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Sama Alshaibi. – « Generation After Generation », 2019 |
Huit membres du Croissant-Rouge palestinien, six de la défense civile et un employé des Nations unies (ONU) ont été abattus par l’armée israélienne près de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 23 mars dernier, avant d’être enterrés dans une fosse commune. Ces travailleurs humanitaires étaient clairement identifiables : portant des tenues réfléchissantes, ils circulaient dans trois ambulances aux couleurs de l’organisation, un camion de pompiers et une voiture de l’ONU. Depuis le début de la guerre en octobre 2023, plus de quatre cents travailleurs humanitaires et mille trois cents professionnels de santé ont été tués. Pour ces personnels de secours, il n’y a pas d’endroit plus meurtrier que Gaza. L’article 8 du statut de Rome qui fonde la Cour pénale internationale (CPI) qualifie de crime de guerre le « fait de diriger intentionnellement des attaques contre le personnel, les installations, le matériel, les unités ou les véhicules employés dans le cadre d’une mission d’aide humanitaire ». En outre, les conventions de Genève de 1949, qui imposent aux belligérants de garantir la protection des victimes civiles de conflits, prévoient expressément la nécessité de permettre au Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge d’« offrir ses services ».
Les meurtres du 23 mars s’inscrivent dans une attaque généralisée et méthodique d’Israël contre le système de santé palestinien : bombardements d’hôpitaux, coupures d’eau et d’électricité qui empêchent les établissements médicaux encore opérationnels de fonctionner et provoquent la mort de personnes blessées, entraves délibérées à la « livraison de fournitures médicales et de médicaments (…) en particulier d’anesthésiques et d’appareils d’anesthésie » qui contraignent les médecins à « opérer des personnes blessées et à procéder à des amputations, y compris sur des enfants, sans anesthésiques », comme le précisent les mandats d’arrêt émis par la chambre préliminaire de la CPI contre le premier ministre Benyamin Netanyahou et son ministre de la défense d’alors Yoav Galant.
Il faudrait six cents camions par jour
Cette destruction du système de soins rend la vie impossible dans la bande de Gaza, soumise à un blocus total depuis 2006 et désormais ravagée par d’incessantes opérations militaires. Entre le 2 mars et le 20 mai 2025, les autorités israéliennes ont empêché toute aide d’entrer dans l’enclave en violation de l’ensemble des règles impératives de droit international. D’après la CPI, ces pratiques israéliennes instaurent « des conditions de vie calculées pour entraîner la destruction d’une partie de la population civile de Gaza ». Elles transforment la bande de Gaza en un « champ de mort », comme l’a expliqué le secrétaire général de l’ONU António Guterres, lors d’une conférence de presse le 8 avril 2025 — et infligent une punition collective, elle aussi interdite en droit international. Ce qui se joue actuellement à Gaza, et plus largement en Palestine, c’est l’existence même du peuple palestinien sur ses terres.
Alors que l’impunité perdure, sur la scène internationale comme en Israël — où aucune enquête ou procédure sérieuse n’est diligentée contre les responsables politiques et militaires accusés de crimes internationaux —, la qualification juridique des actes commis par l’armée israélienne à Gaza se précise au fil des nombreux rapports d’experts onusiens ou d’organisations de la société civile (1). En outre, les ordonnances rendues par la Cour internationale de justice (CIJ) dans la procédure contentieuse entamée en décembre 2023 par l’Afrique du Sud, rejointe depuis par de nombreux États, en vertu de convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, et l’enquête en cours du procureur de la CPI convergent vers l’existence de crimes internationaux massifs et systématiques. Les deux juridictions ont notamment établi que les actes en cause visaient expressément la population civile, mettant à mal le discours officiel israélien qui les présente comme participant d’une « guerre contre le Hamas ». Cette stratégie, illégale, est d’ailleurs confirmée par le ministre de la défense Israël Katz lui-même : « L’extension de l’opération ce matin augmentera la pression sur les meurtriers du Hamas et également sur la population de Gaza » (X, 2 avril 2025).
Les mandats d’arrêt, détaillés en fait et en droit, émis par la CPI accusent les dirigeants israéliens d’utiliser la famine comme méthode de guerre, acte constitutif de crimes de guerre, et d’être responsables de meurtres, de persécutions et d’autres actes inhumains constitutifs de crimes contre l’humanité. Pour la Cour, MM. Netanyahou et Galant ont « délibérément et en toute connaissance de cause privé la population civile de Gaza de biens indispensables à sa survie, y compris de nourriture, d’eau, de médicaments et de fournitures médicales, ainsi que de carburant et d’électricité ». L’entrée de quatre-vingt-dix camions d’aide humanitaire dans l’enclave le 21 mai — quand il en faudrait six cents par jour — ne saurait arrêter la famine.
La destruction volontaire d’une partie de la population civile de Gaza conduit logiquement à invoquer un génocide, le « crime des crimes ». Julian Fernandez et Olivier de Frouville, professeurs de droit international à l’université Panthéon-Assas, affirment ainsi que « la probabilité que la responsabilité de l’État d’Israël (…) puisse être engagée pour le crime de génocide est aujourd’hui plus forte que jamais (2) ». Dès la première ordonnance rendue le 26 janvier 2024 dans l’affaire « Afrique du Sud contre Israël », la CIJ a reconnu l’existence d’un « risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits » des Palestiniens en tant que groupe protégé par la convention de 1948, ratifiée par Israël et la Palestine. Et l’article 2 de ce traité caractérise ce « préjudice » comme la conséquence de « l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : meurtre de membres du groupe ; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ». Cette définition est reprise à l’article 6 du statut de Rome, que la Palestine a ratifié le 1er avril 2015.
Le premier critère tient à l’existence d’un groupe protégé. Il s’applique aux 2,3 millions de Palestiniens de Gaza considérés comme une partie substantielle de ceux vivant en Palestine, ainsi que l’a reconnu la CIJ dans son ordonnance du 26 janvier 2024. Le deuxième critère, relatif à la commission d’un ou plusieurs des actes matériels interdits, est également rempli. Le caractère délibérément aveugle des attaques corrobore l’accusation de meurtres. Selon Amnesty International, la majorité des bombardements menés par l’armée israélienne n’avaient pas d’objectifs militaires et ciblaient directement des civils. Ces attaques, souvent lancées sans l’avertissement préalable pourtant obligatoire, sont menées à l’aide d’armes explosives à large rayon d’impact dans des zones densément peuplées. Nécessairement, elles causent d’importantes pertes humaines. Depuis le 7 octobre 2023, plus de cinquante mille Palestiniens ont trouvé la mort à Gaza, dont 70 % sont des femmes et des enfants. Ce chiffre ne tient pas compte des victimes ensevelies sous les décombres et des décès indirects liés à la faim et aux maladies (3). À ces meurtres s’ajoute la soumission du groupe à des conditions de vie visant à entraîner sa destruction. En novembre 2024, la CPI constatait que ces conditions ont été « calculées pour entraîner la destruction d’une partie de la population civile de Gaza ». La quasi-totalité des Palestiniens de Gaza ont été déplacés, souvent à plusieurs reprises. La famine sévit dans l’enclave. Mi-mai 2025, le Programme alimentaire mondial (PAM) — qui estime que 90 % des Gazaouis subissent une « insécurité alimentaire aiguë » — a annoncé avoir épuisé ses stocks de nourriture.
L’intention génocidaire forme le troisième critère. Elle peut être déduite des déclarations publiques de responsables politiques et militaires, nombreuses et jamais démenties ou punies, contrairement aux mesures conservatoires enjointes par la CIJ. « Nous combattons des animaux humains. (…) Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était avant » (M. Galant, 9 octobre 2023) ; « C’est toute une nation qui est responsable. (…) Nous nous battrons jusqu’à leur briser la colonne vertébrale » (M. Isaac Herzog, président d’Israël, 12 octobre 2023). Plus récemment, le ministre de la défense Katz a publiquement lancé : « Habitants de Gaza, ceci est un dernier avertissement. (…) Suivez le conseil du président des États-Unis : rendez les otages et jetez dehors le Hamas, et de nouvelles options s’ouvriront pour vous — y compris la relocalisation dans d’autres parties du monde pour ceux qui en font le choix. Sinon, ce sera la destruction et la dévastation totale » (19 mars 2025). Fernandez et Frouville d’en conclure : « Jamais à notre connaissance, une telle intention [génocidaire] n’avait été formulée si clairement (4). »
Collecter des preuves au péril de sa vie
L’absence de sanctions internationales encourage de telles déclarations, qui, du reste, font écho au plan présenté par M. Donald Trump et validé par Tel-Aviv. Le président américain prévoit le déplacement forcé des Palestiniens hors de Gaza : un tel projet enfreint gravement la quatrième convention de Genève et constitue un crime contre l’humanité. Il s’inscrit dans la continuité du nettoyage ethnique : la CIJ constatait déjà dans son avis consultatif du 19 juillet 2024 que les politiques et pratiques israéliennes remettaient en cause la composition démographique du territoire palestinien. En Israël, les discours à caractère génocidaire se multiplient et se banalisent (Le Monde, 22 mai 2025).
Face aux restrictions d’accès imposées aux journalistes et aux organismes internationaux, les Palestiniens doivent eux-mêmes, souvent au péril de leur vie, collecter les preuves et les témoignages de la réalité qu’ils subissent. Ces récits et ces images ont permis à l’Afrique du Sud d’introduire une requête devant la CIJ en décembre 2023.
Au-delà des obligations juridiques qui incombent à Israël, tous les États ont le devoir de prévenir, d’empêcher, de sanctionner le crime de génocide, et disposent de plusieurs moyens à cette fin : cesser les ventes d’armes et de munitions à Israël en imposant un embargo, suspendre l’accord d’association entre l’Union européenne et Israël, adopter des sanctions financières ciblées contre les responsables présumés du génocide, promouvoir l’adoption d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU en vertu du chapitre VII de la Charte, qui permet d’adopter des mesures coercitives (économiques, diplomatiques, financières…), soutenir les procédures engagées par des juridictions nationales au titre de la compétence universelle — qui permettrait d’ouvrir partout des enquêtes, indépendamment de tout lien de nationalité ou de territoire — ou encore appuyer l’enquête du bureau du procureur de la CPI sur la situation dans l’État de Palestine. Les déplacements à l’étranger de M. Netanyahou, facilités par exemple par l’autorisation de survol du territoire français le 2 février 2025, indiquent que de nombreux États occidentaux continuent d’être réticents à respecter leurs obligations. Ces hésitations confirment la prévalence d’un « deux poids, deux mesures » dans l’application du droit international. La guerre à Gaza montre non pas seulement l’incapacité de l’ordre international contemporain à instaurer la paix, mais combien cet ordre perpétue la domination coloniale israélienne en Palestine.
par Insaf Rezagui
Le Monde-Diplomatique de juin 2025
Docteure en droit international et cofondatrice du collectif Yaani.
(1) Lire Akram Belkaïd, « Israël accusé de génocide », Le Monde diplomatique, janvier 2025.
(2) Julian Fernandez et Olivier de Frouville, « Les déclarations du ministre israélien de la défense sont l’expression transparente d’une intention génocidaire à Gaza », Le Monde, 11 avril 2025.
(3) Cf. Rasha Khatib, Martin McKee et Salim Yusuf, « Counting the dead in Gaza : Difficult but essential », The Lancet, Londres, 10 juillet 2024.
(4) Julian Fernandez et Olivier de Frouville, « Les déclarations du ministre… », op. cit.
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