En Cisjordanie occupée, les méthodes brutales de l’armée israélienne...

 

Un habitant observe les destructions dans le camp de réfugiés de Nour Shams, près de Tulkarem (Cisjordanie), au lendemain de l’opération de l’armée israélienne qui aura duré cinquante heures et fait treize victimes palestiniennes, le 21 avril 2024. LUCIEN LUNG/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »
Un raid israélien sur le camp de réfugiés de Nour Shams, dans le nord du territoire occupé, a duré plus de cinquante heures la semaine dernière. Treize Palestiniens, dont dix combattants, ont été tués, et des infrastructures détruites.

Les dépouilles se succèdent, portées à bout de bras par des hommes qui rejoignent le cimetière d’un pas rapide, traversant la rue principale devenue une large allée de boue après le passage des bulldozers israéliens, à l’entrée du camp de réfugiés de Nour Shams, dans le nord de la Cisjordanie. Les corps des combattants ont été recouverts des drapeaux du Hamas ou du Jihad islamique ; leur passage est salué par des salves de tirs d’hommes aux visages masqués. A côté du cortège funéraire, des équipes de la sécurité civile palestinienne s’affairent à effacer les stigmates du raid israélien, en raccordant ici des câbles électriques, là des canalisations.
Jeudi 18 avril, l’armée israélienne a coupé l’eau, l’électricité et envahi, en fin de journée, les étroites allées de Nour Shams, à la lisière de la ville de Tulkarem. Le raid a duré plus de cinquante heures ; bulldozers et forces spéciales se sont retirés samedi soir.
Selon le Croissant-Rouge palestinien, quatorze personnes ont été tuées dont deux adolescents – l’un d’eux, en réalité, a été visé par un tir dans un autre camp de Tulkarem. Parmi elles, dix étaient des combattants. L’armée israélienne dit les avoir tués « en combat rapproché, [avoir] appréhendé quinze suspects recherchés, avoir saisi de nombreuses armes et détruit des dizaines d’engins explosifs ». Neuf soldats et un agent de la police des frontières ont été blessés. Selon les habitants, deux autres Palestiniens sont morts pendant le raid, dont un homme qui a succombé à une crise cardiaque.
Dimanche, les visages étaient fermés, encore sous le choc. Les soldats israéliens font des incursions brutales régulièrement, mais ce raid était le plus violent qu’ait connu le camp depuis 2002 selon l’agence de presse palestinienne WAFA. « Pourquoi sommes-nous les seuls, dans les camps, à résister ? », interpelle avec colère un jeune homme. Les lieux de vie ont été ravagés : échoppes, restaurants saccagés, le club du camp et le centre pour handicapés rasés.

« Deux jours et deux nuits d’horreur »
Dans une venelle un peu plus loin, une flaque de sang n’a pas été nettoyée. Plusieurs corps ont été ramassés ici, des combattants tués dans la maison voisine, où ils s’étaient retranchés en l’absence des propriétaires. Murs et plafond sont criblés d’impacts de balles. Dans la chambre où les Palestiniens armés ont été tués, au-dessus de la porte, un soldat a dessiné une étoile de David à côté d’une date : « 7.10 », le 7 octobre 2023, jour de l’attaque du Hamas en Israël. Le mot neqamah, vengeance en hébreu, a également été tracé au marqueur sur l’une des armoires.
Un voisin, Yasser Abou Mouamar, s’approche timidement, les épaules voûtées, anxieux. Vendredi, pendant le raid, un Palestinien est arrivé chez lui, blessé. La famille lui a prodigué les premiers secours. Le lendemain, les soldats sont venus le chercher, menaçant de faire exploser la maison. Les militaires ont embarqué le blessé et Yasser s’est rendu, pour protéger sa famille. « Ils m’ont frappé avec la crosse du fusil sur la tête », explique le Palestinien de 28 ans. Au fil de la conversation, il évoque d’autres humiliations.
A la fin, les militaires l’ont embarqué, le forçant à avancer en éclaireur et à ouvrir un sac dans une des maisons du quartier. « A l’intérieur, il y avait des armes en plastique », assure-t-il. En six mois, leur domicile a été investi à trois reprises par les soldats. Mais jamais les « tirs n’avaient été si intenses », insiste la mère de Yasser, qui préfère taire son nom. En allant préparer le café, elle montre une douille tombée sur le four. Durant les longues heures où ils ont été assiégés, « je mourais d’envie d’une tasse de thé, soupire la Palestinienne, née l’année de l’occupation israélienne de la Cisjordanie, en 1967. Avant, je voyais ça à la télé, à Gaza, et je pleurais pour eux. On a vécu deux jours et deux nuits d’horreur ».
En face de chez Yasser, des femmes endeuillées attendent sur des chaises en plastique que leur soit présenté le corps de Rajai Abou Souilem, 39 ans. Sa mère, Najwa, n’était pas là pendant le raid. Son mari est resté avec leur fils et leur petit-fils dans leur appartement ; les soldats avaient installé leurs quartiers dans celui, mitoyen, de Rajai, décrit-elle. « Le samedi, ils ont découvert qu’il y avait des jeunes [combattants] dans la zone. Nous ne savions pas qu’ils étaient là », continue-t-elle.

L’enclavement des villes et des villages palestiniens s’accentue
Les soldats sont venus chercher son fils, l’ont contraint à s’avancer au bord de la terrasse de la maison. Le père, forcé de rester dans la maison, a entendu les cris de Rajai puis le silence. Son corps a été retrouvé, le crâne fracassé, en bas de la terrasse. Il avait quatre enfants. Sa dépouille vient d’arriver au seuil de la maison familiale. Dans la foule de femmes qui s’approchent de l’entrée, sa nièce, Sama, 16 ans, rajuste son voile noir et murmure : « Je n’ai jamais vu un mort. J’ai peur. »
Avec ce raid, les militaires israéliens semblaient vouloir porter un coup fort à la brigade de Tulkarem, un petit groupe armé né dans le sillage des unités de résistance à l’occupation qui essaiment la Cisjordanie depuis 2021.
A Nour Shams, le meneur d’hommes, Mohammed Jaber, surnommé Abou Shuja’, affilié au Jihad islamique et recherché par les Israéliens comme par l’Autorité palestinienne, a été annoncé mort pendant l’attaque. Il a réapparu, dimanche, porté par la foule lors des funérailles avec, à la main, un fusil d’assaut pointé vers le ciel.
Selon le ministère de la santé palestinien, 487 personnes ont été tuées par des Israéliens (soldats ou colons) en Cisjordanie depuis le 7 octobre 2023 et 4 900 ont été blessées. Israël a mené des milliers d’arrestations, souvent lors d’incursions violentes et en bloquant les routes, aggravant l’enclavement des villes et des villages palestiniens. Les petits groupes armés, comme celui de Tulkarem, n’ont qu’un pouvoir de nuisance limité. Ils restent désorganisés et isolés, tandis que, faute d’horizon politique, l’occupation et ses violences se poursuivent.

Par Clothilde Mraffko
Le Monde du 24 avril 2024

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