Première visite en onze ans de Mahmoud Abbas à Jénine

 

Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, visite le camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie occupée, le 12 juillet 2023. ZAIN JAAFAR/AFP
Le président palestinien, octogénaire fatigué, s’est rendu dans la ville du nord de la Cisjordanie, attaquée début juillet par l’armée israélienne.
Mahmoud Abbas paraît aphone. Le micro du président de l’Autorité palestinienne, âgé de 87 ans, ne fonctionne pas et il ne semble pas s’en rendre compte. Il parle encore. Il tousse beaucoup. Il règne une chaleur accablante à Jénine, la grande cité du nord de la Cisjordanie occupée, qui fait craindre pour la santé du plus vieux dirigeant du monde arabe.
Le raïs se tient debout à l’ombre, un keffieh posé sur les épaules, devant un magasin brûlé par l’armée israélienne durant son dernier raid, début juillet, le plus important depuis vingt ans, à l’entrée du camp de réfugiés de la ville. C’est l’un des derniers bastions d’une insurrection armée contre Israël, engagée en 2021 et qui décline partout ailleurs dans la région. M. Abbas ne s’y était pas rendu depuis 2012. Il a beaucoup voyagé à l’étranger mais ne bouge quasiment plus de Ramallah, le siège de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, sauf pour aller assister aux messes chrétiennes de Noël, à Bethléem.
Un hélicoptère militaire jordanien l’a transporté avec l’assentiment d’Israël, qui contrôle l’espace aérien. M. Abbas a peiné à fendre une petite foule compacte, constituée en bonne partie de membres de ses forces de sécurité. Sa cour s’est déplacée avec lui : son numéro deux, Hussein Al-Sheikh, soutient son bras, aux côtés du patron des services de renseignement, Majed Faraj, de plusieurs ministres, de caciques du Fatah et d’un responsable local, Jamal Haweel, exclu du parti présidentiel pour déloyauté au chef, mais incontournable dans le camp.

« Mieux vaut tard que jamais »
M. Abbas remercie l’Algérie et les Emirats arabes unis, qui ont promis de reconstruire les infrastructures détruites du camp. Il proclame que « l’Autorité palestinienne est une autorité, un Etat, une loi », et « une sécurité » : une manière de refuser l’échappée solitaire du camp et sa lutte armée, qui l’embarrasse. Juchés sur un toit pour mieux l’entendre, deux jeunes insurgés font mine de s’émerveiller : « Bientôt, nous serons libérés [de l’occupation israélienne] ! », lance l’un. « Tu rigoles ?, le corrige l’autre. Il nous a libérés dès aujourd’hui ! »
Tôt le matin, des agents du renseignement palestinien, assis sur un trottoir, tentaient mollement de se faire passer pour des habitants réjouis auprès de journalistes. « Nous sommes très heureux que le raïs vienne à Jénine », plaidait l’un d’eux. Ceux du camp expriment des sentiments plus mitigés : un mélange de lassitude, d’hostilité acide, mais aussi de reconnaissance pour ce président qui demeure le seul leader politique palestinien d’envergure internationale.
« Mieux vaut tard que jamais », soupire Samir Shalabi, 51 ans, qui installe des plantes en pot sous son immeuble de la rue de la Gare. Des bulldozers de l’armée israélienne en ont arraché l’asphalte le 3 juillet, à la recherche de bombes artisanales. Au centre des services sociaux du camp, un employé faisait savoir au matin que le président ne visiterait pas les lieux : « Il ira au cimetière, il lira le Coran devant les tombes des martyrs » du raid israélien, qui a fait 12 morts palestiniens et plus de 100 blessés, la plupart par balles. « Peut-être qu’il rejoindra Dieu après cela. »

Gazon artificiel
M. Abbas s’est recueilli dans ce nouveau cimetière, creusé dans un terrain vague à l’entrée nord du camp. Du gazon artificiel a été étendu sur l’herbe sèche avant son arrivée. Jamais on n’avait vu tant d’unités des forces palestiniennes dans les ruelles, sur le qui-vive : garde présidentielle, forces de sécurité nationales du général Nidal Abu Dukhan, dont une unité féminine, renseignement militaire, unités spéciales, policiers de la ville et sécurité préventive (la police politique).
« Les combattants du camp peuvent dormir sur leurs deux oreilles aujourd’hui, les Israéliens ne viendront pas », persifle un membre des brigades insurgées de Jénine, affilié au Jihad islamique, qui se tient, méprisant, aux côtés de ces hommes en uniforme, sur sa moto-cross. Dans la journée, des vidéos ont circulé sur les téléphones portables, montrant des forces palestiniennes bloquant un convoi de l’armée israélienne dans les environs de Jénine. Cela est si exceptionnel que des Palestiniens se demandent s’il s’agit d’une mise en scène.
Une partie de la nuit, des responsables locaux du Fatah ont convaincu les insurgés de ne pas gâcher la visite. « Personne n’y a intérêt. Le camp a besoin d’argent pour se reconstruire », relève l’un d’eux, Jihad Abu Alkalem, qui se dit recherché par Israël. Il est soupçonné d’avoir pris les armes avec les insurgés. Des rumeurs circulent depuis des jours sur l’arrivée en ville de forces antiterroristes palestiniennes, entraînées depuis plus d’un an par les Etats-Unis afin d’y arrêter des insurgés. Jihad Abu Alkalem le nie : « Les soldats partiront avec M. Abbas, cela a été négocié avec les chefs du camp », affirme-t-il.
Jénine a commencé à échapper au contrôle de l’Autorité palestinienne au printemps 2021, lorsque M. Abbas a renoncé à organiser les premières élections nationales depuis 2006, suscitant une immense déception dans les territoires. Le président avait été élu en 2005 pour un mandat de quatre ans. Le gouvernement israélien, engagé dans un processus d’annexion pure et simple de la Cisjordanie, s’est engagé dimanche à empêcher « l’écroulement » de l’Autorité palestinienne. Vingt minutes après le discours de M. Abbas, un grand portrait du président, suspendu à une façade, avait déjà été décroché.

Par Louis Imbert
Le Monde du 13 juillet 2023

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