Passage d’un convoi humanitaire vers Gaza au poste-frontière égyptien de Rafah, le 21 octobre 2023 - Mohammed Assad/AFP |
Lors d’une allocution consécutive à l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, le premier ministre d’Israël Benyamin Nétanyahou appelait ses concitoyens à la circonspection : les rumeurs faisant état d’une mise en garde adressée par les services égyptiens à leurs homologues israéliens à propos de l’imminence d’une opération d’ampleur depuis Gaza étaient selon lui infondées. Vraies ou fausses, ces rumeurs soulignent le rôle de la coopération sécuritaire bilatérale entre les deux pays et mettent en relief la crise actuelle..
Indéniablement, l’offensive du Hamas peut être qualifiée de succès tactique en raison de l’effet de surprise. La branche armée du parti islamiste palestinien a agi un jour de fête et de congé pour les Israéliens, alors que l’essentiel des troupes israéliennes était concentré dans les autres territoires palestiniens occupés (TPO), en particulier à Jérusalem-Est et près de Jénine et de Naplouse en Cisjordanie.
Au-delà de la percée du dispositif défensif israélien, cette attaque jette une lumière crue sur les défaillances des services de renseignement, réputés infaillibles. Elle invite à interroger les rapports de force entre les principaux protagonistes des négociations de cessez-le-feu de long terme dans la bande de Gaza, qui interagissent depuis de nombreuses années : services israéliens, égyptiens et bien entendu le Hamas.
L’IMPASSE DES NÉGOCIATIONS DE CESSEZ-LE-FEU
Depuis la victoire législative du Hamas en 2006 puis sa prise de contrôle de la bande de Gaza en 2007, l’enclave palestinienne a été le théâtre de plusieurs guerres, notamment en 2006, 2008-2009, 2012, 2014 et 2021, et de cycles de violence presque hebdomadaires. De manière quasi-routinière, sont échangés des tirs de mortiers et de roquettes d’un côté, de missiles de l’autre, engendrant des négociations sur le vif, parfois conclues en l’espace de 24 heures, et débouchant sur un statu quo fragile. La séquence est presque écrite d’avance. Ces négociations — indirectes — entre le parti islamiste palestinien et le gouvernement israélien se déroulent par l’intermédiaire des services de renseignement égyptiens, mandatés par le président Hosni Moubarak (1981-2011) pendant la deuxième Intifada pour gérer le « dossier palestinien ».
Les négociations de cessez-le-feu s’apparentent à une gestion de court terme du conflit entre le Hamas et les autorités israéliennes. Les services de renseignement égyptiens, fins connaisseurs de la société à Gaza, y endossent un rôle de partenaire (sharīk) puisque l’« apaisement à Gaza » est présenté par Le Caire comme une condition sine qua non de la stabilité dans la péninsule du Sinaï. Ainsi, la sécurité nationale égyptienne est directement liée à l’évolution des conditions politiques et sécuritaires dans l’enclave palestinienne voisine. L’actuel régime d’Al-Sissi présente ce lien de causalité de manière explicite en exigeant du parti islamiste palestinien sa coopération dans la « lutte contre le terrorisme », centrée sur des groupuscules salafo-djihadistes.
La coopération sécuritaire avec le Hamas, mais aussi avec les autorités israéliennes semblait donc bien établie. En contrepartie, le Hamas exigeait la levée du blocus pour permettre la mobilité des Palestiniens de Gaza, mais aussi la construction d’infrastructures ou encore l’extension de la zone de pêche. Le parti islamiste revendiquait également la libération de milliers de ses prisonniers détenus en Israël. En 2011, l’échange de prisonniers palestiniens contre la libération du soldat Gilad Shalit, avait été mis à l’actif des officiers de renseignement égyptiens, malgré la longueur des négociations (de 2006 à 2011).
Bien que les services égyptiens jouent un rôle central dans la relation entre l’État israélien et le Hamas, force est de reconnaître que le processus piétine depuis quelques années. Suite à une énième offensive militaire israélienne en 2021, particulièrement dévastatrice, le Hamas, dont la popularité dans la bande de Gaza ne cessait de décliner et qui se trouvait pressé par une population gazaouie désespérée par la situation humanitaire, exigeait une accélération des négociations afin de desserrer l’étau du blocus. En vain, la politique intérieure israélienne ayant pris le dessus sur ces tractations.
DIVERGENCES D’INTÉRÊTS ENTRE ISRAÉLIENS ET ÉGYPTIENS
L’ancienneté de la coopération sécuritaire égypto-israélienne et les discussions bilatérales n’ont jamais empêché la méfiance entre les parties. Rappelons que si le régime égyptien ne qualifie pas le Hamas d’« organisation terroriste », il assimile le mouvement aux Frères musulmans, en butte à une répression presque constante depuis l’époque de Gamal Abdel Nasser (1956-1970), qui s’est accrue à partir de 2013 et l’arrivée au pouvoir du général Al-Sissi. Il n’existe donc pas de relations diplomatiques officielles, ce qui explique en partie le recours aux officiers de renseignement plutôt qu’aux diplomates dans ces négociations.
De même, si les relations égypto-israéliennes n’ont jamais été aussi cordiales que depuis l’avènement d’Al-Sissi, il semblerait qu’une certaine distance se soit installée après le déclenchement du processus de normalisation entre Israël et certaines capitales arabes. Bien qu’affichant son soutien à ces accords, le régime craignait qu’ils ne marginalisent l’Égypte et pénalisent ses aspirations au leadership régional. Sans pouvoir bien sûr le dire ouvertement, le régime craint que ces accords ne relativisent le rôle du Caire et ses aspirations au leadership dans la région.
Pour ce qui est des négociations de cessez-le-feu, l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » depuis le 7 octobre 2023 atteste de cette relative mise à l’écart, les contacts avec les services de renseignement égyptiens ayant été suspendus. Le Qatar, impliqué de longue date dans les négociations de cessez-le-feu et hébergeant des cadres politiques du Hamas, a été sollicité par les administrations israélienne et américaine pour exercer une médiation, notamment en vue de la libération des otages et des prisonniers israéliens. De même, la Turquie ainsi que l’Arabie saoudite se sont dites prêtes à jouer les intermédiaires. Ceci s’explique aussi en raison de la position ambivalente du Caire, directement impliqué dans les discussions de cessez-le-feu. En effet, la levée du blocus sur l’enclave palestinienne n’a jamais été envisagée par les autorités israéliennes que via la frontière entre Gaza et l’Égypte, ce qui a exacerbé les rapports de force entre négociateurs israéliens et égyptiens, et contribue aux blocages entre les deux parties.
La question d’un échange de terres ou la cession d’une partie du Sinaï pour permettre une extension de la bande de Gaza ou même constituer une alternative à celle-ci est un thème récurrent qui a ressurgi de façon très brutale depuis l’offensive israélienne contre la bande côtière et le déplacement forcé de près d’un million de Gazaouis du nord vers le sud de l’enclave palestinienne. Déjà évoquée pendant les années Moubarak, l’idée de développer le nord du Sinaï, pour le transformer en zone industrielle et générer un marché de l’emploi pour les Gazaouis avait aussi été présentée au moment de la publication du volet politique de l’« accord du siècle » en janvier 2020, conçu par les États-unis sous la présidence de Donald Trump. Le régime égyptien s’était empressé de démentir un tel projet et ne cesse d’affirmer ces derniers jours son refus catégorique de céder une partie du Sinaï, au nom de l’intégrité territoriale du pays.
Dans ce contexte, un bras de fer s’est installé entre l’Égypte et Israël (soutenu par l’administration américaine). En témoigne l’arrêt de l’exportation de gaz israélien vers le territoire égyptien après le début de l’offensive militaire menée par Tel-Aviv. L’Égypte campe pour le moment sur ses positions : elle refuse l’évacuation des Palestiniens par le terminal de Rafah et demande plutôt la mise en place d’un corridor humanitaire afin d’acheminer de l’aide dans la bande de Gaza. Une circulation à sens unique donc.
DERRIÈRE LE DOSSIER GAZAOUI, LE SINAÏ
Outre la délicate question des tunnels de contrebande creusés ente l’Égypte et Gaza, et pour la plupart détruits par l’armée égyptienne dès 2012, la crainte des régimes égyptiens successifs d’un débordement des habitants de l’enclave voisine s’est réalisée au moins une fois depuis le début du blocus — un épisode vécu comme un électrochoc au Caire. Au mois de janvier 2008, des milliers de Palestiniens de Gaza avaient « brisé » le siège en forçant la frontière entre la bande côtière et l’Égypte, et avaient réussi à pénétrer en territoire égyptien, où ils étaient restés plusieurs jours. Les autorités égyptiennes s’étaient retrouvées à l’époque dépassées par les événements.
Mais la menace que constituent pour Le Caire l’enclave palestinienne ainsi que le nord du Sinaï est aussi le fruit d’une instrumentalisation qui permet au maréchal Al-Sissi de justifier la militarisation de cette partie de la péninsule. L’utilisation par le régime égyptien d’un concept aussi consensuel que celui de « sécurité nationale » permet de justifier tout un ensemble de mesures sécuritaires.
Les politiques de sécurisation de la péninsule du Sinaï ont ainsi conduit à une reconfiguration territoriale majeure, au détriment des populations civiles, et facilité la construction d’infrastructures pilotées par l’armée égyptienne. En octobre 2014, l’état d’urgence a été décrété dans le nord du Sinaï, déclaré « zone militaire », et n’a toujours pas été levé à ce jour. Inaccessibles de ce fait aux civils, les informations quant à l’évolution de la situation dans cette zone sont rares. On sait toutefois que l’armée s’est livrée à des opérations de destruction massive d’habitations et de commerces. Un rapport de l’organisation Human Rights Watch (HRW) publié en 2019 dénonce quant à lui les exactions et les crimes de guerre commis par les forces égyptiennes. La création d’une zone tampon longue de plusieurs kilomètres à la frontière avec la bande de Gaza a donné lieu à des déplacements forcés, mais aussi à des arrestations arbitraires ou encore des assassinats entre juillet 2013 et avril 2018.
UNE CAMPAGNE ÉLECTORALE PARASITÉE
Zone militaire fermée et désormais désertée, le nord du Sinaï apparaît aux yeux des Israéliens comme une zone propice à l’établissement, pour une durée indéterminée, d’un camp de réfugiés destiné à héberger les Palestiniens en provenance la bande de Gaza. Dès les premiers jours du conflit, l’aide humanitaire de plusieurs pays, dont la Jordanie et la Turquie, a afflué dans la ville égyptienne d’Al-Arish, afin de mettre un place un corridor humanitaire vers l’enclave palestinienne.
On assisterait alors, selon le souhait du premier ministre israélien et comme le redoutent les Palestiniens à une seconde Nakba. Mais pour y parvenir, il faudra contraindre le régime égyptien à y consentir. La tenue d’élection présidentielle en décembre prochain, sur fond de colère populaire face à l’inflation galopante et à une crise de la dette sans précédent, fragilise le pouvoir d’Al-Sissi. En outre, la population du pays est largement acquise à la cause palestinienne et a commencé à se mobiliser, y compris de manière inédite place Tahrir, dans un contexte de répression où les manifestations sont interdites. Les mobilisations actuelles en Égypte visant aussi le régime, le conflit israélo-palestinien ne permettra sans doute pas au président Al-Sissi de détourner l’attention des Égyptiens de la campagne électorale en cours. Il doit donc s’efforcer de faire bonne figure auprès des Palestiniens pour remporter le scrutin. Enfin, si une nouvelle Nakba venait à se réaliser, gageons que le président égyptien parvienne à tirer profit de la situation, laquelle se solderait par une importante transaction financière.
Orient XXI du 24 octobre 2023
Sarah Daoud - Doctorante au Centre de recherches internationales (CERI-Sciences-Po) et affiliée au Centre d’études et de documentation juridiques, économiques et sociales (Cedej) du Caire.
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