La longue histoire de Khan Younès, occupée, bombardée, rasée et divisée par Israël

 

A Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 12 octobre 2025. OMAR AL-QATTAA/AFP
Ce n’est pas en millénaires, comme pour Gaza et Rafah, mais en siècles que se décline l’histoire de Khan Younès, dont le gouvernorat comptait quelque quatre cent mille habitants avant la campagne israélienne toujours en cours. C’est en effet en 1387 que l’émir Younès El-Nowrouzi y fonde un caravansérail, un « khan » qui porte son prénom. La région de Gaza est alors favorisée en tant que carrefour stratégique par les sultans mamelouks qui dominent l’Egypte et la Syrie.
Le site de Khan Younès est choisi pour ses ressources en eau, son sol fertile et la proximité de carrières. Il se développe rapidement en tant que relais commercial et station de poste, sous la protection d’une garnison qui dissuade les incursions bédouines. Une telle prospérité se confirme durant l’ère ottomane, à partir de 1517, entraînant le déclin de la cité de Rafah, elle-même en lisière du désert égyptien du Sinaï.

L’impact des guerres
Le rayonnement de Khan Younès est attesté aux XVIIe et XVIIIe siècles, mais il est ensuite affecté par la montée en puissance du port de Gaza comme débouché de la production locale de céréales vers Alexandrie, le plus grand port d’Egypte. Lorsque le voyageur français Victor Guérin visite Khan Younès en 1863, il en remarque « les arbres fruitiers, et principalement les abricotiers ». Il estime à un millier le nombre d’habitants de « ce bourg jadis beaucoup plus peuplé, comme le prouvent une centaine de maisons actuellement détruites ». Les recensements postérieurs des autorités ottomanes donnent pourtant une population de plusieurs milliers de personnes, sans doute du fait de la politique volontariste de sédentarisation des Bédouins, qui conduit, dans le désert voisin du Néguev, à l’établissement, en 1899, de la ville de Beersheba.
En mars 1917, c’est à Khan Younès que l’armée britannique, venue d’Egypte, installe son état-major en vue de la conquête du bastion ottoman de Gaza. Il faut trois offensives pour que le verrou de Gaza tombe, huit mois plus tard, permettant au Royaume-Uni de s’emparer rapidement de l’ensemble de la Palestine. Les trente années de domination britannique s’achèvent avec la disparition officielle de la Palestine, dont les trois quarts du territoire sont absorbés dans le nouvel Etat d’Israël et le quart restant annexés à la Jordanie.
Seule une « bande de Gaza », administrée par l’Egypte, accueille un quart de la population arabe de Palestine sur 1 % de ce qui fut son territoire. Khan Younès se voit ainsi flanqué d’un camp, considérablement plus peuplé, de réfugiés majoritairement originaires de Beersheba et du Néguev. Les Bédouins ainsi déracinés entretiennent des cycles de vendetta avec les kibboutz qu’Israël a implantés sur leurs terres, juste de l’autre côté de la frontière.

Une « idole arabe »
L’armée israélienne s’empare de la bande de Gaza en novembre 1956. Elle est déterminée à châtier Khan Younès, où des centaines de civils sont massacrés, mitraillés sur la place centrale, assassinés dans le camp de réfugiés ou exécutés à leur domicile. Le dessinateur américain Joe Sacco a documenté ces tueries dans Gaza 1956, chef-d’œuvre du roman graphique. Cette première occupation s’achève au bout de quatre mois, sous la pression des Etats-Unis, mais l’armée israélienne envahit de nouveau l’enclave palestinienne, en juin 1967, pour une occupation cette fois longue de trente-huit ans.
La répression systématique du nationalisme palestinien n’épargne pas Khan Younès et son camp de réfugiés, dont deux natifs incarnent la polarisation factionnelle. Mohammed Dahlan, fleuron de la « jeune garde » du Fatah, est expulsé en 1987 pour revenir sept ans plus tard aux côtés de Yasser Arafat dont il organise la police, avec pour mission d’étouffer la contestation islamiste. Yahya Sinouar est au contraire un des pionniers de la branche armée du Hamas, ce qui lui vaut d’être emprisonné en Israël dès 1988. Libéré en 2011 dans le cadre d’un échange israélo-palestinien, Sinouar prend, six ans plus tard, le contrôle du Hamas, et donc de la bande de Gaza, d’où il lance les milices islamistes à l’assaut d’Israël, le 7 octobre 2023.
C’est pourtant une tout autre personnalité du camp de Khan Younès qui fait vibrer, en 2013, la bande de Gaza. Mohammed Assaf remporte alors au Caire, à 23 ans, Idole Arabe, le plus célèbre concours de télécrochet arabe. La fierté en rejaillit sur tous les habitants de Khan Younès, un souvenir jusqu’à aujourd’hui intact malgré les conflits dévastateurs de 2014 et 2021, puis l’horreur de la catastrophe actuelle. C’est à partir de décembre 2023 que l’armée israélienne multiplie les assauts dévastateurs contre Khan Younès, affirmant y avoir localisé Sinouar, alors qu’il sera en fait tué à Rafah.
Lorsque je retrouve cette ville, un an plus tard, je peine à me repérer au milieu des décombres. Les envahisseurs ont en effet méthodiquement saccagé l’espace urbain pour refouler des masses de réfugiés vers les terrains vagues et les dunes de la zone côtière, où il n’est plus question de vivre, mais de simplement survivre. Les images satellites révèlent cet été que « Khan Younès est presque totalement rasée ». Et ce sont ces ruines au milieu desquelles l’armée israélienne a tracé une « ligne jaune » depuis le prétendu « cessez-le-feu » du 10 octobre, évacuant une partie de Khan Younès pour s’installer durablement dans l’autre.
Oui, les villes aussi peuvent être mises à mort.

Jean-Pierre Filiu (Professeur des universités à Sciences Po)
Le Monde du 21 décembre 25

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire