Israël-Gaza : « Appliquer un châtiment collectif, cela s’appelle un crime contre l’humanité », dénonce Leïla Shahid

 

Des Palestiniens transportent un homme blessé à la suite d'une frappe israélienne sur un bâtiment à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le dimanche 15 octobre 2023. Photo by Ismael Mohamad/UPI/ABACAPRESS.COM
Alors que la solidarité inconditionnelle manifestée à Tel-Aviv a donné un blanc-seing à une riposte aveugle causant déjà plus de mille victimes, en majorité civiles, Leïla Shahid, ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ancienne ambassadrice de Palestine auprès de l’Union européenne, dénonce le « crime contre l’humanité » en cours avec le siège de la bande de Gaza.

De nombreuses images et vidéos montrent des scènes de destruction terribles à Gaza. Est-ce que vous avez pu parler avec des gens qui sont sur place ?
Oui, mais c’est extrêmement compliqué, parce que là-bas il n’y a pas ou très peu d’électricité, et donc pas de réseau Internet. L’utilisation des messageries et réseaux sociaux devient alors presque impossible. Et puis, il y a ce que nous pouvons voir à travers les chaînes arabes d’information diffusées par satellite. La riposte de l’armée israélienne est féroce. Il semblerait que des kilomètres carrés entiers soient à terre en plein cœur de Gaza, avec tous les immeubles en ruine.
Dans des quartiers comme celui de Rimal – qui est une zone plutôt chic dans la mesure où ce mot peut être utilisé pour cette ville –, beaucoup de bâtiments sont tout simplement rasés. Les images sont très difficiles à supporter. Faute de secours en nombre suffisant, on voit les habitants, les voisins, se ruer sur les décombres des immeubles écroulés. Ils tentent de déblayer à mains nues, pour chercher des survivants, sortir les cadavres dans un chaos infernal.

Alors que le nombre de morts s’accentue jour après jour, d’aucuns dénoncent une punition collective…
On coupe l’eau, l’électricité, le gaz, l’entrée de tout type de produit – médicaments, alimentation, matériel humanitaire –, les points de passage sont bloqués… Or, nous parlons d’une population de 2,2 millions de personnes concentrée sur 356 kilomètres carrés, le lieu le plus densément habité au monde et un des plus pauvres, déjà sous blocus complet depuis 2007 ! Qui peut penser que chacun de ses habitants soutient le Hamas ? Appliquer ainsi un châtiment collectif est effarant.
Faut-il d’ailleurs rappeler que cette notion n’existe pas en droit international. Cela s’appelle un crime de guerre et un crime contre l’humanité. Le droit international donne aux peuples sous occupation militaire le droit de résister, et les agressés ont bien le droit de se défendre, mais pas de se venger. Israël s’octroie un nouveau droit qui n’est pas moins barbare que les images que nous avons voir à propos de l’attaque du Hamas sur les Israéliens. Toutes ces images de destruction à Gaza, ses habitants traités d’« animaux » : imaginez l’impact sur le reste du monde arabe.

À ce propos, la vengeance qui s’abat sur Gaza remet d’une certaine façon le conflit israélo-palestinien au cœur du Proche-Orient…
Je ne suis pas d’accord avec l’utilisation du terme « conflit » : celui-ci concerne généralement deux parties égales, deux États, deux armées. La Palestine n’a ni État ni armée ; il n’y a pas de symétrie. C’est pour cela que j’appelle ça la cause palestinienne. Ensuite, les opinions arabes n’ont pas attendu les Européens pour savoir ce qu’elles devaient penser de la cause palestinienne. Elles se sentent entièrement concernées par cette cause qu’elles considèrent comme la plus centrale, au-delà des positions étatiques.
C’est la cause d’un peuple courageux, digne, qui se bat tout seul, depuis presque un siècle, pour quelque chose qui s’appelle tout simplement la justice. Pourtant ce peuple continue de ne pas se faire entendre par le monde. Pourquoi ? La communauté internationale a une énorme responsabilité sur le pourrissement de la situation, au point d’arriver à ce que nous observons aujourd’hui : un nouveau crime contre l’humanité en cours avec le siège de la bande de Gaza.

Comment avez-vous perçu la réaction de la communauté internationale à la suite des derniers événements ?
Les premiers jours, j’ai évidemment été bouleversée en me demandant ce qui allait arriver aux Israéliens pris en otage puis aux habitants de Gaza. J’étais tout de même persuadée que nous allions voir des tentatives des différents acteurs qui peuvent peser – les Nations unies, le Conseil de sécurité, le gouvernement américain, les membres de l’Union européenne, etc. –, proposer d’agir pour apaiser la situation. Des propositions auraient pu être faites pour tenter de libérer les otages kidnappés par le Hamas, par exemple en libérant des prisonniers Palestiniens. À ce jour 5 000 prisonniers Palestiniens sont otages des geôles israéliennes, certains depuis quarante ans. Nombre d’entre eux n’ont jamais été jugés, ce sont des détenus administratifs. C’était le cas de Salah Hamouri, un exemple bien connu en France.

Mais au lieu de cela la majorité des puissances occidentales se sont rangées derrière Israël…
En effet, en soutenant son supposé « droit de se défendre ». Les Américains ont envoyé leurs porte-avions et je ne sais combien d’avions F-16 et F-35. J’ai été estomaquée face à l’aveuglement de la communauté internationale et son manque de courage, d’éthique et de sens des responsabilités. Peu ont été capables de dire aux Israéliens, l’émotion des premières heures passée, « écoutez, il ne faut pas perdre les nerfs parce qu’il est nécessaire de trouver une solution qui garde la porte ouverte pour l’avenir ». Mais, aujourd’hui, quel avenir est envisageable ? Jeter les Gazaouis à la mer ?

Que penser de la position de la France ?
Je suis très inquiète par le message envoyé par l’interdiction des manifestations de soutien envers la Palestine, c’est un deux poids deux mesures intolérable. Mais j’ai certainement été encore plus choquée par l’arrogance de nombreux journalistes et éditorialistes, s’érigeant en juges et plaçant leurs interlocuteurs, parce qu’ils critiquent le gouvernement israélien, d’emblée dans le box des accusés, aux côtés des « terroristes », un mot qui perd son sens tellement il est dévoyé. C’est quelque chose que je n’ai vu qu’en France.

Pour conclure, envisagez-vous une possible solution politique ?
Malheureusement, était donné que les Américains et les Européens n’offrent pas d’autre option que militaire et qu’ils soutiennent le nettoyage ethnique en cours dans la bande de Gaza, je ne vois pas à court terme de perspective de négociations ni même de dialogue possible. Sauf avec la société civile israélienne, c’est du moins ce que je souhaite. Je ne me fais aucune illusion à propos des États occidentaux, ainsi que ceux du monde arabe…

L'Humanité du 19 octobre 2023

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