Israël : Dans le deuil, la colère et le chagrin, ils refusent la guerre

 

Des familles d’otages israéliens détenus à Gaza se rassemblent devant le bâtiment du ministère israélien de la Défense lors de la manifestation contre le gouvernement israélien à Tel Aviv, le 14 octobre 2023.
Dans le chaos de ses jours les plus sombres, la société israélienne est plus que jamais déchirée. Face aux faucons, arguant d’une « légitime défense » au mépris de la vie des civils, les partisans de la paix font entendre leurs voix et rappellent à l’opinion publique quels choix politiques désastreux ont mené à cette tragédie. Une position d’autant plus courageuse qu’elle suscite des réactions violentes et des velléités de censure de la part des autorités.

Il y a ceux qui chantent, qui dansent et célèbrent la guerre : « Gaza, Gaza, Gaza est un cimetière ! » Et puis il y a ceux qui, toujours sous le choc des massacres du 7 octobre perpétrés par le Hamas, refusent de taire leur colère devant les choix qui ont mené à l’abîme. À Tel-Aviv, ceux-là campent devant le ministère de la Défense, proches et parents de victimes et d’otages, pétrifiés par le sort des survivants kidnappés, sous la pluie de bombes qui s’abat sur Gaza. Leur voix brise l’unanimisme imposé par l’entrée en guerre : « Bibi, meurtrier ! » Jusque dans les hôpitaux, les huées des soignants et des familles des blessés ont accueilli, dès les premiers jours, les ministres de Benyamin Netanyahou. « Vous avez détruit ce pays, sortez d’ici ! », a lancé un médecin à Idit Silman, la ministre de l’Environnement, membre du Likoud, à son arrivée à l’hôpital Assaf Harofeh de Beer Yaakov, près de Tel-Aviv.

Professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv, rédacteur en chef du journal communiste « Zoha », Efraim Davidi partage ce sentiment de colère. Il n’a pas vu passer un jour, en une semaine, sans que ne tombe la nouvelle de la mort ou de la disparition d’un étudiant, d’un enseignant sur la boucle des Universitaires pour la démocratie. « Nous n’avons pas d’autre choix que l’arrêt des hostilités. Il faut échanger les otages contre des prisonniers palestiniens », tranche-t-il. Cette figure du camp de la paix n’hésite pas à dénoncer, à Gaza, « une guerre d’annihilation contre le peuple palestinien », impropre, en soi, à démanteler l’appareil du Hamas et, dans les territoires occupés de Cisjordanie, où le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, distribue des armes aux colons, un mortifère engrenage, qui a déjà coûté la vie à des dizaines de Palestiniens, dont de nombreux mineurs.

Conscient du « désir de vengeance » qui étreint la société israélienne, il prédit pourtant, après cette guerre, une « explosion de rage » contre Benyamin Netanyahou et « son gouvernement fasciste, messianique, qui s’est montré incapable de gérer cette crise ». Sur le palier de son appartement de Ramat Aviv, la porte de l’abri antibombe reste ouverte, pour le moment où retentiront les sirènes annonçant une salve de roquettes lancées depuis Gaza. C’est le cas chaque soir, ces jours-ci. Certains de ses proches, à bout de nerfs, ont pu attraper l’un des rares vols maintenus vers l’Europe. Lui-même ne cède jamais à la panique ; il énumère calmement les consignes de sécurité à suivre en cas d’alerte.

Une garde citoyenne judéo-arabe « pour s’entraider, se protéger, se soutenir dans cette épreuve »
À l’autre bout de la ville, dans les rues désertées de Jaffa, la plupart des commerces ont baissé les rideaux. L’atmosphère est lourde, la lumière crue. Dans la vieille cité qui a perdu ces dernières années l’essentiel de sa population arabe, chassée par la gentrification, des colons extrémistes venus de Cisjordanie s’installent peu à peu, décidés à allumer ici la haine qu’ils entretiennent dans les territoires occupés. Depuis le 7 octobre, ils profitent de la situation pour multiplier les provocations, avec le renfort des ultras de la Familia, supporters du Beitar Jerusalem Football Club.

Tête de liste aux municipales à Tel-Aviv-Jaffa pour le Hadash, la coalition de gauche incluant les communistes, Amir Badran est décidé à prendre les devants pour prévenir toute forme de violence. Il vient de lancer un appel à la constitution d’une garde citoyenne judéo-arabe. « Pas pour remplacer la police, mais pour s’entraider, se protéger, se soutenir dans cette épreuve », explique-t-il. Son appel a été entendu au-delà de ses espérances : en quelques jours, plus de 2 000 habitants se sont portés volontaires. Il se réjouit de voir l’initiative en inspirer d’autres, ailleurs. « Nous refusons le désordre et la violence que sèment ces groupes extrémistes venus de l’extérieur. Juifs et Arabes, nous voulons préserver notre vie commune, donner un peu d’espoir à des gens qui ont peur des deux côtés », résume-t-il.

Sur le front de mer déserté par les promeneurs, Nadav Algazy, en poussant sa bicyclette, n’en finit plus de tirer le fil des événements qui ont conduit au cataclysme du 7 octobre et de cette nouvelle guerre à Gaza, plus atroce encore que les précédentes, avec ses 6 000 bombes larguées sur 2,5 millions de civils sous blocus, privés d’eau, de vivres, d’électricité, sommés de prendre le chemin de l’exode. Il raconte une société israélienne politiquement fracturée, socialement brisée, où colons et messianistes ont gagné, avec la bénédiction et les subsides du gouvernement, une influence effrayante.

« L’horizon de ces extrémistes, c’est l’annexion des territoires palestiniens et l’instauration d’une pleine théocratie. Mais il n’y aura pas de majorité pour cela. La société israélienne ne l’acceptera jamais », pense ce journaliste, mortifié par le massacre en cours de civils à Gaza. « Pour se justifier et s’assurer le soutien de l’opinion publique, le gouvernement doit répéter qu’il combat le Hamas, désigné comme le seul coupable des pertes civiles à Gaza, analyse-t-il. C’est une hypocrisie très nécessaire. »

« Nous ne devons pas laisser cela justifier le massacre aveugle de civils »
Lors d’une conférence de presse, en réponse à la question d’une journaliste britannique, le président israélien, Isaac Herzog, est allé, lui, jusqu’à récuser ouvertement la notion de civils innocents : « Cette rhétorique sur des civils qui ne seraient pas impliqués n’est absolument pas vraie. Ils auraient pu se soulever, se battre contre leur régime diabolique qui a pris Gaza par un coup d’État », s’est-il agacé. Réaction de Breaking the Silence, un mouvement d’anciens soldats qui documentent les crimes de l’occupation : « C’est étonnant qu’il faille le dire, mais il y a des innocents à Gaza. La plupart des Gazaouis sont exactement cela. » Ces vétérans mettent en accusation « une politique qui a conduit et continuera à conduire au meurtre d’un nombre incalculable d’hommes, de femmes et d’enfants innocents », en s’alarmant du sort des otages israéliens détenus par le Hamas, dont la vie est selon eux mise en péril par le choix de la vengeance. « Le massacre perpétré par le Hamas est contraire aux règles les plus élémentaires de la moralité humaine. Le choc et le chagrin ressenti par les Israéliens, nous y compris, sont tout à fait compréhensibles. Mais nous ne devons pas laisser cela justifier le massacre aveugle de civils », mettent-ils en garde.

Si les voix discordantes cherchent à se faire entendre dans un contexte de grande tension, ceux qui refusent cet engrenage meurtrier s’exposent aussi aux menaces, à la censure, aux poursuites. Depuis janvier, il est interdit d’arborer le drapeau palestinien dans un lieu public. Pour l’avoir fait, des étudiants palestiniens de citoyenneté israélienne désignés comme des « complices de l’ennemi » ont été exclus. Le ministre de la Communication, Shlomo Karhi, veut faire adopter des dispositions permettant l’arrestation, l’expulsion ou la saisie des biens des civils ayant diffusé des informations pouvant « nuire au moral national » ou ayant « servi de base à la propagande de l’ennemi ».

Dans les universités, un groupe fasciste, Im Tirtzu, dresse des listes méthodiques de professeurs et d’étudiants « gauchistes » à prendre pour cible. À Jérusalem-Est, la manifestation de Cheikh Jarrah contre l’occupation, un rendez-vous hebdomadaire du camp de la paix depuis quinze ans, n’a pas eu lieu cette semaine et, dans la partie ouest de la ville, ceux qui ont tenté de se mobiliser pour la libération des personnes kidnappées ont été brutalement dispersés par la police.

« Une responsabilité, le choix de la vie plutôt que celui de la mort »
Dans cet irrespirable climat de violence, de censure, de pression, chaque parole doit être pesée. Alon-Lee Green mesure les siennes. Sur la place Yitzhak-Rabin barricadée par des palissades de chantier, ce jeune homme au ton posé, codirecteur de Standing Together, un mouvement de solidarité judéo-arabe pour la paix, l’égalité et la justice sociale, décrit « une période de chaos ». « Les gens sont traumatisés, ils ne veulent pas prêter l’oreille aux messages nuancés. Beaucoup expriment leur désir de vengeance, moi-même je ressens de la colère, confie-t-il. Et après ? Que va nous apporter le fait de raser Gaza et de tuer des gens qui sont eux aussi innocents ? C’est l’une des grandes questions qui traversent aujourd’hui la société israélienne : pensez-vous qu’il existe des gens innocents à Gaza ? Moi oui. »

Un prêche dans le désert ? « Une responsabilité, le choix de la vie plutôt que celui de la mort », répond-il. Même au sein de son mouvement, les débats sont tendus. Les militants se retrouvent pourtant autour de l’essentiel et constituent des groupes locaux de solidarité sociale. Une quinzaine a déjà pris corps, surtout dans les villes mixtes, à Saint-Jean-d’Acre, Haïfa, Jérusalem, Jaffa, Nazareth. Objectif : faire face à l’éventualité de heurts, comme ceux qui se sont produits en mai 2021, organiser l’accueil dans les maisons en cas d’urgence, collecter des dons, indiquer des abris propres et approvisionnés en eau.

Dans le désastre et la fureur que nourrit le sentiment de vulnérabilité de la société israélienne, les paroles de paix sont couvertes par les appels à la mort et à la destruction. Seules percent vraiment les voix des rescapés, des proches, des parents, des amis des victimes des massacres du 7 octobre, qui conjurent seules le chaos et viennent enrayer la machine pourtant bien rodée de la propagande de guerre. Celle de Yonatan Ziegen est à faire monter les larmes aux yeux. Son message a beaucoup circulé ces derniers jours en Israël. Sa mère est une militante de la paix. Le dernier message qu’il a reçu d’elle : « Ils sont dans la maison. » Depuis lors, il n’a plus aucune nouvelle. « On ne peut pas réparer des assassinats de bébés avec d’autres assassinats de bébés, a-t-il expliqué, la voix nouée par le chagrin. Nous avons besoin de paix. C’est à cela qu’elle a travaillé toute sa vie. La peine est la peine, nous pleurons ensemble. Mais la seule voie pour vivre bien, en sécurité, c’est la paix. La vengeance n’est pas une stratégie. »

Le témoignage d’une rescapée du massacre du kibboutz de Beeri a lui aussi marqué les esprits. Elle se fait appeler « Little Rock ». À 19 ans, elle était déjà connue des jeunes refusant le service militaire. Elle s’est cachée durant douze heures pour échapper à la tuerie. « Comment suis-je supposée me lever le matin en sachant qu’à 4 kilomètres de chez moi, à Gaza, la guerre continue ? Ce qui nous est arrivé est atroce, mais j’ai une chose importante à vous dire : honte à ceux qui parlent de vengeance ! » En enterrant son frère, Noi Katzman, elle, a tenu à dire « la chose la plus importante », pour elle comme pour le défunt : « Que sa mort ne serve pas à une justification cynique pour tuer des innocents. »

L'Humanité du 19 octobre 2023



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire