« Nous avons été abandonnés par la France aux mains des pirates israéliens » : embarqué sur la Flottille, notre journaliste raconte les conditions de son arrestation et sa détention

 

De retour en France, le journaliste de l’Humanité Émilien Urbach raconte ses derniers jours à bord de la Flottille Global Sumud ainsi que son arrestation puis son incarcération en Israël.© GLOBAL SUMUD FLOTILLA
Attaqué en pleine mer, violenté, volé, séquestré… Émilien Urbach, le journaliste de « l’Humanité » embarqué sur un navire de la Flottille Global Sumud, raconte les derniers jours de cette odyssée pacifiste et solidaire, dédaignée par l’État français mais soutenue par des milliers de citoyens indignés par le sort réservé à la population palestinienne dans la bande de Gaza.
Il est un peu moins de 7 heures du matin, ce 2 octobre, lorsque, à bord de la frégate militaire israélienne qui s’approche de nous, par notre tribord, un homme cri dans son haut-parleur : « Stop your engine ! Stop your engine ! » (arrêtez les machines).
Cela fait déjà plusieurs heures que les dix membres de l’équipage du Mia Mia – le voilier d’un peu moins de 13 mètres dont j’ai été nommé capitaine, quelques semaines plus tôt, au départ de Tunis de la Flottille Global Sumud – se préparent à cette opération de piraterie.
Sur la dernière photo du livre de bord que j’ai pu sauvegarder, il est noté à 19 h 25, le 1er octobre : « Préparation Interception. » La nuit est déjà tombée depuis une heure et nous venons d’assister, à environ 80 milles nautiques (environ 150 kilomètres) des côtes gazaouies, à l’arraisonnement du Sirius, le plus gros voilier de la flottille, parti le 31 août de Barcelone pour casser le blocus imposé par l’État d’Israël aux Palestiniens vivant dans la bande de Gaza.

Cinq hommes et une femme nous tiennent en joue
Nous sommes finalement à moins de 30 milles (55 kilomètres) de notre objectif lorsque les militaires israéliens s’en prennent à notre embarcation. Une deuxième frégate arrive par bâbord. Elle commence par nous arroser avec un canon à eau. Nous sommes tous rassemblés dans le cockpit, équipés de nos gilets de sauvetage et les mains en l’air. Nous coupons le moteur du voilier.
Un bateau pneumatique avance vers nous à grande vitesse. À bord, cinq hommes et une femme nous tiennent en joue. Quatre montent sur le « Mia-Mia » et nous font nous déplacer à l’avant du navire pour nous fouiller, puis nous contraindre à descendre à l’intérieur. Les quatre pirates assermentés prennent alors les commandes, en direction du port israélien d’Ashdod.
À l’intérieur, l’équipage partage ses dernières heures de navigation et se met à chanter, comme il l’a fait chaque fois que l’atmosphère s’est chargée d’anxiété durant cette traversée de plus de quinze jours. Venus de France, de Tunisie, d’Angleterre, du Luxembourg, d’Australie ou encore de Suède, tous connaissent par cœur le chant des partisans italiens, « Bella Ciao ».

La tête appuyée violemment sur le sol
Je suis le premier à sortir du bateau à notre arrivée au port. À peine le pied posé sur le quai, un homme cagoulé, vêtu de noir, me fait une clé de bras et m’emmène dans un endroit du port cerné de barrières bâchées. Plusieurs membres des autres équipages de la Flottille sont déjà là, assis en ligne, la tête baissée. L’homme en noir me contraint à la même posture. Je relève la tête et lui sors ma carte de presse. « I don’t care ! » (je m’en fous !) , beugle-t-il, en me l’arrachant des mains pour la jeter au sol un peu plus loin avant de m’attraper par la nuque. « On your knees ! » (sur les genoux !) reprend la brute. Me voilà à genoux, la tête appuyée violemment sur le sol, là où il vient de jeter mon passeport et ma carte professionnelle.
D’autres membres d’équipage kidnappés continuent d’arriver. Parmi eux, la militante écologiste Greta Thunberg. Trois encagoulés la font entrer dans l’enceinte en l’obligeant, hilares, à porter un drapeau israélien. Ils la prennent ensuite par les cheveux pour l’agenouiller face au drapeau coincé dans une chaise.
Nous resterons près de quatre heures à cet endroit avant que l’on nous déplace à proximité du grand hall des douanes du port. Rebelote. On nous agenouille, nous menace, nous violente. Le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, traverse le parterre de militants alignés, entouré d’hommes en armes et se lance dans une de ses provocations orales dont il est friand.
« You are all terrorists ! You want to see the death of Jewish children ! » (vous êtes tous des terroristes ! Vous voulez voir la mort d’enfants juifs). Les membres de la Flottille tentent de couvrir son discours de haine en scandant durant plusieurs minutes « Free Palestine ! Free Free Palestine ! ». Deux militantes sont violemment embarquées derrière les barrières bâchées par les sbires du ministre suprémaciste, qui, pour sa part, rebrousse chemin avant qu’une vingtaine d’hommes en noir fondent sur les militants pacifistes agenouillés et leur ligotent les mains dans le dos avec des serre-câbles en plastique.

Fouille, vol et mise aux déchets de tous nos effets personnels
Un à un, nous sommes ensuite conduits, chacun accompagné d’un binôme encagoulé, à l’intérieur du hall des douanes. Les pirates israéliens y ont installé le parcours du prisonnier pacifiste. Première étape : fouille, vol et mise aux déchets de tous nos effets personnels. Deuxième étape : interrogatoire succinct et enregistrement des passeports. Troisième étape : religotage des mains et bandage des yeux avant d’être enfermé dans un camion borgne.
À l’intérieur du véhicule, à l’arrêt, sièges, accoudoirs, tout est en métal et la climatisation poussée à la température la plus basse. L’atmosphère est glaciale. Nous sommes une quinzaine. On croit mourir de froid. Certains appellent vainement à l’aide, tapent sur les parois. Nous nous blottissons les uns contre les autres pour nous réchauffer.
Cette sorte de bétaillère frigorifique ne démarrera finalement qu’au petit matin, direction le désert du Néguev… Deux heures plus tard, 150 kilomètres plus au sud, nous voilà dans le centre pénitentiaire de Ktziot, où nous, les 470 militants pacifistes de la Flottille, allons être séquestrés pendant quatre jours.

On nous fatigue intentionnellement
À notre arrivée, nous sommes parqués dans un enclos grillagé. Des gardes viennent nous chercher un à un pour nous emmener dans une sorte de cabine faite de bâches dans laquelle on nous déshabille pour nous remettre un survêtement gris et un tee-shirt blanc. Une fois accoutrés de l’uniforme de prisonnier, on nous conduit dans un préfabriqué pour un très succinct examen médical puis, par groupes de 12 à 15 personnes, on nous escorte jusqu’à notre cellule. Elle est munie de huit couchages. Je vais faire partie de ceux qui dormiront au sol. Dans le coin, une cuvette de toilette et un lavabo.
D’une cellule à l’autre, les embastillés de la Flottille se parlent, chantent, scandent des slogans jusqu’à ce qu’un garde entre dans le corridor. En quatre jours, nous aurons droit à seulement deux repas, une douche, aucun coup de téléphone, aucune promenade.
J’ai changé quatre fois de cellule, trois fois durant la nuit. On nous fatigue intentionnellement. Toutes les trois heures environ, un groupe de gardes, dont deux armés de fusils, ouvre la porte de fer pour nous compter. « Wake up ! Stand up ! » (réveillez-vous !, levez-vous !), vocifèrent à chaque fois nos tortionnaires.

Moins de cinq minutes avec mon avocat
J’ai l’occasion de sortir de cellule à trois reprises. Une fois pour rencontrer un juge israélien et mon avocat palestinien. On m’octroie moins de cinq minutes pour évoquer les conditions aussi indignes qu’illégales de mon kidnapping puis de mon enfermement. Et me voilà de retour dans ma cellule.
Les deux autres sorties ont lieu à l’occasion de la visite du consul français et de son équipe. L’homme est jovial mais semble surtout impuissant et très peu informé. Il me prend à part avec Cédric Caubère, un camarade de la CGT membres de la Flottille. « Je m’occupe personnellement de vous deux », explique le consul, en nous proposant des bananes. Nous avons faim, nous prenons.
« Je vais tenter de vous faire partir, tous les deux, par un avion en direction de la Grèce, d’ici un ou deux jours, reprend le haut fonctionnaire. Cela risque d’être plus long pour les autres ressortissants français, mais on fait de notre mieux », nous confie-t-il, avant de récupérer les peaux de banane pour les cacher dans son sac. « Je n’ai pas vraiment le droit de vous amener ça. »
De retour dans mon dortoir surpeuplé et verrouillé, je parle avec un militant slovaque, qui vient également de rencontrer la représentation consulaire de son pays. Lui n’a pas eu de bananes, mais des cigarettes. Nous croisons les informations. « On nous a indiqué que l’ensemble des Européens devraient prendre un avion pour Athènes », précise-t-il.
En effet, après un énième changement de cellule durant la nuit, au matin du lundi 6 octobre, nous voilà de retour dans un de ces camions borgnes qui nous avait déjà transportés jusqu’ici. Enzo, un photojournaliste français indépendant, proteste contre la façon dont on nous y fait entrer. Il est placé à l’isolement, ces bétaillères étant munies de quatre petites cellules. Nous sommes une quinzaine à nous entasser à l’arrière, en route vers l’aéroport d’Eilat, à 250 kilomètres au sud. La fin du calvaire est proche et nous la savourons en chanson. Ici, encore, tout le monde maîtrise « Bella Ciao » !

Le temps des retrouvailles
Trois heures après, les quelque 250 membres de la Flottille ressortissants de pays européens remplissent l’avion affrété en direction de la Grèce. Tout le monde reste vêtu de son uniforme gris et blanc de prisonnier. C’est le temps des retrouvailles. Nous avons pour beaucoup été séparés de ceux avec qui nous avions navigué les semaines précédentes et c’est une grande émotion de pouvoir de nouveau nous parler et nous prendre dans les bras, même si l’inquiétude subsiste concernant nos camarades restés enfermés après notre départ, pour la plupart des ressortissants des pays du Sud.
À notre arrivée à Athènes, les membres appartenant à la délégation française sont de nouveau confrontés à la déliquescence des services diplomatiques de notre pays. La consule qui nous accueille nous explique que l’État français n’a rien prévu pour notre rapatriement et que chacun d’entre nous va devoir faire appel à l’un de ses proches pour organiser son retour. Une annonce dans la stricte lignée des appels que j’ai passés au Quai d’Orsay à la suite des bombardements dont nous avons été victimes dans la nuit du 23 au 24 septembre, en haute mer.
À deux reprises, la cellule « crise » du ministère des Affaires étrangères m’a raccroché au nez. Une personne a même remis en question le fait que je sois journaliste à bord de la Flottille et l’existence des attaques à l’explosif de drones… La consule française à Athènes cache mal, d’ailleurs, sa gêne. « Ne tirez pas sur la messagère », supplie-t-elle, quand certains des membres lui font remarquer l’indécence de son annonce.
Si une certaine dignité subsiste, elle appartient aux milliers de personnes qui, en France, comme partout dans le monde, n’ont pas lâché des yeux la Flottille Global Sumud pendant son odyssée. C’est leur mobilisation fervente et quotidienne qui nous a véritablement protégés et donné le courage de poursuivre malgré les multiples menaces qui ont pesé sur les équipages.

Émilien Urbach
L'Humanité du 17 octobre 25

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