Ces « terroristes » britanniques qui soutiennent la Palestine

 

La militante suédoise Greta Thunberg avant son arrestation par des agents de police londoniens, le 23 décembre 2025.© Prisoners for Palestine / AFP
https://assawra.blogspot.com/2025/12/greta-thunberg-arretee-londres-pour.html

Comment entraver l’action d’une organisation britannique de solidarité avec la Palestine s’inscrivant parfaitement dans le cadre du droit ? Autrement dit, comment échapper à l’État de droit ? Le gouvernement travailliste a trouvé la solution.

En juillet 2020, deux citoyens britanniques fondent le réseau Palestine Action. Mme Huda Ammori — dont la famille paternelle fut déplacée de force lors de la guerre des six jours en 1967 — et M. Richard Barnard — ancien membre du mouvement écologiste Extinction Rebellion — font le même constat : depuis 2018 et la répression de la « marche du retour » palestinienne par des tireurs embusqués israéliens armés de fusils de précision vendus par Londres, les protestations se succèdent au Royaume-Uni sans avancées tangibles. Il faut donc changer les modes de contestation pour gagner en efficacité.

L’organisation s’engage, dès ses débuts, dans des opérations ciblant directement les fournisseurs d’armes à Israël. Elle vise en particulier Elbit Systems, géant industriel qui produit des drones de surveillance et de combat expérimentés sur les Palestiniens avant d’être vendus avec l’étiquette combat proven (« testé au combat ») dans le reste du monde. « Plutôt que de demander à un politicien de fermer les usines d’armement, on pouvait aller les fermer nous-mêmes », résume la voix off de To Kill a War Machine (Hannan Majid et Richard York, 2025), un documentaire consacré au mouvement et interdit au Royaume-Uni.

Palestine Action se développe en formant des groupes locaux et autonomes. Ils commencent par s’en prendre, avec un certain succès, à plusieurs sites d’Elbit dans le pays ainsi qu’à l’usine APPH de Runcorn, qui fabrique les trains d’atterrissage de ses drones. Ils détruisent du matériel nécessaire à la production, qu’ils peuvent bloquer pendant plusieurs jours. Elbit finira par renoncer à ses usines d’Oldham et de Bristol.

Alors que des responsables israéliens font pression pour que la répression soit accrue, des militants sont arrêtés, certains relâchés faute de preuves, d’autres poursuivis pour vandalisme ou vol. Mais « PalAction » étend ses initiatives. En mai 2021, à Leicester, l’organisation occupe l’usine UAV Tactical Systems, une filiale d’Elbit. Les protestataires se maintiennent sur le toit pendant six jours grâce au soutien d’habitants de la région, qui installent un campement de solidarité devant l’usine et bloquent la route quand la police tente de déloger les activistes.

Fabriquer un consentement aux crimes de guerre d’Israël
En décembre 2021, un premier procès a lieu au tribunal de Newcastle-under-Lyme contre trois militants ayant enchaîné les portes de l’usine de drones d’UAV située à Shenstone, et couvert le bâtiment de peinture rouge sang. Les avocats des « trois d’Elbit » réussissent à les faire acquitter des inculpations de dommages criminels en faisant valoir la lawful excuse (« excuse légitime »), une disposition du droit britannique permettant de justifier des actes illégaux s’il s’agit de prévenir un tort plus grave — ici, des crimes de guerre contre les Palestiniens.

Dans ce contexte, le 2 mars 2022, le directeur d’Elbit, M. Martin Fausset, rencontre Mme Priti Patel, alors ministre de l’intérieur conservatrice. Cette dernière confirme : « Les actes criminels de protestation contre Elbit Systems sont pris au sérieux par le gouvernement », qui est déjà « en contact avec la police à ce sujet » (1). Mais en novembre 2022, à Londres, dans le cadre d’un procès devant la Crown Court (cour royale, l’équivalent d’un tribunal correctionnel), cinq militants de Palestine Action, jugés pour jets de peinture rouge sur le siège londonien d’Elbit en octobre 2020, sont eux aussi acquittés par un jury.

Selon Mme Ammori, les rangs du réseau d’activistes s’élargissent « considérablement » à partir d’octobre 2023, ce qui permet à PalAction de diversifier les cibles (2). Ce même mois, le siège londonien de la British Broadcasting Corporation (BBC), accusée par Palestine Action de « diffuser les mensonges de l’occupant » et de « fabriquer un consentement aux crimes de guerre d’Israël », est lui aussi recouvert de peinture rouge (3). En novembre, l’accès à l’un des sites de Lockheed Martin — fournisseur des avions de combat F-16 et F-35 employés pour bombarder la bande de Gaza — est bloqué plusieurs jours.

Un procès majeur démarre à la même époque à la cour royale de Snaresbrook — il durera six semaines — pour juger les actions menées contre plusieurs usines d’Elbit entre l’été 2020 et début 2021. La défense de PalAction utilise à nouveau la lawful excuse. Huit militants sont déclarés non coupables d’une partie des chefs d’accusation et deux sont acquittés à l’unanimité de toutes les accusations. La victoire n’est pas simplement morale. Le mouvement réussit à légitimer judiciairement la désobéissance civile et la violence matérielle face à l’urgence de désarmer les forces israéliennes à Gaza.

La plus longue grève de la faim depuis celle de membres de l’IRA en 1981
À la suite de ce revers politique, Elbit, qui dispose de sa propre cellule de renseignement et partage des informations avec la police à travers le pays toutes les deux semaines, procède à une nouvelle manœuvre d’influence. Son directeur de la sécurité, M. Chris Morgan, écrit à M. Chris Philp, le ministre chargé de la police. Il exige une nouvelle vague punitive (4). La répression du mouvement continue de s’intensifier : surveillance constante, augmentation des violences policières, arrestations en série et perquisitions dans tout le pays.

Mais PalAction redouble d’ambition. En août 2024, à Filton, une équipe force l’entrée de la plus grande usine Elbit du Royaume-Uni en utilisant une fourgonnette de prison comme un bélier, et s’introduit dans son centre de recherche. Elle y détruit notamment des drones quadricoptères employés par l’armée israélienne pour attirer les secouristes palestiniens en diffusant des pleurs d’enfants, puis les exécuter. Le montant des dommages matériels est évalué à 1 million de livres sterling (1,14 million d’euros). La scène devient rapidement virale sur les réseaux sociaux.

Les autorités britanniques décident alors de recourir au régime d’exception dit « antiterroriste », conçu et développé dans le cadre de la très islamophobe « guerre globale contre la terreur » (5). Comme l’explique la juriste internationale Shahd Hammouri, « c’est un moyen d’échapper à l’État de droit, de créer un espace d’exception, hors de la loi, dans n’importe quel domaine qui dérange le gouvernement ». Ainsi, bien que les « vingt-quatre de Filton » se retrouvent inculpés pour des faits de droit commun (cambriolage aggravé, destruction matérielle, trouble à l’ordre public), le procureur établit une « connexion terroriste » en invoquant des « circonstances exceptionnelles » qui permettent de prolonger les détentions provisoires, de refuser les demandes de libération sous caution et de détenir les prévenus sous « haute sécurité ».

En juin 2025, un groupe de Palestine Action pénètre dans la plus grande base aérienne de la Royal Air Force (RAF), à Brize Norton, à l’ouest de Londres. Quatre activistes détériorent les moteurs de deux avions ravitailleurs avec de la peinture. Le montant des dommages est évalué à plus de 7 millions de livres sterling (8 millions d’euros). Trois jours plus tard, Mme Yvette Cooper, ministre de l’intérieur du gouvernement travailliste, annonce au Parlement sa décision de proscrire Palestine Action en application du Terrorism Act adopté en 2000. Cette loi octroie au ministre de l’intérieur le pouvoir de proposer au vote parlementaire l’interdiction d’une organisation dont « il croit qu’elle est impliquée dans des activités terroristes ». La proposition de Mme Cooper obtient une majorité à la Chambre des communes, puis est acceptée par la Chambre des lords.

La simple appartenance à PalAction devient constitutive de menace contre la démocratie et se trouve donc assimilée à une infraction pénale. Appeler à soutenir le mouvement, organiser des réunions et des manifestations publiques en solidarité ou simplement porter des vêtements à son effigie devient pénalement répréhensible. Depuis juillet 2025, plus de 2 700 personnes ont ainsi été arrêtées pour leur participation à des rassemblements en soutien à Palestine Action. Parmi elles, M. Moazzam Begg, ancien détenu de Guantanamo Bay — relâché au bout de trois ans d’incarcération sans inculpation —, et sir Jonathon Porritt, autrefois conseiller du prince Charles. La romancière irlandaise Sally Rooney risque le même sort si elle retourne au Royaume-Uni, pour avoir annoncé son intention de reverser une partie de ses droits d’auteure au mouvement (6).

Mais cela ne suffit pas à briser la détermination de ce dernier. Dès l’été 2025, un nouveau groupe nommé Shut Down Leonardo reprend le flambeau à Édimbourg. Parallèlement, un mouvement massif soutient la trentaine d’activistes encore aujourd’hui détenus en attente de leur procès, qui pourrait n’intervenir que début 2027. Une partie d’entre eux font une grève de la faim, en exigeant la « déproscription » du réseau. Pour ceux qui l’ont entamée en novembre dernier, il s’agit de la plus longue action de cette nature dans une prison britannique depuis celle menée en 1981 par des membres de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) contre leurs conditions d’incarcération à Long Kesh, en Irlande du Nord (7). L’intransigeance de Margaret Thatcher avait alors provoqué la mort de dix d’entre eux (8). Qu’en sera-t-il du travailliste Keir Starmer ? Au cinquantième jour de la grève, alors que l’état de santé de plusieurs détenus se dégradait très sérieusement, son gouvernement se montrait toujours inflexible.

Rayan Freschi & Mathieu Rigouste
Chercheurs pour, respectivement, Cage International et Enquête Critique.
Le Monde-Diplomatique de Janvier 2026

(1) Haroon Siddique, « Activists say they have proof ministers tried to influence police over Israeli arms firm protests », The Guardian, Londres, 30 septembre 2024.
(2) « Tactics of disruption », entretien avec Mme Huda Ammori sur le blog Sidecar, 18 avril 2025
(3) Clea Skopeliti, « BBC building sprayed with red paint in “protest over Israel-Hamas coverage” », The Guardian, 14 octobre 2023.
(4) John McEvoy, « Israeli arms firm lobbied Home Office on Palestine Action court case », 23 juin 2025
(5) Arun Kundnani, The Muslims Are Coming ! Islamophobia, Extremism, and the Domestic War on Terror, Verso, Londres, 2015.
(6) Sally Rooney, « I support Palestine Action. If this makes me a “supporter of terror” under UK law, so be it », The Irish Times, Dublin, 16 août 2025.
(7) Lire Roger Faligot, « Les pièges d’une double intransigeance », Le Monde diplomatique, juin 1981.
(8) Martin Melaugh, « The hunger strike of 1981 — A chronology of main events », Conflict Archive on the Internet (CAIN).

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