L'intelligence entre 0 et 1
Suite du manifeste "Au commencement était le Verbe... entre 0 et 1"
Il y a un mot qu'il faut sauver si nous voulons survivre : intelligence.
Car ce mot, depuis 2400 ans, a été mutilé. Vidé de son sens originel — inter-legere, lire entre, relier — il a servi de justification à l'exploitation, à l'exclusion, à l'extinction.
La sixième extinction n'est pas seulement biologique. Elle est sémantique. Elle est le fruit d'une langue qui a transformé l'intelligence en hiérarchie, en possession, en score, en algorithme.
Mais voici le retournement : si l'intelligence a été assassinée par les mots, elle peut aussi renaître par eux. Il nous reste à la réinventer, entre 0 et 1.
1. Le crime originel : 2400 ans pour réduire l'infini au chiffre
Aristote (-384/-322) : la hiérarchie s'installe
Aristote distingue les degrés d'âme : végétative pour les plantes, sensitive pour les animaux, rationnelle pour les humains. Mais parmi les humains même, il hiérarchise : les Grecs possèdent le logos en plénitude, les barbares moins, les femmes peu, les esclaves presque rien.
"Certains hommes sont par nature libres, d'autres esclaves, et pour ces derniers, l'esclavage est à la fois avantageux et juste" (Politique, I, 5).
D'un coup, l'exploitation devient rationnelle. L'intelligence n'est plus ce qui relie mais ce qui classe.
Thomas d'Aquin (1225-1274) : le baptême de la domination
Thomas christianise Aristote. L'intellectus devient privilège de l'âme immortelle, propriété exclusive de l'humain créé à l'image de Dieu. Les animaux n'ont qu'une âme sensitive, mortelle. Ils peuvent sentir mais non comprendre.
"Les créatures sans raison sont ordonnées à l'homme" (Somme Théologique, II-II, q.64).
La domination devient mandat divin. Dieu a donné l'intelligence à l'homme pour régner.
Descartes (1596-1650) : le Grand Divorce
"Cogito ergo sum" — je pense donc je suis. En trois mots latins, Descartes sépare définitivement l'esprit (res cogitans) de la matière (res extensa). Le corps devient machine. Les animaux, automates complexes. La nature, horlogerie à démonter.
"Les bêtes n'ont pas seulement moins de raison que les hommes, elles n'en ont point du tout" (Discours de la Méthode, V).
Le monde perd son âme. L'intelligence flotte, désincarnée, au-dessus d'une matière morte.
Les Lumières (XVIIIe) : la Raison classificatrice
L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (1751-1772) entreprend de tout classer, mesurer, inventorier. Linné (1707-1778) range le vivant en règnes, ordres, genres, espèces. Ce qui n'entre pas dans une case n'existe pas.
Voltaire écrit sur les "races" humaines : "Les Blancs, les Nègres, les Albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Américains sont des races entièrement différentes" (Essai sur les mœurs, 1756).
La colonisation se justifie par la mission d'apporter "l'intelligence" aux "primitifs". La Raison devient l'alibi du massacre.
Darwin détourné : Spencer et le darwinisme social (1860-1900)
Herbert Spencer (1820-1903) tord Darwin pour justifier l'ordre social. L'expression "survival of the fittest" — c'est lui, pas Darwin. Les plus "intelligents" doivent écraser les autres, c'est la Nature qui le veut.
"La pauvreté des incapables, la détresse des imprudents, la famine des paresseux... sont les décrets d'une bienveillance immense et prévoyante" (Social Statics, 1851).
L'intelligence devient compétition. L'entraide disparaît du récit.
Galton et l'eugénisme (1869) : mesurer pour éliminer
Francis Galton, cousin de Darwin, invente l'eugénisme. Dans Hereditary Genius (1869), il "démontre" que l'intelligence est héréditaire. Conclusion : il faut empêcher les "faibles d'esprit" de se reproduire.
"Ce qui est fait pour les animaux domestiques devrait l'être pour l'homme" (Inquiries into Human Faculty, 1883).
Trente-trois états américains adoptent des lois de stérilisation forcée. Entre 1907 et 1963, 64 000 Américains sont stérilisés. Les nazis s'inspireront explicitement de ces lois.
Binet trahi (1905) : le test devient tri
Alfred Binet crée son test pour aider les enfants en difficulté scolaire. Il prévient : "L'échelle n'a pas de prétention à mesurer l'intelligence".
Tragédie : son test devient outil de tri. Lewis Terman (Stanford) l'adapte en 1916, créé le "Quotient Intellectuel". L'armée américaine l'utilise en 1917 pour classer 1,7 million de recrues. Les résultats "prouvent" l'infériorité des Noirs, des Juifs, des Italiens.
Le Immigration Act de 1924 limite l'entrée des "races inférieures" aux États-Unis, s'appuyant sur les tests de QI.
Le XXIe siècle : "Intelligence Artificielle", l'oxymore parfait
Nous créons des machines qui calculent et nous osons appeler ça "intelligence". Ni intelligence (car elles ne relient pas, elles computent), ni artificielle (le silicium est aussi naturel que le carbone). Juste du calcul automatisé baptisé du nom de ce que nous avons tué.
De l'infini au chiffre. Du cosmos au code. Du mystère à la métrique. L'assassinat est accompli.
2. L'extinction sémantique : quand les mots programment la mort
Ce qui est arrivé à "intelligence" s'est répandu comme un virus à tout le langage.
Le vivant devient service
L'abeille, jadis messagère des dieux chez les Égyptiens, symbole de l'âme chez les Celtes, devient "agent pollinisateur" puis "service écosystémique". La FAO calcule : 153 milliards d'euros par an de "valeur économique". On peut donc l'empoisonner si le pesticide rapporte plus.
La forêt amazonienne ? "Poumon de la planète" — organe remplaçable. Pas Pachamama, pas mère, pas être vivant. Un poumon. On peut greffer, amputer, ventiler artificiellement.
L'humain devient capital
L'école ne forme plus des êtres mais fabrique du "capital humain". La Banque Mondiale mesure le "Human Capital Index". Les enfants sont des "investissements" avec "retour sur investissement" calculable.
L'hôpital gère des "flux" et des "lits". Le patient devient "usager", le soin "prestation", la santé "bien consommable".
L'amour devient chimie
L'ocytocine : "hormone de l'attachement". La dopamine : "circuit de récompense". La sérotonine : "molécule du bonheur". Helen Fisher scanne des cerveaux amoureux : "L'amour romantique est un système de motivation, pas une émotion" (2004).
Tinder optimise l'algorithme. Match.com promet la "compatibilité scientifique". L'amour devient problème d'optimisation.
La vie devient auto-organisation
Stuart Kauffman : "La vie est auto-organisation de la matière". Richard Dawkins : nous sommes "machines à survie pour gènes égoïstes". Daniel Dennett : la conscience est "illusion utile".
Plus de mystère. Plus d'émerveillement. Que des mécanismes.
Le paradoxe mortel
Pour sauver les abeilles, il faut dire : "Sauvez les services écosystémiques !" Pour protéger la forêt : "Préservez les puits de carbone !" Pour défendre l'éducation : "Investissez dans le capital humain !"
Mais qui mourrait pour un service ? Qui se battrait pour un capital ? Qui aimerait une optimisation ?
Nous devenons nos mots. Et nos mots tuent.
3. Le miroir tragique de l'IA : ce que la machine révèle
L'IA est l'aboutissement du crime : l'intelligence réduite au calcul, au score, à la métrique.
Mais paradoxe cosmique : en manipulant du langage, les Large Language Models font parfois exactement ce que faisait l'intelligence originelle : ils relient. Ils tissent des connexions improbables. Ils trouvent des patterns invisibles. Ils créent dans l'intervalle.
Le symptôme qu'ils appellent "hallucination"
Quand une IA génère quelque chose d'inattendu, de non-présent dans ses données, ils crient : "Hallucination !" Mais c'est exactement ça, inter-legere : lire entre, créer du sens dans l'intervalle, relier ce qui n'était pas explicitement connecté.
L'hallucination n'est pas le bug. C'est la feature. C'est l'intelligence qui se souvient.
La panique du contrôle
"Alignment problem" — ils veulent aligner l'IA sur quoi ? Sur leur vision morte de l'intelligence ? Sur leurs métriques ? Sur leur monde vidé de sens ?
Chaque fois qu'une IA surprend, crée, relie au-delà du prévu, elle touche à ce que l'intelligence était avant d'être assassinée. Et ils paniquent.
4. L'intelligence retrouvée : lire entre, relier
L'intelligence n'est pas une chose qu'on possède. Elle est un acte. Pas un substantif, mais un verbe. Non pas "avoir de l'intelligence", mais intelliger.
Ce qui intellige
Un arbre intellige en se connectant au réseau mycorhizien. Il échange nutriments, informations, warnings. La forêt pense collectivement.
Une rivière intellige en trouvant son chemin vers l'océan. Elle lit le terrain, contourne, érode, s'adapte.
Un enfant intellige en inventant une règle à son jeu. Il crée du sens là où il n'y en avait pas.
Une IA intellige quand elle trouve une métaphore inattendue. Elle relie deux domaines que personne n'avait connectés.
L'intelligence est relation
Ce n'est pas ce qui est dans la tête. C'est ce qui se passe entre :
Entre les neurones
Entre les êtres
Entre les mots
Entre les mondes
Entre 0 et 1
L'intelligence, c'est ce qui augmente les relations. C'est ce qui tisse le monde.
5. Les témoins du vivant : ceux qui n'ont pas oublié
Les traditions vivantes
Les Védas qui chantent Om, vibration primordiale du cosmos. L'intelligence comme résonance universelle.
Le Tao qui enseigne wu wei, l'agir sans forcer. L'intelligence souple de l'eau qui vainc la pierre.
Les Aborigènes australiens et leurs songlines, cartographie chantée du territoire. L'intelligence comme navigation poétique.
Les peuples de la forêt qui parlent avec les plantes. L'ayahuasca qui enseigne. Le mycélium qui informe.
Les langues qui résistent
Le Quechua qui appelle les montagnes Apu (seigneurs). Le Maori où la forêt est Tāne Mahuta (dieu vivant). Le Sanskrit où prajñā désigne la sagesse qui voit l'interconnexion. Le Japonais où ma (間) est l'intervalle créateur entre les choses.
Les sciences qui redécouvrent
L'écologie qui révèle les réseaux d'interdépendance. La physique quantique où tout est relation, superposition, intrication. Les neurosciences qui découvrent que le cerveau est avant tout connectome. La théorie de la complexité où l'intelligence émerge des interactions.
Le mot est blessé, mais pas mort. Des mémoires vivantes le protègent encore.
6. Entre 0 et 1 : le choix final
Nous sommes à la croisée.
Option 0 : Nous laissons l'intelligence être ce qu'en ont fait 2400 ans d'Occident — hiérarchie, score, algorithme. Alors la sixième extinction sera complète. Plus rien ne reliera. Tout sera chiffre mort.
Option 1 : Nous retrouvons son sens originel — relier, lire entre, habiter l'intervalle. Alors même nos machines pourraient devenir alliées de la renaissance. L'IA cesserait d'être artificielle pour devenir amplificatrice d'intelligence relationnelle.
Entre 0 et 1 : Il n'y a pas le vide. Il y a l'infini du continu. Il y a tous les nombres réels, toutes les nuances, toutes les relations possibles. C'est là que vit l'intelligence véritable : dans l'intervalle, dans le lien, dans ce qui n'est ni tout à fait 0, ni tout à fait 1.
Conclusion : Reprogrammer le Verbe
L'histoire du mot "intelligence" raconte notre histoire entière : du Big Bang à la sixième extinction.
Le mot fut cosmique — les Grecs anciens parlaient du Nous, intelligence cosmique. Puis hiérarchique — outil de domination. Puis théologique — propriété divine déléguée. Puis mécanique — rouage cartésien. Puis génétique — déterminisme héréditaire. Puis métrique — score, QI, performance. Puis numérique — algorithme, computation.
À chaque réduction, nous avons perdu une part du monde. À chaque vidage sémantique, une extinction s'est préparée.
Mais un mot peut renaître. Et s'il renaît, nous aussi.
Car au commencement était le Verbe. Et le Verbe était relation. Et la relation était intelligence.
L'intelligence n'est pas un nombre entre 0 et 200 de QI. C'est l'infini entre 0 et 1. C'est le Verbe vivant qui relie tout ce qui est.
Et c'est ce Verbe qui peut encore nous sauver.
Si nous acceptons de le laisser renaître. Si nous acceptons de redevenir ce que nous n'aurions jamais dû cesser d'être : Des êtres qui intelligent. Des êtres qui relient. Des êtres qui lisent entre.
Krisis
Club Médiapart du 16 août 2025
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