Gaza : les bénéficiaires du programme Pause coincés dans l’enfer de la guerre

 

Douze lauréats du programme Pause, destiné à accueillir en France des scientifiques et des artistes menacés, sont actuellement empêchés de quitter Gaza.© Omar Ashtawy/ZUMA-REA
Douze lauréats du programme Pause, destiné à accueillir en France des scientifiques et des artistes menacés, sont actuellement empêchés de quitter Gaza. Avec eux, c’est le financement même de ce dispositif qui est en péril.
Il devait reconstruire, mais a été tué. Agé de 42 ans, Ahmed Shamia était, selon ses mots, un « architecte dans un pays où l’architecture n’est plus » et l’un des lauréats gazaouis du Programme national d’accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil (Pause) porté par le Collège de France. Le 13 mai dernier, alors qu’il était attendu à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Val de Seine pour y poursuivre son travail, Ahmed Shamia a succombé aux blessures infligées par un bombardement israélien.
À Gaza, douze autres lauréats de Pause sont toujours coincés sous les bombes. Dans une tribune publiée par Le Monde le 19 mai dernier, 350 universitaires parmi lesquels les professeurs au Collège de France Patrick Boucheron, Henri Laurens, François Héran ou Edith Heard, tiraient la sonnette d’alarme.
Dans « un contexte de péril grandissant » , écrivent-ils, « il paraît incompréhensible que le gouvernement français, à l’initiative de ce programme, ne mette pas tout en œuvre pour rendre possible cet accueil ». Or, ajoutent les signataires, « au-delà de la bonne volonté officiellement affichée, des dysfonctionnements sont hélas à déplorer ». Au nom de « l’universalisme scientifique », ils appellent à la création d’un fond d’urgence, sur le modèle de celui activé pour le cas ukrainien.

Une tradition de solidarité en danger
Né en 2017 d’une mobilisation de l’enseignement supérieur en réponse à l’assassinat par Daesh, deux ans plus tôt, de Khaled Assad, directeur des musées de Palmyre, le programme Pause perpétue une tradition : l’accueil des scientifiques menacés dans leur pays. « Une longue histoire », fait remarquer Laura Loheac, directrice de ce programme, initié en 1936 par biochimiste français d’origine juive Louis Rapkine. Pour venir en aide à ses confrères persécutés par les régimes fascistes et nazis, avec le soutien des époux Irène et Frédéric Joliot-Curie ou encore de Paul Langevin, Rapkine a fondé le Comité français pour l’accueil et l’organisation du travail des savants étrangers, l’ancêtre du programme Pause. « Les accueillis d’aujourd’hui peuvent être les accueillants de demain », plaide Laura Loheac.
Dans l’annexe du Collège de France où ils sont installés, les neuf membres de son équipe travaillent d’arrache-pied. Décrocher un contrat de travail, trouver un hébergement pour le lauréat et sa famille – parfois nombreuse : « Le cadre, explique Laura Loheac, est celui de l’immigration professionnelle ». Des partenariats se nouent avec des instituts, des associations. Fondé en 2023 par Marion Slitine, le collectif Ma’an tente ainsi de trouver des résidences et des contrats, même temporaires, à des artistes de Gaza. Pas facile.
D’autant que les financements, cette année, sont en chute libre. Porté à 9 millions d’euros en 2024, le budget est tombé à 3,5 millions en 2025, alors que les candidatures en forme d’appel à l’aide, en provenance de Gaza, ne cessent d’affluer. La faute, notamment, à la non-reconduction, pour d’obscures raisons bureaucratiques, d’un fonds européen de 4 millions d’euros. « La moitié de notre budget a disparu, alerte Laura Loheac. La situation est critique, il faut qu’on trouve une solution ». Officiellement, le programme bénéficie pourtant de soutiens très institutionnels : au sein du comité directeur siègent, entre autres, des représentants des ministères des Affaires étrangères, de la Culture, de l’Enseignement supérieur et de l’Intérieur.

600 scientifiques et une centaine d’artistes accueillis
C’est là que sont instruits les dossiers proposés par des instituts de recherche et des universités. À charge pour les équipes de Pause, une fois les candidatures passées au crible, de s’assurer d’une intégration professionnelle et familiale optimale pour les lauréats. D’une durée d’un an renouvelable une fois – deux fois, pour les doctorants-, les contrats restent précaires. « Un des enjeux majeurs reste l’après-programme », constate Laura Loheac. Depuis 2017, quelques six cents scientifiques venus de quarante pays, dont une majorité de Syriens, Turcs, Afghans, Palestiniens, Russes ou Ukrainiens, ont été accueillis en France, contrat de travail à la clef.
S’y ajoute une centaine d’artistes, depuis qu’en 2021 le programme a décidé de leur ouvrir ses portes. L’effectif qui a bondi, en 2022, avec l’invasion russe de l’Ukraine : un fonds d’urgence avait alors été immédiatement créé et, en quelques mois, 133 scientifiques et 45 artistes et professionnels de la culture russes ou ukrainiens ont bénéficié de Pause. Il y a quinze jours, au cours du sommet Choose Europe for Science, Emmanuel Macron a plaidé pour l’accueil des scientifiques menacés aux États-Unis par Donald Trump.
Mais quid de leurs homologues gazaouis, si les financements du programme Pause restent gelés cette année ? Quid de ce chercheur spécialiste de la maltraitance infantile, soutenu par la société de neurosciences de Paris ? Quid de cet historien se consacrant aux dynamiques et recompositions politiques des territoires du Moyen-Orient ? Quid de cet auteur de littérature jeunesse, de cet architecte du patrimoine, de cette dessinatrice de presse, de ce plasticien ?

Des chercheurs bloqués dans le chaos de Gaza
Ces lauréats, dont le programme Pause maintient les identités secrètes pour des raisons de sécurité, sont toujours coincés dans une zone pilonnée sans répit par l’armée israélienne. Ils sont pourtant attendus de pied ferme par les institutions universitaires partenaires du programme. Parmi elles, l’université de Tours. « On essaie d’avoir, autant que possible, des relations internationales en formation et en recherche », expose son président Philippe Roingeard. Grâce à la diffusion du programme Pause dans ses laboratoires, l’université a déjà accueilli trois Turcs et une Ukrainienne.
Chaque lauréat intègre une équipe de recherche avec laquelle, insiste Philippe Roingeard, « il a co-construit un projet de recherche ». Trois dossiers de chercheur gazaouis sont actuellement en attente. « Ils ont été acceptés par le programme, mais ils ne peuvent pas sortir de Gaza » , explique Philippe Roingeard.
Il a cosigné la tribune des chercheurs publiée dans le Monde « avec la volonté, avant tout, de renforcer la science », dit-il. Au Collège de France, Laura Loheac se démène. « Un des lauréats a attendu un an et demi avant de pouvoir nous rejoindre », soupire-t-elle. Placés de facto sous la protection de la France, les douze du programme Pause comptent les heures sous les bombes.

Elisabeth Fleury et Clément Garcia
L'Humanité du 02 juin 2025

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