A Marrakech, en décembre 2022. JUAN MEDINA / REUTERS |
Toutes parlent d’une « humiliation ». Pour Ilham, ce devait être une formalité : « Je voulais inscrire mon fils dans une école plus proche de mon domicile, mais son père s’y est opposé. » Dounia, elle, souhaitait ouvrir un compte bancaire au nom de sa fille : « Son papa n’a pas voulu me donner l’autorisation. » Quant à Nadia, elle avait simplement envie de voyager : « Je rêvais d’emmener mes deux enfants quelques jours en France. Quand j’ai demandé l’accord de mon ex-mari, il a refusé. » Pour les femmes divorcées d’un époux marocain de confession musulmane, ces démarches et d’autres, comme l’établissement de papiers administratifs, sont impossibles à réaliser sans l’assentiment du père.
« Il reste le seul représentant légal des enfants. Suite à un divorce, la garde est presque toujours confiée à la mère, mais la tutelle revient automatiquement au père, sauf s’il disparaît ou est inapte, note Zahia Ammoumou, avocate et consultante juridique de l’association Tahadi pour l’égalité et la citoyenneté. Cette injustice engendre des situations qui peuvent s’avérer dramatiques. Un enfant qui doit être hospitalisé en urgence, par exemple, ne sera accepté dans une clinique ou un hôpital que si le père l’y autorise. »
Au Maroc, l’égalité entre femmes et hommes est consacrée par la Constitution de 2011, mais le droit familial reste régi par le code de la famille, la Moudawana, dont la réforme en 2004, qui a permis aux femmes de demander le divorce, a été présentée à l’époque comme « une avancée sociale sans précédent ». Vingt ans plus tard, les militantes sont amères. « On a vite déchanté, reconnaît Khadija El Amrani, avocate et membre d’un collectif qui travaille à la réforme des libertés fondamentales. La Moudawana a permis aux femmes de se séparer de leur mari sans leur consentement, grâce à la procédure de divorce pour discorde. Ce fut une avancée considérable, mais l’après-divorce n’a pas été pensé avec la même volonté de changement. La mère éduque, prend en charge, mais n’a aucun droit sur l’enfant. »
Depuis 2004, le nombre de divorces ne cesse d’augmenter au Maroc. Selon le Haut-Commissariat au plan, 3,3 % des Marocaines de plus de 15 ans étaient divorcées en 2020, soit environ 450 000 personnes. Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) indique que plus de 500 000 affaires de divorce ont été relevées auprès des tribunaux de première instance entre 2017 et 2021. Pour 100 demandes d’autorisation de mariage déposées dans cette période, 50 affaires de divorce ont été enregistrées.
Des pensions « dérisoires »
« Il y a une réelle détresse chez les mères divorcées », relève l’avocat Youssef Fassi-Fihri, qui déclare avoir pris conscience de « l’urgence de revoir en profondeur le code de la famille ». En cause notamment, son article 175, qui prive la mère de la garde de son enfant en cas de remariage si ce dernier a atteint l’âge de 7 ans. « Cette règle n’a aucun sens, elle n’est même pas dans le Coran », précise Ali Kettani, avocat spécialisé dans les affaires de divorce.
Autre anomalie relevée par les partisans d’une réforme : les montants exigés par les tribunaux pour la pension alimentaire. « La moyenne nationale est de 400 dirhams par mois et par enfant [soit 36 euros], observe Youssef Fassi-Fihri. Il existe aussi une indemnité, autour de 100 dirhams, qui est délivrée en contrepartie de la garde. Que peut faire une mère avec ces sommes censées lui permettre de nourrir son enfant, le vêtir, le scolariser ? C’est révoltant. » Les frais de logement à la charge du père sont eux aussi jugés « dérisoires ». « Ils oscillent entre 300 et 3 000 dirhams en fonction des revenus, poursuit l’avocat. Dans une ville comme Casablanca, obtenir un logement décent à ce tarif est quasi impossible. »
« Plus de 70 % des travailleurs sont dans l’informel et beaucoup d’autres dans des affaires familiales. Il est facile dans ces conditions de présenter au juge des revenus qui ne correspondent pas à la réalité pour réduire les montants des pensions », souligne Ali Kettani, qui plaide pour l’instauration de contrôles et d’un barème des pensions alimentaires : « Le juge est aujourd’hui souverain dans la fixation de leurs montants. Il faut réduire ce pouvoir discrétionnaire pour éviter les abus. »
Parmi les innombrables témoignages de mères « humiliées » émergent cependant quelques victoires. Comme cette décision, rendue en 2022 par le tribunal de première instance de Midelt, faisant valoir l’intérêt de l’enfant pour rejeter une demande de retrait de la garde au motif que la mère s’était remariée. « Un jugement exceptionnel qui doit encore être confirmé en appel pour faire jurisprudence », prévient Khadija El Amrani.
« Un sujet clivant »
En juillet 2022, dans son discours annuel du trône, le roi Mohammed VI a ouvert la voie à une réforme de la Moudawana, affirmant que le code « a représenté un véritable bond en avant » mais qu’il « ne suffit plus en tant que tel ». « Il faut une révision pleine et entière, pas un simple toilettage », réagit Nabil Benabdellah, secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme (PPS), qui rappelle les manifestations monstres, à l’appel des formations islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) et Al Adl Wal Ihsane, qui ont eu lieu au début des années 2000 contre le projet de réforme du code.
En 2021, la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD) avait déjà relevé la difficulté de débattre de certaines questions « directement liées à des préceptes religieux », comme la tutelle juridique en cas de divorce. « Sur le plan des valeurs, le Maroc est un pays conservateur et la réforme du code un sujet clivant, admet Khadija El Amrani. Mais les prochaines élections n’auront pas lieu avant 2026, c’est le bon moment pour changer les textes. »
Le Rassemblement national des indépendants (RNI), parti de l’actuel chef du gouvernement, a mis en place un groupe de travail dirigé par Amina Benkhadra, directrice générale de l’Office national des hydrocarbures et des mines (Onhym) et présidente de la fédération nationale des femmes du parti, confie un proche de la formation. En juin, le Parti authenticité et modernité (PAM), dont est issu le ministre de la justice, a reçu l’association Tahadi, qui lui a remis ses recommandations. « L’accueil a été très positif », affirme Zahia Ammoumou.
« Nous présenterons en septembre un mémorandum avec plusieurs propositions, notamment la possibilité pour la mère d’obtenir la tutelle sans conditions et que la garde de l’enfant ne lui soit plus enlevée si elle se remarie », assure de son côté Nabil Benabdellah, du PPS. Dans un sondage en ligne réalisé en 2022 par le Conseil économique, social et environnemental (CESE), près de 80 % des répondants ont considéré que la tutelle légale doit être assumée par les deux parents.
Par Alexandre Aublanc
Le Monde du 21 juillet 2023
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