Mercredi 16 avril, dans plusieurs villes de France, les journalistes français rendent hommage à leurs consœurs et confrères palestiniens de la bande de Gaza. Mediapart s’est entretenu avec la directrice de Filastiniyat, une association de soutien aux femmes journalistes palestiniennes.
Le ministère de la santé de la bande de Gaza a annoncé, mardi 15 avril, que plus de 51 000 Palestinien·nes de Gaza ont été tué·es par l’armée israélienne depuis le début de la guerre lancée après les massacres du 7-Octobre. Depuis qu’Israël a rompu le cessez-le-feu, dans la nuit du 17 au 18 mars, 1 630 personnes ont été assassinées.
Ces bilans ne comptabilisent que les hommes, les femmes et les enfants mort·es directement sous le feu des avions, soldats, chars, navires, drones israéliens. Pas celles et ceux qui ont perdu la vie en raison du manque de produits vitaux, nourriture, eau potable, médicaments.
Les pénuries, déjà insupportables, se sont encore aggravées avec le blocus total décrété par Israël. Depuis le 2 mars, rien n’est entré dans la bande de Gaza. La situation des Palestinien·nes de Cisjordanie se détériore elle aussi de jour en jour, entre multiplication des entraves aux déplacements, raids de l’armée israélienne contre les camps de réfugié·es et les bourgades, attaques impunies des colons contre les villages.
Dans ce contexte, et alors que les journalistes étrangers sont toujours interdits de se rendre dans la bande de Gaza par Israël, les témoignages de nos consœurs et confrères palestinien·nes sont précieux.
À l’occasion des Assises pour la Palestine qui se sont tenues les 5 et 6 avril à Pantin (Seine-Saint-Denis), Mediapart a rencontré Wafa Abdel Rahman, activiste et directrice de l’ONG Filastiniyat qu’elle a créée en 2005 pour promouvoir, dans un contexte de société patriarcale et conservatrice, les jeunes femmes excellant dans des domaines considérés comme masculins.
Avec son association, cette spécialiste des médias, née à Gaza et résidant aujourd’hui en Cisjordanie, soutient depuis vingt ans les femmes journalistes de la bande de Gaza, afin de faire bouger les lignes dans des médias principalement aux mains des hommes. Pour Mediapart, elle raconte le sort des journalistes gazaouies et revient sur les perspectives sombres pour les territoires palestiniens.
Les attaques israéliennes contre la bande de Gaza sont plus meurtrières que jamais, l’armée israélienne est en train d’occuper des parties de plus en plus importantes du territoire. Qu’y-a-t-il derrière tout cela, selon vous ?
L’objectif des Israéliens est une bande de Gaza vidée de ses habitants. Soit en les tuant en masse soit en les déportant en masse. Nous assistons en ce moment au premier scénario. Les Israéliens sont en train de tout exterminer. Pas seulement le Hamas, mais tout le monde et tout ce qui sert à la vie dans la bande de Gaza. Ils transforment le territoire en un endroit invivable. Ils tuent les animaux. Les plantes. Le sol. Et les gens, bien sûr. Leur but ultime est qu’il ne reste que peu de Palestiniens à Gaza, car il sera plus facile alors de trouver des pays qui les accepteront.
Vous dirigez Filastiniyat, une ONG qui vise à aider les journalistes femmes de la bande de Gaza. Que pouvez-vous faire au milieu de ce désastre ?
Les organisations de la société civile restées à Gaza continuent de fournir de l’aide aux Gazaouis. Nous ne pouvons pas répondre à tous les besoins, mais avec le peu que nous avons, nous pensons sauver des vies et contribuer à soutenir la vie des journalistes en particulier.
Depuis octobre 2023, nous avons créé des lieux où les femmes journalistes peuvent travailler et dormir, nous leur fournissons aussi des ordinateurs, une connexion internet et puis des kits d’hygiène, des vêtements chauds et une aide financière. Nous avons découvert que le cash est une bonne façon de les soutenir car elles l’utilisent au mieux pour elles et leur famille, achètent par exemple à manger, ou de l’eau.
Qui sont les femmes journalistes que vous soutenez ?
Jusqu’à présent, nous avons soutenu près de six cents femmes journalistes. Celles qui passent la nuit dans nos abris sont soit des mères célibataires sans leurs enfants, car beaucoup d’entre elles ont envoyé leurs enfants en Égypte avec leur famille quand c’était possible [quand le terminal de Rafah était encore ouvert, c’est-à-dire jusqu’en mai 2024 – ndlr], soit elles sont célibataires.
Bien sûr, elles ont des parents, des proches, mais elles ne vivent pas avec eux. Elles doivent continuer à faire des reportages et à travailler. Celles qui sont mariées et ont des enfants travaillent toute la journée sans dormir sur place. Elles utilisent donc les installations dans la journée, et le soir retournent dans leurs tentes pour s’occuper de leurs enfants.
À quoi ressemblent ces lieux de travail et de vie ?
Au départ, c’étaient des tentes, dans les cours des hôpitaux. Mais à chaque fois que les Israéliens envahissent un hôpital, ils détruisent nos tentes. C’est arrivé trois fois. À Khan Younès, le mois dernier, nous avons déménagé dans un appartement très proche de l’hôpital Nasser. Il est destiné à nos femmes journalistes. Nous fournissons l’eau, les matelas et les couvertures.
Nous avons une caravane à Deir Al-Balah, près de l’hôpital Al-Aqsa, dans laquelle nous avons fini par réussir à mettre des lits superposés. Depuis le début, elles dormaient à même le sol. La caravane est équipée d’Internet et d’un accès à l’eau. Elles ont aussi leurs propres toilettes et douche dans cette caravane, ce qui est très important. Le troisième lieu est destiné aux médias locaux, nous avons fourni l’équipement, des tables et des chaises, ainsi qu’Internet. Pour l’électricité, nous avons fait installer un système solaire, qui a coûté très cher.
Comment ces médias locaux peuvent-ils avoir accès à la population ?
Nous sommes en train de mettre en place une radio qui émettra depuis Hébron, car c’est la zone la plus proche de la bande de Gaza. Ensuite, elle ne diffusera que vers Gaza. Nous recevrons en Cisjordanie les éléments envoyés par les médias gazaouis, nous les injecterons dans l’émetteur à Hébron, et la population de Gaza recevra les émissions. Rien de politique, mais du pratique : où trouver des vaccins, du lait, de la farine, des boulangeries ; les mises à jour sur le cessez-le-feu, s’il y en a un, et des nouvelles des prisonniers libérés au jour le jour. Ce sera une radio de service. Nous espérons commencer à émettre en mai.
Quel est l’état d’esprit de ces femmes journalistes ?
Elles sont dans le même état que les journalistes hommes. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point ils et elles ont peur. Les journalistes ont peur pour eux-mêmes, pour leurs parents, pour leurs enfants. Pour moi, ce sont des héroïnes et des héros : être capable de faire un reportage, d’écrire un article ou de filmer une courte vidéo, de courir d’un endroit à un autre pour la télécharger quand il n’y a pas d’Internet et d’insister pour envoyer les documents, il faut être surhumain pour faire ça.
Les femmes encore plus, car en plus de faire leur travail, elles doivent s’inquiéter de fournir de l’eau potable, des vêtements chauds, du lait pour les enfants, mais aussi s’occuper de leurs parents. Quand on regarde les charges qui pèsent sur les femmes, les journalistes, les enseignantes – parce que l’enseignement en ligne s’est poursuivi –, les infirmières, les agentes de santé... Elles portent un énorme fardeau.
Vous vivez en Cisjordanie depuis plusieurs années, voyez-vous un scénario semblable se mettre en place ?
En Cisjordanie, nous voyons tous les jours se mettre en place le scénario de l’expulsion. Tout est fait pour déchirer le tissu social et pousser les Palestiniens à chercher un refuge et un lieu sûr où élever ses enfants. Nous avons maintenant près de mille points de contrôle et barrages routiers qui permettent de prendre le contrôle complet de la Cisjordanie en deux minutes. Nos déplacements sont très difficiles et incertains. Cela signifie que l’économie se détériore et les liens familiaux également.
Avec les attaques contre les camps de réfugiés, les Israéliens vont forcer de nombreux Palestiniens à partir, ce qui signifie vider la Cisjordanie de ses Palestiniens pour pouvoir la conquérir. Et finalement il en ira de même pour les Palestiniens vivant en Israël, car si l’on considère les politiques, les réglementations et les lois qui leur sont imposées, la discrimination, le régime d’apartheid, cela envoie également un message selon lequel il devrait s’agir d’un État purement juif réservé aux juifs.
Dans ce contexte, existe-t-il toujours un projet national palestinien ?
Cela fait partie de la lutte que mènent les Palestiniens, qui consiste à s’accrocher à tout ce qui nous unit et nous rassemble en un seul peuple. Nous essayons de maintenir vivant notre sens de la communauté et de nous soutenir mutuellement afin de dire et de croire que nous sommes un seul peuple avec un projet politique. Malheureusement, nous sommes divisés. Géographiquement, car depuis 2001, Gaza est complètement isolée de la Cisjordanie. Et à partir de 2002, la Cisjordanie elle-même a été divisée en îlots.
Les Israéliens nous ont divisés comme ça. Socialement, nous ne le sommes pas, nous parlons toujours avec le même accent familier, nous cuisinons les mêmes plats, nous gardons les mêmes traditions, la même façon de célébrer les mariages par exemple. Mais nous sommes divisés. Nous vivons dans des cantons. Cela détruit le tissu social. Nous devenons des peuples différents, le peuple d’Hébron, le peuple de Naplouse, le peuple de Jénine, etc. Nous grandissons différemment.
Vous affirmez que Gaza est un laboratoire. En quoi ce territoire l’est-il ?
C’est la liberté qui est en cause. Ce qui se déroule à Gaza ne concerne pas seulement les Gazaouis et les Palestiniens, mais aussi vous, le monde occidental. Le problème que je vois avec les actions israéliennes de génocide et de nettoyage ethnique, de colonisation, c’est de faire taire le monde et de faire taire ou coopter les organisations internationales. Donc aujourd’hui ce sont les Palestiniens, mais demain ce sera vous. Si les criminels gagnent à Gaza, ils gagneront en France. Ils ont déjà gagné aux États-Unis.
Il vous faudra alors dire adieu aux droits humains, aux droits des LGBTQ, à tous les droits pour lesquels nous avons travaillé et lutté. Vous serez attaqués et réprimés. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas parler de la Palestine et du génocide, mais demain, vous ne pourrez pas parler de la corruption de votre gouvernement. Vous ne pourrez pas parler du démantèlement du système de santé s’il se produit à un moment donné. Ce que le monde doit comprendre, c’est que si une action criminelle reste impunie, cela s’appliquera au reste du monde. Il suffit de créer un précédent pour que cela devienne la norme.
C’est un tableau très sombre que je vois se profiler, mais dans ce tableau sombre, je devrais être optimiste d’une certaine manière. J’ai vu de la lumière dans le mouvement de solidarité en Europe et aux États-Unis et dans les pays du Sud. J’ai vu de la lumière dans les universités où les étudiants seront les futurs dirigeants. Le problème est de savoir si la Palestine peut attendre encore vingt ans.
Gwenaelle Lenoir
Médiapart du 16 avril 2025
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