Bureaux vides et recettes en berne : l’ambiance à la direction du Trésor témoigne du délitement des institutions dans le pays du Cèdre
Dans son bureau situé au cinquième étage de « l’immeuble de la TVA », relevant du ministère des finances, à Beyrouth, Iskandar Hallak est continuellement sollicité au téléphone, ce jeudi 30 mars : par des supérieurs, par la banque centrale… Mais le directeur du Trésor opère dans un lieu fantôme : en grève, réclamant une revalorisation des salaires, les fonctionnaires du ministère ne travaillent plus que le mercredi, pendant six heures.
En dehors de ce jour ouvré, le gigantesque bâtiment vitré, où l’on traite notamment TVA et autres impôts, est fermé au public. Seuls quelques autres directeurs s’y rendent au quotidien, avec leurs proches collaborateurs – deux, chez M. Hallak, au lieu des 11 membres de son équipe. Il faut grimper des escaliers poussiéreux : les ascenseurs encore en fonctionnement ne sont alimentés en électricité que le mercredi. « On fait face à longueur de temps à des problèmes et des urgences » , résume le directeur du Trésor, sur un ton impassible. Les dysfonctionnements sont sans fin : « Coupures d’électricité, plantages informatiques, manque de matériel… Il n’y a même plus d’eau dans les toilettes ! »
La veille, le responsable était débordé. Il lui fallait signer une pile de papiers pour le paiement des salaires de l’armée. Une foule de commis s’agglutinait dans l’antichambre, attendant d’obtenir des timbres fiscaux. Indispensables pour les démarches administratives, ils font l’objet d’une pénurie : faute de moyens, le ministère a diminué la quantité commandée à l’imprimerie. Un marché noir s’est développé par ricochet dans la rue.
Ce temple de l’administration fiscale, au rôle névralgique, prend l’eau de toutes parts. Il ne fonctionne plus qu’avec 10 % des ressources d’avant 2019, date du début de l’effondrement financier du Liban. Le ministère paie aussi le prix du retardement, avant la crise, du passage au tout numérique. Les problèmes de maintenance informatique ou de non-paiement de licences entravent aujourd’hui la transition, qui faciliterait les démarches.Les fonctionnaires sont démotivés par la dépréciation drastique de leurs salaires, réglés en livres libanaises. Certains ont pris un second emploi ; la hiérarchie ferme les yeux.
L’ensemble des recettes fiscales au Liban a été divisé par deux entre 2019 et 2021, en raison du non-ajustement du taux de change à la réalité du marché et de l’évasion fiscale. Seules les douanes collectent encore des rentrées significatives. Des scandales de pots-de-vin ont récemment touché des organismes de l’Etat, comme le Centre d’enregistrement des véhicules. La petite corruption risque d’augmenter face à une machine grippée : un billet contre un traitement plus rapide.
Un cercle vicieux s’est installé, bien visible dans l’immeuble de la TVA : sont en jeu la survie de la fonction publique (6 000 à 8 000 fonctionnaires dans l’administration centrale, auxquels s’ajoutent les enseignants et les forces de sécurité) et celle du principe de taxation. Le chaos favorise la fraude et la fraude accroît le chaos. Déjà proverbiale, la défiance des Libanais envers l’Etat s’est aggravée : de l’électricité à la voirie, en passant par l’école publique, les services sont réduits à peau de chagrin.
Le mercredi, le bâtiment s’anime. Des usagers pressés sont lancés dans une course contre la montre pour effectuer leurs formalités. Il y a parfois des éclats de voix dans le vaste hall d’entrée. Des dossiers s’empilent devant les fenêtres, dans les bureaux ou dans les longs couloirs. A la direction des recettes et de la TVA située dans l’immeuble, dans son bureau décoré de photos de ses enfants, Rana (un pseudonyme, comme pour les autres employées), contrôleuse fiscale, vérifie sur son ordinateur que le logiciel de travail et Internet fonctionnent. « Sinon, j’utilise mon téléphone pour me connecter » , soupire-t-elle.
Les dossiers à suivre, concernant des déclarations d’impôts, ont diminué : ils proviennent des branches régionales, qui sont fermées ou ralenties par les pannes. Rana doit amener de l’encre de chez elle pour ses tampons administratifs : il n’y en a plus dans le service. Certains de ses collègues ont pris un congé sabbatique et sont partis travailler à l’étranger, comme dans le Golfe, pour faire vivre leur famille restée au Liban.
« Fraude en recrudescence »
Malgré le délitement et l’humiliation éprouvée, Rana attend « avec hâte le mercredi : on se sent vivant. On a un rôle, du travail, on voit des collègues ». Son salaire, payé en monnaie locale, ne vaut plus que 82 dollars (75 euros), soit 4 % de ce que représentait son traitement de base en devises (2 000 dollars) avant la crise. Des négociations sont en cours pour relever la paie mensuelle autour de 200 dollars, assortie d’une indemnité pour l’essence : les fonctionnaires devront, en échange, travailler dix-huit jours par mois.
Dans un bureau voisin, Youmna, cadre, oriente des usagers perdus dans les couloirs et voit les demandes d’attestation affluer. « Les documents les plus demandés aujourd’hui sont les attestations fiscales. Des Libanais s’expatriant en ont besoin » , explique-t-elle. Youmna avait intégré la fonction publique par désir de stabilité. « On a tout perdu. On se sent abandonnés. La trésorerie de l’Etat est vide. Mais pour faire rentrer de l’argent, les fonctionnaires doivent pouvoir venir travailler. » Selon elle, la dégradation s’est accélérée à partir de l’été 2020.
Lamia, qui suit des dossiers liés à la TVA, nettoie chaque mercredi son bureau en arrivant. Les employés paient de leur poche une femme de ménage pour s’occuper des toilettes. Le contrat avec la société de nettoyage a été rompu, faute d’être réglé par le ministère. Dévouée, elle emporte avec elle du travail qu’elle abat à la maison durant la semaine. « On avait fait tant de progrès avant 2019 sur la relation entre administration et contribuable. La TVA était mieux déclarée par les entreprises. On est revenus à zéro. La fraude est en recrudescence » , précise-t-elle. Les contrôleurs n’ont plus les moyens de se rendre sur le terrain. « Les pénalités [en livres libanaises] s ont devenues insignifiantes : cela encourage l’évasion. De plus, les gens jouent sur le taux de change [plusieurs coexistent] pour payer le minimum. »
Les critiques récurrentes sur la corruption et l’incompétence des fonctionnaires la blessent. « Cela existe, mais pourquoi généraliser ? On ne parle jamais des employés exemplaires. On continue à nous voir comme des privilégiés alors que nous avons été violemment déclassés. » Des larmes coulent sur le visage de Lamia, dont le mari travaille aussi dans le secteur public, quand elle aborde sa situation personnelle : « Le plus difficile est de ne pas savoir combien de temps la crise va durer. Je demande à mon fils de ne pas courir, car j’ai peur qu’il se blesse. Nous ne pourrions pas faire face à une hospitalisation : la couverture sociale ne prend plus en charge qu’une infime partie des dépenses. »
Malgré l’effondrement de l’administration centrale, le gouvernement intérimaire de Najib Mikati semble toujours naviguer à vue. Les fonctionnaires hésitent : l’Etat n’a pas les moyens de redresser la barre, reconnaissent-ils. Mais beaucoup ont aussi le sentiment que le désastre est entretenu à dessein pour les pousser à quitter le navire.
Laure Stephan
Le Monde du 1er avril 2023
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