Entre Joe Sacco et Art Spiegelman, une conversation dessinée sur Gaza

 

Dernière page dessinée 3 (2025), par Joe Sacco et Art Spiegelman (encre, collage et correcteur blanc sur papier). JOE SACCO ET ART SPIEGELMAN/GALERIE MARTEL

« Never Again !… And Again… And Again… », galerie Martel, 17, rue Martel, Paris 10e, jusqu’au 10 janvier 2026.
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Le père de la BD-reportage, ardent défenseur de la cause palestinienne, et l’auteur de « Maus », album mondialement connu sur l’extermination des juifs d’Europe, exposent leur travail commun autour de la guerre dans la bande de Gaza, à la galerie Martel, à Paris, au bénéfice de l’Unicef.

Sur une planche de BD, sur un mur de la galerie Martel, à Paris, un homme dialogue avec une souris à propos de la guerre dans la bande de Gaza. « Tu dirais que c’est un génocide ? », demande l’un. « Génocidaire, disons », lui répond l’autre, comme si l’adjectif permettait d’introduire un quelconque euphémisme. L’homme est Joe Sacco, né à Malte et père du reportage en bande dessinée, connu pour son engagement en faveur de la cause palestinienne, auteur de Guerre à Gaza (Futuropolis, 2024), un pamphlet dénonçant le soutien de l’ancien président des Etats-Unis Joe Biden à Israël. L’animal est Art Spiegelman, auteur américain mondialement célèbre pour Maus (Flammarion, 1986-1991), l’œuvre dans laquelle il raconte le génocide des juifs par les nazis à travers le témoignage de son père, les premiers étant représentés par des souris, les seconds par des chats.

Les deux géants de la bande dessinée se sont chacun mis en scène dans cette exposition, intitulée « Never Again !… And Again… And Again… And Again » (« Plus jamais ça ! Et puis encore… Et encore… Et encore »), comme pour insister sur le cycle infini de la violence et des représailles. Sur un mur, les originaux soignés jusque dans les infimes détails, extraits du livre de Joe Sacco. En face, un fatras de crayonnés réalisés sur des bouts de papier-calque, caractéristiques du travail d’Art Spiegelman, dense et laborieux, et dans lequel s’immisce celui de Joe Sacco.

Enfin, des dessins finalisés, sur lesquels l’Américain et le Maltais dialoguent, passant par la magie de la bande dessinée d’une rue new-yorkaise aux ruines de l’enclave palestinienne, après un détour par les plages de Tel-Aviv. Les trois planches ont été publiées en février dans The New York Review of Books, puis dans plusieurs titres européens (Le 1 Hebdo, le Guardian, El Pais…).

Les deux dessinateurs se connaissent depuis longtemps, au point qu’ils ne se rappellent plus des circonstances de leur rencontre. Un soir de 2023, peu après les attaques terroristes et sanglantes du 7-Octobre et le début de la campagne militaire israélienne, tous deux ont eu une conversation sur Gaza, autour d’un verre, à New York. L’engagement de Joe Sacco pour la cause palestinienne est ancien, mais Art Spiegelman s’est rarement exprimé en détail sur le Proche-Orient, et ne s’est jamais joint aux appels au boycott lancés contre l’Etat hébreu. « Je sentais que je devais faire quelque chose, explique l’auteur de Maus. Cela hantait mon esprit. Mais je ne connais rien à rien, encore moins sur Israël et la Palestine… Joe, lui, y avait passé du temps et a beaucoup réfléchi à cette question. »

Cette discussion entre les deux hommes, qui habitent chacun sur une côte différente des Etats-Unis, se poursuit sur Zoom. La messagerie propose, dans ses fonctionnalités, de transcrire les propos à l’écrit. Après avoir consulté les minutes de leur échange, l’idée d’un travail graphique en commun s’impose.

Israël en dentifrice
Art Spiegelman refuse depuis des années de parler de Maus, estimant avoir tout dit à son propos, et réserve quelques accès de colère à ceux qui prennent le risque d’insister. Ici pourtant, Joe Sacco se dessine lui-même tenant l’album frappé d’un Führer à la tête de chat et d’une croix gammée. « Je ne peux pas laisser Maus devenir un outil pour les forces de défense israéliennes, insiste Art Spiegelman. Beaucoup de gens, aujourd’hui, n’ont lu pratiquement que cela à propos de la Shoah. Je ne pouvais pas laisser cette vision des choses influencer leur perception de la situation, en leur disant : “Ces juifs ont tellement souffert, on ne peut pas les laisser souffrir à nouveau”, comme s’ils bénéficiaient d’une sorte de passe-droit. »

Sur les planches, tous deux débattent de la nature du Hamas ou de la possibilité de qualifier la guerre de « génocide » – le terme est encore âprement débattu parmi les juristes, les responsables politiques et dans les cénacles internationaux. « Bien sûr, c’est un génocide, tranche Art Spiegelman. Il y a eu plusieurs étapes avant que cela ne devienne une évidence, et c’est sous-entendu dans notre discussion. C’est inévitable, et de plus en plus de gens finissent par le comprendre. »

Joe Sacco a par ailleurs été surpris d’entendre de la bouche d’Art Spiegelman qu’il considérait Israël comme « une expérience ratée ». « Tu imagines un monde où Israël n’existerait pas ? », demande Joe Sacco au détour d’une case. « Trop tard, il existe », lui répond son acolyte. L’Etat hébreu est représenté comme du dentifrice s’échappant d’un tube, impossible à remettre en place. « Cela signifie qu’il est très difficile de revenir en arrière, explique Joe Sacco. On ne peut pas retourner avant 1948 et faire comme si Israël ne s’était jamais implanté ici. Quel que soit l’avenir qui se dessine, il doit être ancré dans les réalités actuelles. »

Chaque dessin, on le devine, a été discuté, pesé, remanié. L’œuvre de Spiegelman, sorte de toile sur laquelle il projette ses émotions brutes, se marie avec finesse avec celle de Sacco, plus posée, ancrée dans l’investigation et la documentation. Ils se rejoignent d’ailleurs dans leur sens de l’autodérision et dans une conviction commune : celle que la bande dessinée peut être un média radical et transgressif, permettant comme aucun autre d’éclairer une réalité ou d’affirmer un point de vue.

La dernière case les met en scène dans un paysage de ruines, dévasté par les cavaliers de l’Apocalypse. L’un d’eux, chevauchant une monture squelettique, porte le signe du dollar sur son chapeau. Tous deux partagent une étrange culpabilité : celle de financer, à travers leurs impôts, le soutien américain à Israël. « L’idée de subventionner cette guerre me fait horreur », lâche Art Spiegelman. « C’est un cauchemar de savoir que l’argent qui devrait être dépensé pour les sans-abri aux Etats-Unis est employé pour tuer des personnes à l’étranger », ajoute Joe Sacco. Les esquisses et les planches de leur travail commun seront mises aux enchères par la galerie Martel, entre quelques centaines et plusieurs dizaines de milliers d’euros. L’argent sera reversé à l’Unicef, qui intervient auprès des Palestiniens de Gaza.

Adrien Le Gal
Le Monde du 23 décembre 2025

« Never Again !… And Again… And Again… », galerie Martel, 17, rue Martel, Paris 10e, jusqu’au 10 janvier 2026.

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