Outre le fait qu’on en parle précisément très peu et que 50 000 morts « actés » – sans doute au moins 200 000 à venir par effet mécanique inévitable –, ce n’est déjà pas tout-à-fait banal, ni tout-à-fait un « détail », quatorze points rendent cette situation objectivement singulière.
La première spécificité, c’est évidemment l’extraordinaire asymétrie. Il n’y a pas d’affrontement ni de guerre : il y a massacre des uns par la puissance absolue des autres, sans que ces derniers ne mettent – sauf exception – leur propre vie en jeu dans l’éradication des premiers. C’est une situation sans comparaison avec la guerre russo-ukrainienne ou avec la plupart des conflits armés ayant eu lieu récemment en Afrique. La responsabilité pratique d’une catastrophe incombe, pour l’essentiel, structurellement, à celui qui concentre tous les pouvoirs et tous les moyens. À ce stade, ce n’est pas même une remarque éthique mais purement logique.
La seconde spécificité a trait, et il est navrant de constater qu’elle soit si souvent omise, à la légitimité entière qu’une trame de lecture quasi manichéenne revêt pour sonder cette situation dans sa globalité. Il y a un colonisateur et un colonisé. Un oppresseur et un opprimé. Un envahisseur et un spolié. Il y a des envahisseurs agresseurs et des autochtones agressés. C’est relativement rare dans la géopolitique contemporaine. Si l’Europe souhaitait donner au peuple juif une nation après l’avoir largement et honteusement décimé, pourquoi a-t-elle décidé que ce sont les Arabes – tout à fait étrangers à la Shoah – qui devraient le payer ?
La troisième spécificité tient au rôle cardinal joué par les puissances occidentales. Non seulement au niveau militaire mais aussi par le soutien – au moins tacite – des opinions publiques et le silence assourdissant des médias quant à l’ampleur et à la nature du crime commis. Bien que les pays riches se trouvent impliqués dans un grand nombre de drames, ce niveau de responsabilité directe est sans équivalent. Plus qu’une complicité à la marge, plus qu’un laisser-faire, il s’agit d’une participation active et d’un blanc-seing explicite pour l’extermination de masse. La déshumanisation systématique des victimes a créé les conditions de possibilité d’un effondrement empathique et d’un effacement politique. Ce n’est pas Israël qui est coupable mais tout l’Occident. Ce qui montre d’ailleurs que les Français qui s’engagent pour la Palestine ne peuvent le faire par antisémitisme : ce ne sont pas les Juifs qui sont à incriminer pour le massacre en cours, c’est l’entièreté du Nord global.
La quatrième spécificité est relative à la généralisation sans limite du mensonge – ou d’éléments de langages partisans, de nature à retourner la réalité –, y compris au sein des médias estampillés sérieux. Ce dévoiement quasi systématique des faits et de l’Histoire – conduisant à faire porter aux victimes la responsabilité de maux dont l’origine ne leur est en rien imputable, voire des atrocités qu’elles subissent – ne concerne pas que le génocide en cours mais également le narratif négationniste cachant l’épuration ethnique des Palestiniens depuis 1948. Que les historiens et personnalités du monde culturel, connaissant – ou pouvant aisément connaître – la vérité factuelle participent à la mystification est tout-à-fait singulier. Enfin, le niveau d’indifférence complice du monde universitaire et académique dans une situation aussi extraordinairement injuste et violente n’a sans doute pas d’antécédence.
La cinquième spécificité s’ancre dans le caractère irréfutable et immédiatement connaissable du génocide. Que celui-ci soit visible « en direct » sur les réseaux sociaux ; filmé, photographié et diffusé dans l’instant, est sans précédent. De même que le fait que le génocidaire ne cache rien de ses exactions et intentions ; tout au contraire il les exhibe et s’en vante. Il ne sera pas même nécessaire d’attendre le travail des chercheurs spécialistes, ici le doute n’est pas possible.
La sixième spécificité est liée à la stupéfiante rapidité du retournement. Tout ce qui est usuellement « intouchable », même dans une guerre violente – les hôpitaux, les écoles, les enfants, les malades, l’eau et l’alimentation primaire, les vieillards, les cimetières, les lieux de cultes, les camps déclarés « sûrs » par l’agresseur lui-même, etc. –, tout ce qu’il est interdit, et même inimaginable de détruire, l’a été. Et, en quelques jours, les opinions publiques occidentales – portées par la presse – l’ont accepté sans état d’âme. Dans aucun autre conflit, notre imaginaire ne tolérerait que les adolescentes ou les nouveau-nés soient spécifiquement ciblés, comme c’est ici le cas, parfois dans les bras de leurs parents. Même les témoignages implacables des médecins humanitaires ne parviennent pas à émouvoir. Le niveau de réification des victimes a atteint son paroxysme. Accessoirement, la généralisation des agressions sexuelles et viols par l’occupant – attestée par les ONG – est également acceptée sans broncher. De même que l’utilisation de la famine comme arme de guerre.
La septième spécificité a trait à la vacuité des paroles solennelles. Depuis près d’un siècle, aucune des promesses faites aux palestiniens par les occidentaux n’a été tenue. La trahison systématique a été la seule règle. Cette fois ne fait pas exception : peu après la signature du « cessez-le-feu », les bombardements ont repris. Les morts s’entassent dans l’indifférence générale.
La huitième spécificité tient à ce qu’ici « la paix ne suffit pas ». La situation à Gaza avant octobre 2023 était celle d’un camp de concentration. Les palestiniens n’avaient aucune autre perspective que de naître, vivre et mourir dans un camp de concentration (ainsi décrit pas tous les visiteurs indépendants et par de nombreux dignitaires israéliens), soumis aux humiliations, violences et assassinats, contrôles et vexations incessants infligés par les colons et les soldats de Tsahal. Et ce sur l’infime partie du territoire qu’ils n’avaient pas encore entièrement perdue. Quant aux Palestiniens résidant en Israël, ils sont confrontés à une situation d’apartheid caractérisé. Sans que cela nous choque le moins du monde.
La neuvième spécificité est que nous avons ici affaire au premier massacre colonial de ce siècle. La règle en la matière est simple et bien rodée : pour tout X qui ne soit pas un colon, X=0. Autrement dit on déclarera (contre les faits) la Palestine vide et les morts ne compteront pour rien.
La dixième spécificité tient à ce que les victimes ont tenté toutes les voies possibles de résistance non violente : depuis des décennies les Palestiniens entreprennent des marches pacifiques régulières pour demander la justice, l’application du droit international, la mise en œuvre des résolutions de l’ONU, la cessation des crimes contre l’humanité. Ils ont supplié la communauté internationale d’intervenir, d’aider ou d’arbitrer, de s’interposer entre les villages et les tanks. Ces marcheurs pacifiques ont été méticuleusement exterminés – au grand jour – par des snipers de Tsahal, dans l’indifférence générale.
La onzième spécificité a trait à la presse. L’élimination des journaliste – et donc notre renoncement à la vérité – ne pose ici aucun problème. On ne veut pas savoir. Les réseaux sociaux censurent les agonies des victimes et mettent en avant les fanfaronnades macabres des bourreaux. Avec notre assentiment.
La douzième spécificité est le niveau de criminalisation de la contestation du génocide. Les lois liberticides pleuvent et les arrestations s’abattent sur celles et ceux qui n’apprécient pas le « crime contre l’humanité » en cours. Le cynisme absurde a atteint un niveau tel que les mots du général de Gaulle pour décrire la situation en Palestine – qui ne sont empreints d’aucune empathie particulière mais demeurent fidèles à la vérité factuelle – lui vaudraient aujourd’hui, littéralement, une mise en examen pour apologie du terrorisme !
La treizième spécificité est relative au mépris avec lequel sont traitées les instances internationales les plus usuellement respectées. Les rapports de l'ONU, de l'UNESCO, de l'UNICEF etc., habituellement considérés comme au-delà de tout soupçon, sont ici ignorés et conspués alors même que leur contenu est incontesté sur le fond. Pire : alors qu'un mandat d'arrêt est délivré par la CPI contre le Premier ministre Israélien pour son rôle dans la perpétration des crimes imprescriptibles les plus graves du droit international, la réaction immédiate des autorités françaises – au lieu d'user de leurs relations privilégiées avec Israël pour faire cesser le massacre, comme cela eut été attendu par le bon sens le plus élémentaire – a consisté à déclarer que la procédure ne serait, de fait, pas appliquée. On ne plaisante pas, ici, avec la protection des génocidaire et criminels contre l'humanité. Là encore, une attitude sans précédent.
La quatorzième spécificité tient aux conséquences du savoir. Pour beaucoup de génocides de l’Histoire, lorsque « le monde a su », un élan d’empathie pour les victimes s’est naturellement développé. Les Palestiniens n’ont pas même droit à cet espoir : le monde sait et cautionne. C’est même pire que cela. La connaissance du génocide soutient la position dominante des bourreaux. C’est, par exemple, à l’occasion de la reprise des bombardements ayant occasionné, en une dizaine de minutes, un millier de morts civils – une abomination extraordinaire – qu’une tribune signée par les plus hauts dignitaires français est parue pour, essentiellement, proposer la criminalisation des critiques du génocide. Ici, plus le déchaînement de l’hubris est rendu public, plus le massacre est accepté. Sans équivalent.
Pourquoi le citoyen occidental moyen soutient-il donc une guerre d’extermination qui cible explicitement les civils ? Qui bloque les camions pour susciter la famine et empêcher l’entrée des antalgiques afin que les gamins soient amputés à vif ? Pourquoi le citoyen français ne s’émeut-il pas des montagnes de cadavres, des hurlements des fillettes et de l’agonie des vieillards devant des hôpitaux entièrement détruits ? Pourquoi accepte-t-il que son gouvernement cautionne, que son industrie permette et que sa banque finance les pires exactions – parfois relayées par les bourreaux eux-mêmes, entre les rires et les moqueries ? Au point que les rares politiciens à oser la vérité et à défendre un peu la dignité des victimes furent honnis de la scène nationale. Quelques éléments d’explication :
- Le racisme ordinaire qui pousse, consciemment ou non, nombre de blancs à considérer que quelques dizaines ou centaines de milliers d’arabes en moins – fussent-il des femmes et des enfants –, ça demeure, pour l’essentiel, une bonne chose.
- Un sentiment diffus de culpabilité, lié à la Shoah, qui se manifeste par une étrange essentialisation. Au lieu de comprendre qu’il existe un schème d’oppression largement transhistorique – qui se reproduit précisément aujourd’hui à l’encontre du peuple palestinien – c’est bien plutôt l’idée (profondément antisémite) d’une « essence victimaire » du juif en lui-même qui a pénétré les esprits. Il s’ensuit que le passé funeste de l’Europe est honteusement utilisé pour autoriser (voire encourager) un nouveau génocide, qui échappe à la condamnation au motif proprement ahurissant que les victimes ne sont exactement pas les mêmes !
- L’intériorisation d’une alliance tacite entre les dominants : quitte à ne pas connaître et à ne pas vouloir connaître la vérité de ce drame et le calvaire des Palestiniens depuis 80 ans, autant s’allier avec les plus forts, ça ne peut qu’être favorable.
- La peur des « représailles » en cas de vision dissidente ou, pire, d’affichage public d’un non-soutien au massacre. Le fait est que de puissants lobbies ont les moyens de détruire des carrières au moindre signe de déviance et qu’ils ne s’en privent pas. On ne se relève pas d’une accusation d’antisémitisme, fût-elle absolument infondée. La vérité n’est ici plus la question depuis longtemps.
- L’impression à peine formulée, mais profondément ressentie, d’un « tabou ». Il ne faut pas penser par-là, il ne faut pas regarder par-là, il ne faut pas aimer par-là : c’est interdit. Quelque chose de trop dérangeant pourrait y être décelé. Comme une « preuve par la Palestine » de ce qu’on ne doit surtout pas voir…
Naturellement, ces explications devraient elles-mêmes être indexées à d’autres raisons, de niveau supérieur, focalisées sur les motivations des dirigeants, de la presse et des puissants. Ce n’est pas l’objet de cette note.
Il ne s’agit pas seulement de la guerre d’extermination à Gaza, mais aussi de la reprise de la colonisation de peuplement, sous sa forme la plus brutale, en Cisjordanie.
Lors de la « prise de conscience », si celle-ci a lieu, il est essentiel de se garder de deux écueils majeurs.
Le premier consiste à appréhender la situation sous le prisme « humanitaire ». Les Palestiniens n’ont pas (prioritairement) besoin de soins, ils ont besoin que l’occupation cesse. Ils n’ont pas besoin d’amour, ils ont besoin de justice.
Le second consiste à renvoyer dos-à-dos des peuples « qui se sont toujours détestés ». L’antisémitisme est une invention européenne et n’existait pas – ou presque pas – dans les pays arabes. Il n’y a pas de « rivalité historique » en Palestine : juste une appropriation unilatérale récente par des puissances coloniales.
La seule question importante à mettre sur la table est : Comment organiser le « droit au retour » (qui n’est pas une lubie mais un principe de droit international) ? Comment faire en sorte qu’après le massacre, les survivants ne retournent pas à la « non vie » qui leur a été imposée depuis 1948 ?
Nous nous sommes tous demandés ce que nous ferions dans une situation critique. Une situation de génocide ou de crime contre l’humanité, une situation où les femmes sont violées en masse et les enfants sont massacrés par dizaines de milliers, une situation d’extermination cautionnée par nos dirigeants. Nous venons de le vivre : maintenant, nous savons et ce n’est pas brillant.
Et il ne s’agissait pas même de mettre nos vies en péril en hébergeant des enfants persécutés dans nos caves, il aurait suffi de renoncer à un infime de confort en osant penser et parler. Nous n’avions pas même besoin de courage, juste d’une once de dignité.
Tribune
(Texte collectif)
Jeudi, 08 mai 2025
Où est parue cette tribune et qui en sont les signataires ? Merci.
RépondreSupprimerBonjour,
SupprimerComme vous pouvez le constater, cette tribune est publiée par "Assawra".
Signature "en cours" par un Collectif d'universitaires.