« Nikki ») Haley, qui incarne avec M. Graham l’aile néoconservatrice du Parti républicain, prétend en revanche que « ce n’est pas Israël qui a besoin des États-Unis, ce sont les États-Unis qui ont besoin d’Israël ». Se rendant sur place le 29 mai 2024, elle a joint le geste à la parole en écrivant sur une bombe destinée à Gaza : « Achevez-les, l’Amérique aime Israël ». De quoi inviter Carlson et quelques autres à se demander comment « un pays minuscule et en lui-même insignifiant », qui a la « puissance économique de l’Arizona et la population du Burundi », peut ainsi maintenir la superpuissance américaine dans « un état d’intimidation perpétuelle ».
Comment ? En 2007, deux géopolitistes réputés, John Mearsheimer et Stephen Walt, l’un enseignant à l’université de Chicago, l’autre à Harvard, ont proposé une réponse dans un ouvrage titré Le Lobby pro-israélien et la Politique étrangère américaine (3). Le livre a fait sensation et scandale. Sa thèse développée en 500 pages et près de 1 500 notes était résumée d’emblée : le « soutien matériel et diplomatique considérable que les États-Unis fournissent à Israël » ne s’explique pas seulement par « des motifs d’ordre stratégique ou moral ». Il est « en grande partie dû à l’influence politique du lobby pro-israélien, un ensemble d’individus et d’organisations travaillant activement à l’orientation de la politique étrangère américaine ».
Le bilan du travail d’influence de ce lobby était apprécié très négativement dès cette époque : « En plus d’encourager les États-Unis à apporter un soutien plus ou moins inconditionnel à Israël, certains de ces groupes et individus ont joué un rôle-clé dans la définition de la politique américaine à l’égard du conflit israélo-palestinien, dans la désastreuse invasion de l’Irak, et dans la tension actuelle avec la Syrie et l’Iran. » La politique régionale des États-Unis, contraire à leurs intérêts, était également jugée « nuisible aux intérêts à long terme d’Israël ».
Depuis deux ans, cet ouvrage est très régulièrement cité, à droite comme à gauche, par les suiveurs de M. Mamdani comme par ceux de Carlson. Et l’analyse des auteurs déborde aujourd’hui très largement les confins d’un journalisme de niche destiné à des militants politiques et à des universitaires. Elle est relayée par des youtubeurs à l’audience extravagante (certaines de leurs émissions affichent des dizaines de millions de vues). Un écho d’autant plus inattendu que les idées exposées par les deux professeurs avaient à l’origine fait l’objet d’un tir de barrage. Et même d’une censure. Leur article sur le sujet fut refusé en 2005 par The Atlantic Monthly, qui l’avait pourtant commandé trois ans plus tôt. Mais, après avoir disséminé d’énormes bobards qui avaient débouché sur la guerre d’Irak, le magazine regrettait peut-être de ne pas avoir plutôt lancé une enquête pour démasquer le lobby qatari, russe ou émirati.
Depuis une vingtaine d’années, Mearsheimer et Walt insistent sur deux particularités américaines du lobby qu’ils étudient. D’abord sa solidité et sa résilience quasi sans égales dans l’histoire des États-Unis. Ensuite le fait qu’on ne doit pas le qualifier de « lobby juif » (Jewish lobby) car il inclut une proportion croissante de chrétiens évangéliques. La spécificité de la relation israélo-américaine est toutefois plus ancienne que la puissance de ce groupe de pression. L’historien britannique Perry Anderson observe par exemple que les États-Unis, après avoir veillé à ne pas être associés aux empires coloniaux européens acquis au cours des XVIIIe et XIXe siècles, ont néanmoins lié leur destin à un pays expansionniste créé en pleine vague de décolonisation. Et ont accru le risque qu’ils prenaient en s’engageant à fond aux côtés d’un État né sur un fondement explicitement religieux dans une région du monde où cette religion était extrêmement minoritaire. « On pouvait difficilement imaginer une combinaison plus inflammable (4) », résume Anderson.
Les résultats obtenus par l’Aipac n’en sont que plus remarquables. Comme le signale Eric Alterman, un des spécialistes du sujet, le lobby pro-israélien « exerce son influence par d’autres moyens que l’argent. Il recrute des candidats au Congrès, les aide quand ils sont élus à trouver leurs assistants parlementaires. Il rédige les propositions de loi, organise les réceptions, les voyages organisés, les conférences de presse, et salit la réputation de ceux qui se dressent contre lui. Son pouvoir et son influence ont créé au Capitole une atmosphère telle qu’il n’a même pas besoin d’agir pour obtenir ce qu’il veut. Anticiper sa réaction négative suffit pour que certaines options politiques soient écartées (5). » L’Aipac s’est ainsi targué sur son site d’avoir obtenu que les États-Unis continuent de verser des milliards de dollars d’aide à Israël, qu’ils durcissent leurs sanctions contre l’Iran, qu’ils punissent les entreprises qui voudraient s’en prendre à des intérêts israéliens et qu’ils appuient la guerre contre Gaza jusqu’au démantèlement du Hamas. Un joli tableau de chasse.
Les réseaux sociaux, avant-garde de la critique
Or, depuis octobre 2023, les critiques de cette politique se multiplient. Les bouches s’ouvrent, ou plus exactement elles disposent enfin de relais — les podcasts, les réseaux sociaux — pour qu’on les entende. Car la surpuissance de l’Aipac ne passionnait pas la presse mainstream, alors même que l’influence et les pressions étaient visibles à l’œil nu. Ainsi celles que dévoile M. Matt Gaetz, un partisan tellement inconditionnel de M. Trump que sitôt réélu président ce dernier a voulu faire de lui son ministre de la justice. Lorsque vous êtes membre de la Chambre des représentants, se souvient M. Gaetz, « le leadership républicain du Congrès et même les présidents de commission exercent une pression sur vous. Si vous siégez à la commission des affaires étrangères, à celle de la défense, à celle du renseignement, vous devez participer aux voyages organisés par l’Aipac ». Il s’y est retrouvé en excellente compagnie, puisque depuis 2012 plus du quart des 4 100 voyages professionnels à l’étranger de parlementaires américains et de leurs assistants ont eu pour destination Israël. C’est davantage pour ce seul État que le total des visites de ce type au Canada, en Amérique latine et en Afrique réunis (6).
Une fois en Israël, les parlementaires sont choyés de diverses manières… « J’étais, poursuit M. Gaetz, à l’hôtel King David et j’ai dû revenir subitement dans ma chambre pendant que le reste du groupe participait à une activité prévue. J’y ai trouvé quelqu’un qui prétendait être employé de l’hôtel et réaliser un inventaire mais qui n’avait rien en main pour le faire. » Car la passion des services secrets israéliens pour l’espionnage n’épargne ni les alliés ni les bailleurs de fonds. Dans ses Mémoires, M. Boris Johnson relate par exemple que, lors d’une visite à Londres en 2017, M. Netanyahou aurait lui-même installé un système d’écoute dans les toilettes de son appartement privé (7). Deux ans plus tard une tentative du même type cibla la Maison Blanche ; les services de renseignement américains incriminèrent Israël. Mais M. Trump ne réagit pas. Quant aux médias américains, alors déchaînés à raconter des bobards sur le « Russiagate », ils évacuèrent d’un ton badin cette découverte d’une affaire d’espionnage bien réelle dans la capitale. Le 12 septembre 2019, sur CBS, la journaliste chargée des dossiers de sécurité nationale résumait ainsi la chose : « La plupart des responsables américains à qui j’ai parlé ce matin disent que c’est gênant mais pas très surprenant, et puis c’est loin d’être le pire des scénarios possibles. D’autres services de renseignement étrangers beaucoup moins bien disposés envers nous veulent savoir ce qui se dit à la Maison Blanche. » Conclusion de la journaliste : « Tout le monde espionne. Les adversaires espionnent les adversaires, et les alliés espionnent les alliés. » En somme, rien de grave puisqu’il s’agissait d’Israël.
M. Gaetz raconte aussi que lorsqu’il se présenta devant les sénateurs pour obtenir leur aval comme ministre de la justice — il dut retirer sa candidature après avoir été accusé d’actes sexuels avec une mineure — il fut étonné par certaines des questions posées par les parlementaires : « Combien de produits israéliens dois-je avoir chez moi pour prouver que je ne suis pas un partisan du boycott ? Je me suis demandé pourquoi un élu du Midwest me pose une question pareille alors que ça ne peut pas être un aspect très important de ce que ses électeurs attendent d’un ministre de la justice. »
Faire plaisir à Mme Adelson
Les critiques de la politique américaine au Proche-Orient croient connaître la réponse : la peur et l’argent. Dès 1982, le lobby pro-israélien a prouvé qu’il pouvait punir ceux ne s’alignaient pas sur ses choix Cette année-là, il fit battre le député sortant, Paul Findley, coupable d’avoir rencontré Yasser Arafat, en lançant et en appuyant un candidat contre lui. Deux ans plus tard, un autre élu républicain de l’Illinois, Charles Percy, qui présidait la commission des affaires étrangères du Sénat, mordit à son tour la poussière quand l’Aipac finança successivement un candidat républicain contre lui lors des primaires, puis un autre, démocrate, lors de l’élection générale. Les deux élus critiques d’Israël disparurent de la scène politique. Findley profita de son repos forcé pour écrire un livre relatant sa mésaventure (8).
Lors des dernières élections législatives, en novembre 2024, l’Aipac a investi 45,2 millions de dollars, un record historique, dont la moitié pour battre deux députés progressistes, M. Jamaal Bowman à New York et Mme Cori Bush dans le Missouri. L’un et l’autre avaient fauté en étant les premiers à réclamer un cessez-le-feu à Gaza. Dans le Congrès qui siège à l’heure actuelle, 349 élus, soit 65 % des membres, ont reçu de l’argent d’un des groupes — Aipac, Anti-Defamation League, United Democracy Project, etc. — qui composent le lobby pro-israélien (9). Et les candidats démocrates ont été choyés davantage par l’Aipac (58,6 % du total) que leurs adversaires (38,5 %) (10). Le président républicain de la Chambre, M. Mike Johnson, a reçu 654 000 dollars ; le New-Yorkais Hakeem Jeffries, président du groupe démocrate dans la même assemblée, 933 000 dollars. Si M. Jeffries a néanmoins appelé à voter en faveur de M. Mamdani, c’est moins d’une semaine avant le scrutin, et comme on va à l’abattoir. Son homologue au Sénat, M. Charles (« Chuck ») Schumer, également élu de New York, lui aussi financé par l’Aipac, a préféré ne pas faire connaître son choix.
Le président Trump a un talent désarmant pour exposer l’état de corruption de la démocratie américaine. Deux mois avant sa réélection, il s’exprime devant l’Israeli American Council en présence de Mme Miriam Adelson. Née en Israël, où elle a vécu toute la première partie de sa vie avant de rencontrer son mari américain, le milliardaire et magnat des casinos Sheldon Adelson, décédé en 2021, elle est de très loin la principale bailleuse de fonds de M. Trump. Le 19 septembre 2024, il rappelle donc devant elle ce que fut sa politique au Proche-Orient pendant son premier mandat : « J’ai reconnu la souveraineté israélienne sur les hauteurs du Golan. Miriam et Sheldon venaient à la Maison Blanche, probablement plus souvent que n’importe qui en dehors de ceux qui y travaillent. Et quand je leur donnais quelque chose pour Israël, ils réclamaient aussitôt quelque chose de plus. Je leur disais : laissez-moi deux semaines, s’il vous plaît ! Mais je leur ai donné les hauteurs du Golan qu’ils hésitaient à me réclamer. Même Sheldon n’avait pas le culot de me le demander. Et vous savez quoi ? Un jour j’ai dit à David Friedman [alors ambassadeur des États-Unis en Israël] : donnez-moi un cours rapide sur le Golan, genre cinq minutes maximum. Il l’a fait. Et j’ai dit : bon, on y va. En un quart d’heure, c’était réglé. »
Un peu plus tôt, M. Trump avait offert un autre cadeau au couple en décernant à Mme Adelson la « Presidential Medal of Freedom », la plus haute distinction américaine accordée à un civil. Qui aurait osé discuter des mérites d’un couple ayant versé 200 millions de dollars au Parti républicain depuis 2012 ? Et dès lors que la veuve en a déboursé un peu plus de la moitié rien qu’en 2024, pour faire réélire M. Trump, elle obtiendra peut-être un jour qu’il consente à l’annexion de la Cisjordanie.
Un tel choix rencontrerait néanmoins deux obstacles sur le front intérieur : l’opinion publique au sens large, mais aussi les journalistes indépendants et youtubeurs dont raffolent les jeunes républicains. Du côté de l’opinion publique, les choses sont simples. Les efforts de l’Aipac n’y pourront plus rien : la cause d’Israël est devenue radioactive aux États-Unis. Son action à Gaza est désapprouvée par 60 % des Américains, contre 32 % qui la soutiennent. Et, pour la première fois depuis que cette question leur a été posée (en 1998), ils sont également plus nombreux à soutenir les Palestiniens que les Israéliens. Un tel retournement s’observe aussi parmi les millions de Juifs du pays. En juin 2013, 30 % d’entre eux estimaient que les États-Unis ne soutenaient pas assez Israël ; 10 % jugeaient au contraire cet appui excessif. Les chiffres se sont inversés : 20 % d’un côté ; 32 % de l’autre (The Washington Post, 4 octobre 2025). Une minorité significative des Juifs américains (39 %) estime même désormais que l’armée israélienne commet un génocide à Gaza.
Au sein du Parti républicain, le problème est plus sérieux encore que pour les démocrates. L’affrontement, violent, oppose deux tendances irréconciliables qui se qualifient volontiers de traîtres ou de néonazis. Les premiers, plus nationalistes, plus jeunes, s’offusquent que leur président défende quasi aveuglément la cause de M. Netanyahou ; les seconds refusent qu’on les soupçonne de double allégeance, c’est-à-dire de vouloir remplacer MAGA (« Make America Great Again ») par MIGA (« Make Israel Great Again »). À leurs yeux les deux combats sont en effet indissociables, y compris parfois pour des raisons religieuses : « Si l’Amérique laisse tomber Israël, Dieu nous laissera tomber », tonne le sénateur Graham lorsqu’il cherche à convaincre ses ouailles protestantes. « Je suis entré au Congrès avec l’intention déclarée d’être le défenseur principal d’Israël au Sénat », a admis son collègue Ted Cruz lors d’un entretien avec Carlson, pour qui cet aveu en soi était scandaleux.
À force d’avoir été employée abusivement, l’accusation d’antisémitisme s’est démonétisée. Quand les Juifs américains s’éloignent d’Israël et que la cause de cet État est désormais embrassée avec passion par des chrétiens évangéliques, la manœuvre devient sans doute trop grossière. D’autant que même le monolithisme des évangéliques s’ébrèche. La preuve par Charlie Kirk, assassiné le 10 septembre dernier. Très populaire auprès de la jeunesse ultraconservatrice, chrétienne, masculine et blanche, couvé et financé par le lobby pro-israélien, le militant ultraconservateur s’employait avec succès à diffuser sa foi et ses opinions dans les universités américaines. Il a pourtant suffi qu’il exprime des doutes sur la politique des États-Unis au Proche-Orient et qu’il invite Carlson à exposer ses convictions isolationnistes ainsi que sa détestation de M. Netanyahou pour que lui aussi se voie qualifier d’antisémite. Et pour que son organisation, Turning Point USA, perde l’appui de plusieurs gros donateurs juifs. Dans une galaxie trumpiste où règne l’obsession des complots, l’assassinat de Kirk a été attribué, sans preuve, aux services secrets israéliens. La viralité de l’accusation a même conduit M. Netanyahou à la démentir séance tenante dans un podcast, à l’imputer à des « rumeurs dégoûtantes peut-être financées par le Qatar » et à couvrir d’éloges le nouveau martyr de la jeunesse républicaine, « cœur de lion et ami d’Israël ». Suintant l’insincérité, cette prestation a accru les soupçons qu’elle espérait éteindre.
L’affaire dite « Epstein » n’a rien arrangé. Le suicide en prison jugé suspect du milliardaire accusé de trafic de mineures Jeffrey Epstein, le rôle d’agent ou d’informateur du Mossad qu’on lui prête, ses contacts et ses amitiés dans la haute société, de M. Clinton à M. Trump, la répugnance à rendre publics les dossiers qui le concernent, tout cela a conforté l’image d’une classe politique plus sensible aux pressions et aux machinations d’un lobby étranger qu’aux intérêts du peuple américain. L’actuel locataire de la Maison Blanche, qui aurait aimé enterrer l’affaire, à laquelle il est mêlé comme beaucoup d’autres, a dû faire machine arrière pour contenir le soulèvement de sa base. Laquelle ne lui reproche plus seulement sa proximité avec Israël, mais aussi de s’employer à mettre au pas les réseaux sociaux, TikTok compris, qui relaient des propos ou images critiquant cet État (lire « Le huitième front »).
Le motif invoqué dans ce genre de cas est le « discours de haine », l’antisémitisme. Carlson y a prêté le flanc en invitant à son émission le podcasteur Nicholas Fuentes, très apprécié par un public de jeunes hommes blancs en colère, souvent solitaires et asociaux. Fuentes s’est découvert trumpiste à 18 ans. Depuis qu’elles ne sont plus censurées par tous les réseaux sociaux, ses tirades, souvent misogynes, racistes et antisémites, se sont succédé sans susciter une attention démesurée. Il y a trois ans, M. Trump l’avait même invité à déjeuner à Mar-a-Lago en compagnie du rappeur Kanye West. Mais, à présent que Fuentes se consacre de plus en plus à la critique d’Israël, le tocsin sonne dans les rangs républicains. On y prétendait, comme dans d’autres pays, que le « nouvel antisémitisme » proliférait surtout à gauche sous pavillon palestinien, on retrouve l’ancien très vivace à la lisière de son propre camp. Un instant ébranlé par un ouragan de critiques, Carlson a répondu qu’il était journaliste et donnait la parole à des gens qui ne pensaient pas nécessairement comme lui, qu’il avait, quant à lui, récusé le lien entre lobby pro-israélien et « communauté juive mondiale ». Quant à offrir à Fuentes une tribune très suivie, celui-ci disposait déjà de la sienne.
L’effroi et la panique morale de certains républicains pro-israéliens paraissent d’autant plus surjoués que ceux qui l’expriment sont parfois coutumiers des propos exterminateurs, mais visant des Arabes. « Je pense que c’était OK pour les États-Unis de larguer deux bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki afin de parer à une menace existentielle, a par exemple estimé M. Graham l’an dernier. Je dis à Israël : faites le nécessaire pour survivre comme État juif » (NBC, 14 mai 2024). Or il ne s’agit pas ici de l’outrance néonazie d’un podcasteur, mais de la déclaration génocidaire d’un sénateur. Suffisamment puissant et respecté pour que le Quai d’Orsay et l’Union européenne œuvrent de concert avec lui sur le dossier de l’Ukraine.
Après avoir été capturé par M. Trump en 2016, puis réunifié dans la dévotion à son nouveau champion, le Parti républicain vit donc une nouvelle crise majeure. La fraction néoconservatrice, à laquelle appartiennent à la fois M. Graham et le secrétaire d’État Marco Rubio, espérait que le départ de l’actuel président à l’issue de son mandat leur permettrait de retrouver une certaine tranquillité idéologique en remettant en selle le vieux parti reaganien d’autrefois. L’aversion croissante qu’inspire Israël y compris dans les rangs ultraconservateurs leur complique la tâche. Le vice-président James Davis Vance, plus proche des idées de Carlson, est embarrassé par sa radicalisation et par sa popularité, car il lui est impossible de s’écarter de la « ligne » fixée par M. Trump sur ce dossier du Proche-Orient.
Politiquement toxique
Côté démocrate, les choses sont plus simples. La politique pro-israélienne conduite par MM. Clinton, Obama et Biden n’a plus d’appui populaire. Le sénateur John Fetterman, qui la soutient encore, admet qu’elle « risque de [lui] coûter [son] siège ». Les candidats putatifs à la prochaine élection présidentielle — MM. Pete Buttigieg, Gavin Newsom, Cory Booker, Joshua Shapiro par exemple — savent qu’elle est politiquement toxique et doivent bafouiller leur embarras quand on les interroge à ce propos. Des parlementaires démocrates renoncent au soutien de l’Aipac. L’un d’eux, le représentant du Massachusetts Seth Moulton, a même annoncé, le 16 octobre dernier, qu’il rembourserait toutes les donations qu’il a reçues de ce lobby. Même les « voyages d’étude » tous frais payés des nouveaux élus démocrates en Terre sainte attirent moins de candidats (11).
Toutefois, dès lors qu’Israël dépend toujours autant des États-Unis, cette désaffection et ces défections ne constituent pas forcément une bonne nouvelle à court terme pour les Palestiniens. M. Netanyahou et ses alliés peuvent en effet en déduire que la carte blanche que leur a laissée Washington depuis plus de sept décennies pourrait bientôt expirer. Et qu’ils doivent donc parachever à marche forcée leur réalisation du « Grand Israël ».
par Serge Halimi
Le Monde-diplomatique - Décembre 2025
(1) Lire « Le poids du lobby pro-israélien aux États-Unis » et « Aux États-Unis, Israël n’a que des amis », Le Monde diplomatique, respectivement août 1989 et juillet 2003 ; lire aussi Alain Gresh, « Lobby israélien, le documentaire interdit », Le Monde diplomatique, septembre 2018.
(2) Cf. Zolan Kanno-Youngs et Shawn McCreesh, « Trump says he may cut aid to Jordan and Egypt if they don’t take Gazans », The New York Times, 10 février 2025.
(3) John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt, Le Lobby pro-israélien et la Politique étrangère américaine, La Découverte, Paris, 2007.
(4) Perry Anderson, Comment les États-Unis ont fait le monde à leur image. La politique étrangère américaine et ses penseurs, Agone, Marseille, 2015.
(5) Eric Alterman, « The coming Jewish civil war over Donald Trump », The New Republic, New York, 8 mai 2025.
(6) Aidan Hughes, Cait Kelley et Daryl Perry, « Members of Congress have taken hundreds of Aipac-funded trips to Israel in the past decade », The Howard Center for Investigative Journalism, 1er novembre 2024
(7) Boris Johnson, Indomptable, Stock, Paris, 2024.
(8) Paul Findley, They Dare to Speak Out : People and Institutions Confront Israel’s Lobby, Lawrence Hill, New York, 1985.
(9) Hafiz Rachid, « Aipac spent a record amount on the 2024 election », The New Republic, 8 janvier 2025
(10) Andrew Cockburn, « Playing dead », Harper’s Magazine, New York, août 2025.
(11) Annie Karni, « Democrats pull away from Aipac, reflecting a broader shift », The New York Times, 2 octobre 2025.
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