Vincent Lemire: «Le retour de flamme des suprémacistes est vertigineux»

 

La puissance de l'extrême droite au sein du gouvernement de Benyamin Nétanyahou est une menace pour la démocratie israélienne, estime le chercheur Vincent Lemire. Interview

Pour Vincent Lemire, directeur du Centre de recherche français à Jérusalem et auteur d'ouvrages sur la ville, dont la bande dessinée Histoire de Jérusalem, les suprémacistes israéliens ébranlent les fondements de l’État en arrivant au pouvoir.

La définition du régime israélien est-elle en jeu: État juif contre État démocratique?
Oui, et c'est ce qui explique l'ampleur de la mobilisation. Lors des plus grosses manifestations contre Benyamin Nétanyahou il y a deux ans, il y avait 30000 personnes. Aujourd'hui, on en est à 300 000 [environ 500000 selon les organisateurs de la manifestation de samedi, ndlr]. C'est dix fois plus. Et il n'y a pas seulement le centre gauche ashkénaze vieillissant qui se mobilise, mais aussi des religieux, des militaires et des jeunes. C'est totalement inédit. Il y a une connexion qui s'opère enfin entre la colonisation et l'enjeu démocratique. Connexion que le centre gauche évitait cyniquement depuis l'échec du processus d'Oslo, de peur de perdre des électeurs. Le déclencheur de cette prise de conscience est très concret: les colons sont au pouvoir. Ils ont effacé la «ligne verte», ils se sont déplacés de la Cisjordanie occupée vers le parlement israélien, la Knesset, puis ils ont obtenu des postes ministériels et aujourd'hui ils dominent le gouvernement. Ils sont arrivés au coeur de la démocratie israélienne et ils sont en train de la détruire. Pour faire une analogie avec la France : c'est comme si, à l'issue de la guerre d'Algérie, les colons de l'Organisation de l'armée secrète avaient pris le pouvoir après avoir réussi à assassiner le général de Gaulle. En Israël, les colons ont assassiné Yitzhak Rabin en 1995 - le de Gaulle israélien qui voulait faire la paix avec les Palestiniens -et aujourd'hui ils ont pris le pouvoir. Ce choc permet de rendre audible le slogan que le bloc anti-occupation porte depuis longtemps: «Pas de démocratie avec des colonies.» Ce qui était perçu comme un discours moral est devenu un rappel existentiel. La colonisation, le service militaire dans les territoires occupés, la justice à deux vitesses: tout cela corrompt de l'intérieur la démocratie israélienne.

Ce qui revient à confronter deux visions du sionisme ?
Oui, car le coeur du projet de Theodor Herzl - le père du sionisme- consistait à bâtir un lieu sûr pour les juifs de la diaspora menacés par l'antisémitisme. Aujourd'hui ce projet originel est balancé par-dessus bord par les colons au pouvoir, qui abandonnent cette exigence de sécurité au profit d'un autre projet : la restauration d'un royaume biblique fantasmé.

On a coutume de dire que ces «sionistes religieux» sont de plus en plus religieux et de moins en moins sionistes.
C'est vrai si on se réfère au sionisme d'Herzl. Mais ça l'est moins si on se souvient qu'avant lui, au XIXe siècle, le mouvement protosioniste était structuré par ce même horizon millénariste, avec le soutien des évangéliques chrétiens américains. Les mêmes qui aujourd'hui soutiennent ardemment la colonisation israélienne, car selon eux la fin des temps n'adviendra que lorsque les juifs auront achevé la reconquête de leur «terre promise». Pour l'historien que je suis, ce retour de flamme est proprement vertigineux. Et même si ces idéologies nous semblent délirantes, on doit les intégrer à l'équation, car elles sont agissantes. Le second pilier sioniste qui est ébranlé, c'est la définition de la judéité. Depuis la création de l'Etat d'Israël, c'est une définition extensive qui prévalait : tous ceux qui ont pu être considérés comme juifs par les nazis peuvent se réfugier en Israël, même s'ils ne remplissent pas tous les critères rabbiniques. La majorité au pouvoir veut restreindre cette définition de la judéité, ce qui induit une rupture symbolique très lourde avec les diasporas -et notamment la diaspora américaine. Tout ceci crée une impression de menace existentielle pour l'Etat d'Israël.

Et c'est pour ça qu'on voit l'appareil sécuritaire qui se cabre ?
Là aussi, c'est inédit. L'armée de l'air, les réservistes, mais aussi les forces de l'ordre. Après un attentat le 9 mars, le chef de la police de Tel-Aviv a été destitué par le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, mais la Procureure générale de l'Etat s'y est opposée et Ben Gvir a dû faire machine arrière. Deux jours plus tard, ce chef de la police parade au milieu des manifestants et se fait acclamer. Quand les forces de l'ordre se joignent aux manifestants pour contester le pouvoir politique, c'est le coeur de l'Etat régalien qui chancelle.

La violence des colons est un fait connu. Pourquoi le raid de Huwara a-t-il créé un tel choc ?
Huwara, ce sont des images et donc un choc émotionnel, qui a percuté de plein fouet la mémoire juive. Des civils, qui en pleine nuit envahissent une localité palestinienne et mettent le feu à des maisons habitées par des familles, des femmes et enfants, devant l'armée qui ne réagit pas Le mot «pogrom» est apparu sur les réseaux sociaux et il s'est immédiatement imposé. Car le public israélien a soudainement compris la différence entre racisme et suprémacisme. Les suprémacistes au pouvoir ne sont pas seulement racistes, ils proclament la supériorité des juifs et donc le droit ou le devoir d'éliminer les Palestiniens. Le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, a luimême déclaré que l'Etat devait «anéantir» le village de Huwara. L'agenda des suprémacistes s'exprime donc sans filtre au coeur du gouvernement.

Quel est le jeu de Benyamin Nétanyahou?
La plupart des analystes ne parlent que du maître tacticien qui cherche à éviter son procès. Mais au regard du parcours et de l'histoire de Nétanyahou, on doit aussi le prendre au sérieux sur le plan idéologique. Il semble beaucoup plus à l'aise avec ses alliés actuels qu'avec les précédents, de centre droit. C'est ce qui le rend d'autant plus dangereux. Certes ses alliés du moment sont brutaux et grossiers, mais ils lui servent de poissons-pilotes et lui permettent d'apparaître comme le modéré. Nétanyahou a le même objectif depuis le début : réunir les évangéliques américains et les colons israéliens. Et il peut réussir.

Recueilli par S. Fo.
Libération du 16 mars 2023

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