« Je suis un survivant de sept guerres et du génocide en cours » : Ibrahim et Lisa, quand la solidarité franchit les murs de Gaza

 

       Ibrahim et Lisa, le 25 octobre 2025 à Arceuil.©Julien Jaulin/hanslucas
Sans la solidarité de Lisa, ce jeune « survivant de sept guerres et du génocide » en cours serait toujours prisonnier de l’enfer ou pire encore. Pour obtenir son évacuation de Gaza vers la France, elle a remué ciel et terre. Cette main tendue raconte l’engagement d’une génération qui a vécu l’après 7-Octobre comme un électrochoc. Une leçon de fraternité.
« Mesdames et messieurs, bonjour et merci de me recevoir. » Le français est approximatif mais l’intention est belle. Ibrahim Badra est coupé dans son élan par une première salve d’applaudissements. Puis reprend : « Toutes mes excuses, je livrerai mon témoignage en anglais. » Ce jeune Gazaoui de 23 ans est l’un des invités du colloque « De la Nakba au génocide », organisé par Gabrielle Cathala, députée LFI, à l’Assemblée nationale jeudi 23 octobre. Au pupitre, face à une salle pleine, ce journaliste et traducteur, pin’s pour la Palestine accroché à sa chemise, vient mettre les mots qu’il peut pour décrire le quotidien auquel il a échappé depuis peu.
« Je suis un survivant de sept guerres et du génocide en cours. Je ne sais pas expliquer comment je suis toujours en vie. » Les corps des auditeurs se figent à l’énoncé de ses deux phrases. Il y a la détresse du propos. Mais aussi la voix empathique de la traductrice postée à sa droite, Lisa Grailhe, jeune femme de 22 ans employée dans une institution publique. Leurs prises de parole alternent avec fluidité. Anglais, français, anglais, français… Cette gymnastique orale trahit chez eux une complicité qui dépasse le simple cadre de l’exercice.
Quelques jours plus tard, dans l’intimité de l’appartement de la jeune femme, à Arcueil (Val-de-Marne), ils racontent avec légèreté une histoire. La leur. Celle de deux destins qui se rencontrent et défient guerres et frontières. « Lisa, c’est comme une sœur », dit avec un sourire Ibrahim en regardant son amie.

Le militantisme comme boussole
Un matin d’avril, Lisa a reçu un message de Léna, une connaissance dans le milieu militant. « Elle me demandait si je savais comment obtenir un visa pour un Gazaoui. » La requête l’interroge. Avec sa petite licence de droit, elle n’est pas sûre de savoir s’y prendre. « À ce moment-là, je ne le sais pas encore, mais ce challenge va faire entrer Ibrahim dans ma famille. »
Lisa est du genre déterminé. L’enfant de Clamart (Hauts-de-Seine) baigne dans les valeurs et l’esprit militants depuis le lycée. Habituée à battre le pavé, elle reconnaît que le génocide palestinien a changé les règles de la mobilisation. « Les événements ont fait sauter toutes les barrières. Les modes d’action ont changé, aujourd’hui on est prêts à prendre des risques. » Au point d’avoir connu la froideur d’une cellule de garde à vue, en juillet dernier, après avoir brandi un drapeau palestinien aux abords du Tour de France.
Les montagnes de documents administratifs à produire ne la découragent pas. Un coup de fil par-ci, un autre par-là. La jeune femme au carré à frange fait jouer ses connaissances dans le monde juridique et associatif pour se renseigner sur la marche à suivre.
À plus de 5 000 kilomètres de Paris, dans la ville de Khan Younès, Ibrahim, lui, frappe à toutes les portes pour obtenir une voie de sortie. Une démarche qu’il s’est résigné à entreprendre tardivement. « Je n’envisageais pas une seconde de quitter ma ville et ma famille. J’étais persuadé que je n’avais déjà plus d’avenir », raconte le journaliste palestinien. Il finit par monter des dossiers de bourse dans toutes les universités dont il a un jour entendu parler : Allemagne, États-Unis, Royaume-Uni, Écosse… C’est finalement celle de Lille, en France, qui retient son nom.

Vivre au son du zanana
Les bourses universitaires permettent d’appuyer, auprès des consulats, les dossiers d’évacuation des étudiants gazaouis et d’accélérer les démarches pour récolter documents et fonds financiers nécessaires à l’obtention d’un visa. Ibrahim connaît bien l’exercice des lettres de motivation et les rouages de la faculté. Il a étudié la littérature anglaise et la traduction à l’université islamique de Gaza. Il devait aller chercher son diplôme le… 7 octobre 2023.
Avant même le génocide en cours dans l’enclave palestinienne, ce fils de boulanger a grandi sous les bombes. Ibrahim est né dans une grande famille, originaire de Jaffa, réfugiée de 1948. Avec ses cinq frères et sœurs, il a poussé dans le quartier de Sabra, proche de la vieille ville de Gaza. Son enfance, le jeune homme l’a passée dans les jambes de son père, à apprendre les rudiments de la pâte à pain.
Mais, à l’extérieur des cuisines de la boutique familiale, les souvenirs changent de couleur. « Entre 2005 et 2007, Gaza était déjà assiégée. Israël bloquait l’essence, la nourriture, l’accès aux soins, et commençait à bombarder », se remémore-t-il. Il y a les images gravées sur ses rétines. Et les sons qui le poursuivent encore. Ces « zzz » ininterrompus, comme le bourdonnement d’un moustique. « On les appelle zanana, c’est le bruit sifflant des drones, des avions au-dessus de nos têtes. » Intrusif et incessant, ce zanana aurait pu transpercer le téléphone, le jour du premier contact vidéo entre Ibrahim et Lisa. « Je me souviens de cet appel, j’ai dû bouger d’al-Mawassi, à l’ouest de Khan Younès, jusqu’au quartier d’al-Amal, dans l’appartement d’un ami, pour avoir une bonne connexion réseau », raconte Ibrahim.

« On avait peur de le savoir mort »
Les deux amis échangent régulièrement pour évaluer la procédure d’évacuation. En France, Lisa, aidée par d’autres volontaires, collecte les documents nécessaires, assure la communication avec les institutions et gère la cagnotte lancée pour récolter des fonds. Pendant ce temps, à Gaza, Ibrahim essaye de rester en vie. « On faisait des appels, des visios et on s’envoyait un maximum de messages pour s’assurer que tout allait bien, se souvient la militante. On avait peur de le savoir mort. »
Puis tout s’accélère. Ibrahim s’enfonce dans le canapé de Lisa avant d’entamer cette partie de l’histoire. Il replace sa montre sur son poignet, relève la tête et sourit. « Le consulat de France m’a finalement appelé début juillet pour m’annoncer qu’une évacuation était organisée le 9 du mois », se souvient-il. Ses affaires sont prêtes. Et ses souvenirs d’une vie riche et agitée soigneusement rangés dans un coin de son esprit. Il n’a pas été autorisé à les emporter.
La veille de l’exil, l’excitation laisse place à l’émotion. « Maman m’a demandé ce que je voulais pour cette dernière soirée. J’ai choisi des pâtisseries. C’est la meilleure pâtissière au monde, mais s’offrir des sucreries était devenu trop cher ces derniers temps. » Le ventre bien rempli, Ibrahim, sa mère et un de ses frères rejoignent l’arrêt de bus du rendez-vous. Ibrahim marque une pause. L’ambiance dans l’appartement de Lisa devient plus pesante. « Maman a beaucoup pleuré, puis m’a dit en arabe : « Je veux être fière de toi, donc rends-moi fière ». » Il sourit, mais des larmes roulent sur les joues de ceux qui l’écoutent.

« J’ai eu l’impression d’abandonner les miens »
Le Gazaoui quitte son territoire à 3 heures du matin le 9 juillet 2025, laissant derrière lui la famille, la peur, la mort et l’architecture détruite et silencieuse qui formait autrefois une ville. « J’ai eu l’impression d’abandonner les miens. » De checkpoint en checkpoint jusqu’en Jordanie, il se rapproche un peu plus de la France, où Lisa et d’autres amis français l’ayant aidé à fuir l’attendent.
« On ne réalisait pas que son arrivée était imminente », dit Lisa. Elle a embarqué tout son entourage dans cette épopée. Elle stresse désormais de ne pas correctement l’accueillir dans l’appartement qu’elle partage avec son petit ami. « On voulait faire un grand repas, acheter de la super huile d’olive, faire du pain, du couscous… » rigole Lyes Trocmé, son compagnon. « Et, à peine arrivé, tu as voulu cuisiner », dit-il en s’adressant à Ibrahim. Finalement, ce sera falafels au menu, réalisés sous l’œil attentif de la maman du jeune exilé, appelée en FaceTime pour l’occasion.
Le couple accueille Ibrahim comme on reçoit chez soi une personne de sa famille. Ils ont passé l’été à lui faire sillonner la France et tout Paris avant qu’il ne fasse sa rentrée sur les bancs de la fac de Lille, en diplôme universitaire Passerelle, un cursus dédié aux étudiants en exil. « Ce sont vraiment mes frères et sœurs français, note Ibrahim. Je peux paraître très sérieux de prime abord mais, avec Lisa et Lyes, je suis 100 % à l’aise. » Cette confidence touche Lyes, qui tape sur l’épaule de son ami. Parfois, le langage du corps vaut mille mots.
« Je suis l’homme le plus chanceux de la terre d’avoir été soutenu et aidé par ces gens », reprend Ibrahim. Lisa aussi s’estime reconnaissante : « Il nous fait confiance et nous raconte beaucoup ce qu’il a vu et vécu là-bas. » Ces confidences permettent à la jeune femme de renouer avec les racines palestiniennes de sa grand-mère, encore occultées dans sa famille. « Ça me donne la rage nécessaire pour continuer le combat. »

Une punition collective
Aujourd’hui, Lisa reçoit et partage des cagnottes d’étudiants gazaouis par dizaines et essaye de se mobiliser comme elle le peut pour les aider. Mais les opérations d’évacuation vers la France se sont compliquées. Fin juillet, une polémique autour d’une étudiante palestinienne arrivée en même temps qu’Ibrahim en Hexagone s’est transformée en punition collective.
Elle devait intégrer Sciences-Po Lille à la rentrée, mais la révélation de contenus antisémites sur ses réseaux sociaux a entraîné sa désinscription et l’ouverture d’une enquête judiciaire pour apologie du terrorisme. Dans la foulée, Jean-Noël Barrot, actuel ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, a annoncé le gel des programmes d’évacuation français au départ de l’enclave.
Après trois mois sans qu’aucun étudiant ni chercheur palestinien n’ait pu être accueilli sur le territoire, les opérations semblent avoir repris, discrètement. Et de façon plus stricte, selon Lisa : « Le ministère impose des conditions exceptionnellement dures pour les Gazaouis : excellence universitaire, obligation de bourse institutionnelle, opacité sur le traitement des dossiers… »
Elle et Ibrahim essayent de faire venir la famille du jeune homme, mais ne disposent pas encore de l’argent ou des bourses nécessaires. En attendant, Ibrahim tente d’interpeller les députés, use de sa plume de journaliste dans les colonnes des grands médias pour propager l’histoire, la vraie, celle du génocide d’un peuple qui ne veut pas être oublié.

Zoé Diraison
L'Humanité du 12 décembre 25

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire