Bethléem célèbre Noël « dans la peur et l’incertitude »

 

Des élèves de l’église orthodoxe grecque de la Nativité à l’église de la Nativité à Bethléem, en Cisjordanie occupée, le 23 décembre 2025. JONAS OPPERSKALSKI pour « Le Monde»
Les autorités de la ville avaient limité l’ampleur des festivités de la fête chrétienne depuis l’attaque du 7 octobre 2023. Elles reprennent dans un contexte économique catastrophique, et alors que la colonisation israélienne progresse à travers toute la Cisjordanie.

Jacques Giacaman fait épousseter sa boutique couverte de poussière. L’échoppe, spécialisée dans la vente de petites sculptures d’inspiration chrétienne en bois d’olivier, donne sur la place de la Mangeoire, elle-même face à la basilique de la Nativité, à Bethléem. Elle est restée fermée plus de deux ans, après l’attaque du 7 octobre 2023 par le Hamas, qui a causé 1 200 victimes du côté israélien. Deux ans pendant lesquels la majorité des Palestiniens de Cisjordanie ont limité le nombre et l’ampleur des célébrations officielles, alors qu’Israël menait une guerre d’anéantissement dans la bande de Gaza, y provoquant la mort de plus de 70 000 personnes.

Le 10 octobre, un cessez-le-feu précaire est entré en vigueur dans l’enclave palestinienne. Une accalmie qui touche l’ensemble des Palestiniens et permet à Bethléem de fêter à nouveau Noël, même si la ville de Cisjordanie occupée traverse, comme tout le territoire, une période difficile. « Notre dernière bonne année remonte à 2019. Puis, il y a eu la pandémie de Covid. La guerre de mai 2021 entre Israël et le Hamas. Le tourisme commençait à peine à reprendre quand le 7-Octobre est arrivé. Puis, plus rien. Mais cette année, je rouvre la boutique. J’essaie de relancer l’affaire familiale », explique l’homme de 53 ans, qui précise que sa famille fabrique ces objets depuis quatre générations. A la veille de Noël, il espérait voir une foule nombreuse assister aux célébrations.

Mais sur la place de la Mangeoire, l’immense sapin de Noël est presque solitaire, dans la lumière cristalline de l’hiver. A son pied, une grande crèche. Quelques touristes se font photographier devant l’installation. Les Palestiniens des autres villes de Cisjordanie sont rares.

« Redonner de l’espoir aux habitants »
Depuis le 7-Octobre, Israël impose dans le territoire occupé un régime de terreur inédit, à coups de tirs mortels de l’armée, d’attaques de colons et d’emprisonnements massifs. Il est devenu compliqué, voire dangereux pour les Palestiniens de se déplacer d’une ville à l’autre, les contrôles des autorités israéliennes devenant plus nombreux et plus arbitraires. « On se sent comme dans une prison où chaque jour, une nouvelle porte est scellée. Ma génération tient encore. Mais la prochaine regarde ailleurs », commente Jacques Giacaman.

Environ 200 familles chrétiennes auraient quitté la ville depuis le 7-Octobre, selon Elias Hazin, directeur de l’agence de voyages Bethléem Star et professeur de droit humanitaire international à l’université de la ville : « Plus que jamais, on vit dans l’incertitude et la peur. On peut se demander si notre cité ne va pas devenir un lieu chrétien… sans chrétiens. »

Comme toutes les grandes villes de Palestine, Bethléem est aussi menacé par la colonisation israélienne : en juin 2024, le gouvernement israélien a annoncé un projet de construction de cinq colonies à l’ouest de la ville. Et ce mois de décembre, il en a approuvé 19 autres, dont l’une située à la sortie est de l’agglomération.

C’est pour lutter contre ce cloisonnement que son maire, Maher Canawati, a décidé de reprendre les festivités de Noël. Il a organisé des marchés, remis en place les illuminations, comme les étoiles filantes qui parsèment les rues de la vieille ville. « Pendant deux ans, les hôtels, les restaurants, les magasins, les ateliers sont restés fermés. Je voulais relancer l’activité d’abord pour redonner de l’espoir aux habitants de Bethléem. Mais aussi pour montrer au reste du monde que notre ville est sûre, que sa population est prête à accueillir les pèlerins pour qu’ils visitent eux-mêmes les pierres vivantes de la Terre sainte », dit au Monde l’édile depuis sa mairie, qui domine la place de la basilique de la Nativité.

Appel du cardinal

Les touristes qui sont parvenus jusqu’à Bethléem ont le privilège de visiter presque seuls l’une des plus anciennes églises au monde, érigée au-dessus de la grotte où, selon la tradition chrétienne, le Christ est né. Il faut passer la porte de l’Humilité, l’entrée de l’édifice, haute d’à peine 1 mètre, abaissée, selon le récit populaire, pour éviter que des cavaliers ottomans ne profanent l’église en y entrant à cheval.

Se dévoile alors l’un des joyaux de la chrétienté, qui a fait l’objet d’une importante restauration achevée en 2023. Le premier édifice, aux allures de temple romain, a été bâti au IVe siècle par Constantin, le premier des empereurs byzantins. Détruite par la révolte des Samaritains en 529, elle est reconstruite deux siècles plus tard par l’empereur Justinien. Elle est encore transformée par les croisés, qui font réaliser de délicates peintures sur les colonnes de la basilique. La restauration les a fait réapparaître. Représentant pêle-mêle des apôtres, des moines, des rois, des saints soldats et sept femmes, elles témoignent de la riche histoire de l’édifice.

La majorité des visiteurs croisés sur les lieux vivent en Israël ou en Cisjordanie. Des Palestiniens de citoyenneté israélienne ont fait le voyage pour rendre visite à leurs compatriotes du territoire occupé. Mais aussi des Occidentaux vivant à Jérusalem ou des catholiques philippins travaillant près de la mer Morte, ravis de faire une escapade dans les ruelles du vieux Bethléem.

D’autres sont arrivés de plus loin comme ce groupe d’une douzaine de Français. Mais tous ont dû franchir un check-point de l’armée israélienne pour entrer dans la ville. Les Français ont répondu à l’appel du cardinal Pierbattista Pizzaballa, chef de l’Eglise catholique en Terre sainte, qui, en janvier, a demandé aux chrétiens du monde entier de reprendre le pèlerinage. « Nous sommes en solidarité avec la Palestine en France, et en solidarité de prière ici. Nous sommes venus pour rencontrer, soutenir, et comprendre. Nous recueillons des témoignages pour donner l’image la plus juste possible de ce qui se passe ici », explique Gabriel Amieux, 25 ans.

Des marchands ambulants tentent leur chance sur la place de la Mangeoire. Les employés de la ville préparent la cérémonie du 24 décembre, installant barrières et estrades. Dès l’aube, des fanfares scoutes devaient défiler en grand uniforme, drapeaux déployés, chemises repassées, jambières immaculées, au son des cornemuses, tambours et clarinettes. Pendant une journée, Bethléem oubliera une pesante réalité.

Par Samuel Forey (Bethléem (Cisjordanie)
Le Monde du 24 décembre 25

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