« J’ai peur de la pluie comme j’avais peur de la guerre » : les intempéries accentuent la détresse des Gazaouis déplacés

 

Saja Fayyad, 7 ans, tente d’évacuer l’eau de la tente inondée de sa famille dans un camp provisoire pour Palestiniens déplacés après de fortes pluies à Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, mardi 25 novembre 2025. ABDEL KAREEM HANA / AP
Des hommes, femmes et enfants abordent leur troisième hiver dans un territoire où plus de 80 % des infrastructures ont été détruits, tout comme les réseaux de drainage et les systèmes d’évacuation et d’assainissement des eaux.

Lorsqu’elle évoque les dernières vagues de pluie qui se sont abattues sur la bande de Gaza, Basma Al-Laham se met à sangloter. « J’ai peur de la pluie comme j’avais peur de la guerre. Je ne veux même pas y penser, je ne peux pas », répète, anxieuse, la femme jointe par téléphone. Israël interdit toujours l’accès à l’enclave palestinienne à la presse étrangère. Basma Al-Laham, 31 ans, est épuisée. Originaire de Rafah, ville entièrement rasée par Israël, la mère de trois enfants subit les déplacements forcés depuis le début de l’offensive israélienne, déclenchée en réponse à l’attaque commise par le Hamas le 7 octobre 2023.
Malgré l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu le 10 octobre 2025, la population gazaouie continue de subir sporadiquement les bombardements de l’armée israélienne — avec plus de 350 tués — et souffre de conditions de vie « extrêmement difficiles », selon l’Organisation des Nations unies (ONU).
Les Gazaouis abordent leur troisième hiver dans un territoire en grande partie devenu inhabitable. Plus de 80 % des infrastructures (logements, hôpitaux, écoles…) ont été détruits, tout comme les réseaux de drainage et les systèmes d’évacuation et d’assainissement des eaux. La bande de Gaza, notamment les zones de basse altitude sur la côte où sont déplacés la majorité des habitants, est soumise aux inondations. Lors des intempéries qui ont frappé l’enclave fin novembre, des images montraient des routes inondées, de l’eau s’engouffrant dans les tentes, certaines emportées par le vent, et des familles écopant leurs fragiles abris à l’aide de seaux ou de serviettes, leurs affaires complètement noyées.

« Tout a pris l’eau »
Comme la plupart des habitants, la famille Al-Laham utilise la même tente depuis presque vingt-quatre mois. Usée, déchirée, elle ne les protège ni de la chaleur, ni de la pluie, ni du froid nocturne (les températures peuvent descendre à moins de 10 degrés en hiver). « Lors de la première pluie, nous avons réussi à soulever les matelas pour les mettre sur des pierres. La deuxième fois, nous n’avons rien pu protéger. Tout a pris l’eau et les enfants n’ont pas d’habits de rechange, ils ont grelotté toute la nuit », relate Basma Al-Laham. La pluie rend également impossible de faire un feu pour cuisiner.
Au nord, dans la ville de Gaza, presque entièrement détruite par l’invasion de septembre, la majorité des habitants survit dans des abris de fortune, des structures souvent bricolées avec des branches et des planches, recouvertes de tissus ou de couvertures qui n’ont aucune résistance à la pluie et au vent. Farid et sa famille ont réussi à s’extraire temporairement de cet enfer. Ils sont dans un appartement prêté par un ami. « Il m’a dit d’être prêt à partir à tout moment. Les propriétaires préfèrent louer à des ONG internationales à des loyers très élevés », rapporte l’homme de 49 ans, brisé par la mort de son fils de 22 ans, tué il y a quatre mois lors d’un bombardement israélien. « Mon fils allait bientôt être diplômé de médecine, c’était un génie. » Au deuil s’ajoute la menace de se retrouver à la rue une nouvelle fois.
A 85 ans, le père de Farid, lui vit sous tente avec un autre de ses fils et a été hospitalisé après avoir passé plusieurs nuits dans son abri inondé. « Son corps est faible. Nous avons traversé une période de famine très dure. Nous n’avons plus de réserves nutritionnelles, tout ce qui permet d’avoir une immunité et de résister à l’hiver et aux maladies. » « Des nourrissons et des personnes âgées ne pourront pas survivre », alerte Mahmoud Bassal, porte-parole de la défense civile.
Un million et demi de personnes ont besoin d’un abri d’urgence, d’après le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA). Les agences de l’ONU et leurs partenaires ont distribué, entre le 17 et le 26 novembre, lors de la vague de pluies, plus de 5 500 tentes, 71 000 bâches, 133 000 articles de literie à environ 20 000 ménages. Des bons d’achat de vêtements ont aussi été remis à quelque 2 800 familles. « Les chiffres ne correspondent pas aux besoins. Il faut faire entrer bien plus de matériel », assure un responsable onusien.

« Articles liés aux abris d’urgence refusés »
Depuis le cessez-le-feu, davantage d’aide entre à Gaza et les organisations parviennent à atteindre des zones jusque-là inaccessibles, mais la réponse reste insuffisante. Les obstacles demeurent, à savoir les restrictions imposées par Israël : nombre limité de points de passage ouverts — trois actuellement —, itinéraires réduits à deux axes, exposant les camions d’aide aux embouteillages et aux pillages, mais aussi refus de laisser entrer certains produits. « Je regarde en ce moment la liste des refus, et on y trouve des articles liés aux abris d’urgence : couvertures, kits d’étanchéité, vêtements d’hiver, tentes, et beaucoup d’autres », confie la source.
Contacté par Le Monde, le Cogat — l’organe chargé de coordonner les activités civiles de l’armée israélienne dans les territoires palestiniens occupés — assure ne bloquer aucune aide : « Je ne sais pas ce qu’elles clament, mais si les organisations internationales ont besoin de plus, nous n’avons pas de problème. Il faut juste qu’elles se conforment aux conditions qu’elles connaissent », indique un responsable du Cogat. Sur X, le 25 novembre, il assure avoir fait « entrer 11 000 tentes la semaine dernière ».
« Nous avons besoin de tout, littéralement de tout », affirme Ahmed Al-Soufi, porte-parole de la municipalité de Rafah, désormais installée dans une tente située dans la zone de la ville encore sous contrôle palestinien, soit 5 % de sa superficie. Les Israéliens occupent toujours l’essentiel de cette ville du sud ainsi que toute la partie est de l’enclave, soit près de 54 % du territoire. Cela fait plus d’un an et demi que la majorité des 300 000 habitants que comptait Rafah sont confinés dans la zone dite humanitaire d’Al-Mawassi, une bande côtière d’environ 20 kilomètres² où s’entassent près d’un million de déplacés, en partie accolée à la ville de Khan Younès.

Terres boueuses et inadaptées
Leurs équipements et ressources ayant été entièrement détruits, les municipalités ne sont pas en mesure d’apporter secours aux sinistrés dont les tentes sont installées sur des terres boueuses et inadaptées. « La zone d’Al-Mawassi est historiquement marginalisée. Elle a été privée de développement pendant toute la période où Israël occupait encore Gaza [jusqu’en 2005], alors que les colons profitaient de ses ressources agricoles. La proportion de routes pavées ne dépasse pas 10 % », affirme Saeb Laqam, porte-parole de la ville de Khan Younès, dont le centre, réduit en ruines, est toujours sous contrôle israélien.
Les responsables municipaux tentent de protéger les camps de tentes avec des digues rudimentaires, mais restent impuissantes face aux inondations et aux eaux usées mêlées aux pluies, véritables foyers d’épidémies. Dans un tel contexte, la fourniture de tentes ne peut être une solution durable. « En l’absence de matériaux de reconstruction tels que ciment, fer ou briques, interdits d’entrée par les Israéliens, la souffrance des habitants se poursuivra longtemps », prévient Bassem Abou Jeri, de l’organisation Al-Mezan pour les droits humains basée à Gaza
Plus de 320 500 logements ont été détruits ou rendus inhabitables, soit environ 68 % du parc total selon l’OCHA. « Il est urgent que la communauté internationale intervienne rapidement et efficacement pour sauver les déplacés du froid et des inondations, en particulier ceux présents sur le littoral », alerte M. Al-Soufi de la mairie de Rafah. Dans un rapport publié le 27 novembre, Amnesty International affirme que les autorités israéliennes « continuent de commettre un génocide contre les Palestiniens » à Gaza, un mois après l’annonce du cessez-le-feu. L’ONG exhorte Israël à lever « son blocus inhumain » et à garantir l’arrivée de nourriture, de médicaments, de carburant et de matériel de reconstruction.

Par Marie Jo Sader
Le Monde du 02 décembre 25

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