A Gaza, le quotidien de deux jeunes Palestiniens sous les bombes : « Tant de mes amis proches ont été tués. Je me demande quand viendra mon tour »

 

Évacuation des blessés après une explosion dans le quartier de Zeitoun, à Gaza, le 18 octobre 2023. MOHAMMED ZAANOUN POUR « LE MONDE »
Depuis deux semaines, Hamza Salha et Enas Mohammed vivent au jour le jour, entre attente et deuils, dans l’enclave palestinienne plongée dans la guerre.
La voix de Hamza Salha se perd par moments dans les grésillements de la ligne téléphonique de piètre qualité, seul lien qu’il garde avec le reste du monde. « Je suis allongé dans mon lit, j’ai perdu toute mon énergie. Je n’arrive pas à commencer ma journée, je ne sais pas si ma fatigue vient de la guerre, des bombardements, ou du fait que nous manquons des choses les plus essentielles comme l’eau », raconte lentement, en cherchant ses mots, le Gazaoui de 21 ans. Il vient de rentrer chez lui après une nuit dans l’appartement de son frère, dans le nord de Gaza – il reste évasif sur sa localisation exacte, de peur de mettre les siens en danger.

Dehors, le soleil d’automne s’est levé depuis quelques heures déjà sur les gravats des immeubles de son quartier en partie détruit. Le 7 octobre, le Hamas, qui dirige Gaza, a mené une attaque sans précédent sur le territoire israélien, entachée de plusieurs massacres, qui a causé la mort de plus de 1 400 personnes. Depuis, l’armée israélienne bombarde sans relâche l’enclave palestinienne. Selon un dernier bilan de l’administration de Gaza, dirigée par le Hamas, plus de 4 600 Gazaouis ont été tués, dont plus de 1 800 mineurs. Beaucoup de corps se trouveraient encore sous les décombres des bâtiments éventrés par les frappes israéliennes.

« Cette nuit, les bombardements étaient très proches de la maison. Ils gagnent en intensité une fois le soleil couché : c’est une guerre psychologique, la nuit, tout est plus terrifiant pour les civils. Hier soir, j’ai pris des médicaments de ma mère, pour tenter de dormir ; je me suis réveillé la tête lourde. Dans l’appartement, on était beaucoup, tu ne te sens pas à l’aise, tu as peur d’être un poids pour les autres », remarque l’étudiant en littérature anglaise.

« Il n’y a plus ni jour ni nuit. Certains jours, on ne dort pas du tout. D’autres fois, les hommes se relaient, pour qu’il y ait toujours quelqu’un éveillé, au cas où il faille évacuer », abonde Enas Mohammed. La jeune femme de 24 ans a fui avec les siens chez des proches, à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, lorsque l’armée israélienne a appelé les Gazaouis à quitter le nord de l’enclave, le 13 octobre. Elle a juste pu prendre quelques vêtements et ses papiers. Plus d’un million d’habitants ont été déplacés depuis le 7 octobre à Gaza.

« Le matin, on achète du pain, il y a entre 100 et 150 personnes qui font la queue à la boulangerie. On se partage les frais entre les 60 personnes de l’immeuble. On avale de la nourriture qui n’a pas besoin d’être cuite, car il n’y a pas de gaz. Notre voisin a un panneau solaire, on vient charger une batterie chez lui pour avoir un peu de lumière, brancher nos portables », décrit la jeune comptable. Elle vit désormais une existence recluse, « au jour le jour, à colorier avec les enfants, parler avec les plus âgés, à faire en sorte que la vie continue. Parfois on pleure, puis on joue un peu ; l’autre jour, on a fait du pop-corn dans une ambiance un peu festive. Lors des bombardements, les enfants ont peur, ils se rassemblent autour de nous, les plus petits crient, ils disent qu’on va mourir, les plus grands serrent les dents. »

Les trente-sept camions entrés les 21 et 22 octobre via le point de passage de Rafah depuis l’Egypte n’ont guère soulagé le siège que vit l’enclave depuis quinze jours, complètement coupée du monde, sans électricité. Selon l’ONU, il faudrait cent camions par jour pour répondre à l’urgence humanitaire à Gaza et les Israéliens interdisent toujours l’approvisionnement en carburant, essentiel pour que les hôpitaux puissent faire fonctionner leurs générateurs. « Cette aide n’atteindra pas le nord de l’enclave, précise Hamza. Je n’ai pas encore mangé aujourd’hui, j’ai perdu l’appétit. » A sa nièce de 3 ans, il ment : il lui fait croire que les explosions sont signe de joie, « comme les feux d’artifice pendant les mariages ».

Le jeune homme est un membre du collectif We Are Not Numbers (« nous ne sommes pas des numéros ») – né en 2015 avec l’idée de donner à lire, dans la langue de Shakespeare, des voix de Gaza. L’enclave avait alors déjà enduré trois guerres. « Je pense être capable de surmonter pas mal de choses, mais cette guerre est insupportable, c’est un génocide. Je n’ai pas écrit une ligne cette fois-ci, je ne vais pas dehors en reportage, tant c’est dangereux », juge-t-il. Samedi, l’armée israélienne a largué des tracts informant les Gazaouis qui, comme lui, sont restés dans le nord de l’enclave, qu’elle les considérait comme membres d’un « mouvement terroriste ». Autrement dit, qu’elle les jugeait comme de potentielles cibles – et non comme des civils.

Quand le fracas des bombes devient trop envahissant, Hamza met la musique et, du bout de son pouce sur l’écran de son téléphone, il fait jaillir les souvenirs d’une vie heureuse. « Je me rattache à ces belles photos, aux vidéos avec mes neveux, à mes moments hors de Gaza lors de mon année d’études [en Espagne]… Puis, je finis par éteindre mon téléphone et la guerre revient, je suis de retour en enfer. Tant de mes amis proches ont été tués. Je me demande quand viendra mon tour. » L’un de ses camarades du collectif We Are Not Numbers, Yousef Maher Dawas, est mort avec le reste de sa famille dans le bombardement de sa maison à Beit Lahia, dans le nord de la bande de Gaza, le 14 octobre. Seules sa mère et sa petite sœur ont survécu. Quand Hamza a appris son décès, deux jours plus tard, Yousef avait déjà été enterré. « Il rêvait de visiter Jérusalem », ajoute-t-il, mais comme la plupart des Gazaouis de son âge, il n’a jamais pu sortir de son enclave sous blocus depuis 2007.

« Je n’arrive pas à joindre mes amis qui sont restés dans notre quartier, car il n’y a pas de bon réseau téléphonique et Internet est coupé, résume de son côté Enas. Tous les jours, quelqu’un de notre famille ou de notre connaissance meurt. J’espère qu’ils ont rejoint un endroit meilleur. On pleure, on a mal, bien sûr. Ceux qui sont partis ont été sacrifiés pour la patrie. Ces jours-ci, le sentiment qui domine, c’est la peur. Mais on tient debout. On est patients. On est dans l’attente que cette guerre finisse, que vienne la paix. Je n’ai plus qu’un but : rester en famille, on fait tout ensemble. Dieu m’aide à endurer le reste. »

Coupé d’Internet, Hamza s’informe comme il peut par la radio. Il a ainsi appris la libération de deux otages américaines, parmi les quelque 200 Israéliens ou étrangers retenus à Gaza par le Hamas depuis le 7 octobre, vendredi soir. « J’ai du mal à prédire ce qui va se passer. J’espère que c’est une étape positive pour stopper cette violence et réduire la colère du monde contre nous. In fine, nous sommes les victimes, nous, les civils. » En raccrochant, il promet de rappeler dans la soirée, pour raconter comment il se prépare à affronter la nuit. Puis, vers 19 heures, il présente ses excuses, par message. Il ne pourra pas parler. La maison de sa sœur vient d’être bombardée.

Par Clothilde Mraffko
Le Monde du 23 octobre 2023

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