Quand une écrivaine syrienne se fait la porte-parole des survivants de Gaza

 

« Une mémoire de l’anéantissement », le dernier ouvrage de Samar Yazbek, rassemble une saisissante série de témoignages de rescapés de l’enfer de Gaza.

Samar Yazbek est aujourd’hui une des figures les plus en vue des lettres arabes. Son œuvre, entamée au début de ce siècle dans la Syrie de Bachar Al-Assad, a trouvé un nouveau souffle avec le soulèvement populaire contre une telle dictature héréditaire. Samar Yazbek documente dans Feux croisés (Buchet-Castel, 2012) les premiers mois d’une révolution syrienne qui se veut pacifiste et inclusive. Ses Portes du néant (Stock, 2016) sont en revanche une réflexion lucide sur le dévoiement de cette révolution, les surenchères miliciennes profitant aussi bien au régime qu’aux djihadistes. Mais Samar Yazbek n’abandonne pas la fiction et publie deux admirables romans, l’un situé dans une des banlieues insurgées de Damas (La Marcheuse, Stock, 2018), l’autre dans la montagne alaouite (La Demeure du vent, Stock, 2023), supposée, à tort, être un bastion de la dictature.

Samar Yazbek brosse également dans Dix-Neuf Femmes, les Syriennes racontent (Stock, 2019) une poignante fresque de la tragédie syrienne entremêlant le destin de ces femmes. C’est la même méthode alliant maîtrise et humilité qu’elle suit avec Mémoire de l’anéantissement (Stock, 2025) pour nous présenter 25 témoignages de l’horreur de Gaza. Ils ont été recueillis, entre mars et juin 2024, dans des hôpitaux du Qatar où ces blessés, âgés de 13 à 65 ans, avaient été évacués.

Ces femmes et ces hommes ont beau être tous des civils, ils ont subi une violence extrême qui les a traumatisés au plus profond de leur être et les a parfois mutilés à vie. Ils ont été évacués de la bande de Gaza avant que l’étau israélien se referme complètement, lors de l’offensive sur Rafah, en mai 2024, lancée malgré la « ligne rouge » tracée par le président américain, Joe Biden. La catastrophe humanitaire n’a ensuite fait que s’aggraver, le nombre minimal de tués par l’armée israélienne passant de 30 000 à près de 70 000 un an et demi plus tard. Quant aux malades et blessés en attente d’évacuation médicale, ils sont encore estimés à plus d’une dizaine de milliers par les Nations unies.

Une plongée dans l’horreur
L’écrivaine ressent une « urgence absolue » à témoigner de cette « défaite de l’humanité, un symbole qui se répète comme si les Palestiniens étaient des Syriens et vice-versa, victimes de la même sauvagerie ». Elle est néanmoins consciente que, à la différence de ses compatriotes, les habitants de Gaza avaient déjà enduré plusieurs guerres par le passé, qu’ils « avaient toujours une valise prête, contenant les papiers officiels et les médicaments ». Mais là, comme le constate un survivant, « ce n’est pas une guerre, c’est quelque chose qui dépasse tout ». Face à ces êtres humains qui « sont allés en enfer et en sont revenus », Samar Yazbek s’interroge : « Quel sens y a-t-il à parler d’eux à coups de slogans politiques et idéologiques et à rester éloignés de leurs douleurs intimes ? » Elle s’assigne dès lors la tâche de rendre compte de « sauvageries telles que le langage lui-même se trouve impuissant à les décrire ».

Le plus bouleversant est l’écho de souffrances comparables d’un témoignage à un autre. Les circonstances et les mots ont beau différer, l’horreur est la même, caractérisant un véritable système d’anéantissement plutôt que des « bavures » plus ou moins localisées. Ce sont les familles tuées collectivement dans une frappe ou une série de frappes (plus de 2 000 familles de l’enclave palestinienne ont ainsi été complètement anéanties, tandis que plus de 5 000 autres familles n’ont qu’un seul survivant).

Ce sont les rescapés ensevelis durant des heures sous les décombres, à retenir leur souffle avant d’émerger tels des morts-vivants. C’est la hantise des corps déchiquetés, des lambeaux de chair dispersés par les bombardements. C’est la panique et l’humiliation face aux militaires israéliens, lorsqu’ils prennent d’assaut un hôpital, et puis un autre, ou lorsqu’ils trient les civils aux barrages de l’armée. C’est la terreur face aux quadricoptères, ces drones qui s’infiltrent jusque dans les demeures pour photographier, mais aussi pour tuer.

Le récit choral de Samar Yazbek a, je l’avoue, ravivé en moi les souvenirs les plus douloureux de mon séjour d’un peu plus d’un mois, l’hiver dernier, dans la bande de Gaza. Cet ouvrage n’est qu’un des nombreux à être déjà publiés ou en préparation pour recueillir les témoignages de l’horreur infligée dans l’enclave palestinienne. Le dessinateur Joe Sacco et le journaliste Chris Hedges, qui avaient collaboré pour Jours de destruction, jours de révolte (Futuropolis, 2012), travaillent désormais à une restitution graphique de témoignages de Gaza. De telles œuvres vont gagner en nombre et en ampleur lorsque, un jour, l’enclave palestinienne sera enfin ouverte à la presse internationale, après déjà plus de deux ans d’interdiction par Israël de tout accès libre et indépendant. Non, la tragédie de Gaza n’a pas fini de nous hanter.

Jean-Pierre Filiu (Professeur des universités à Sciences Po)
Le Monde du 23 novembre 25

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