Une famille palestinienne dans la peur

 

« J’ai peur pour les enfants », sanglote Rameh Al Ragaby. « S’ils détruisent notre maison, on ne saura pas où aller. À chaque instant, j’ai peur qu’ils arrivent et qu’ils abattent les murs. »
À Al-Bustan, quartier de Jérusalem-Est occupé, les Al Ragaby vivent dans la crainte quotidienne de voir les soldats arriver avec des pelleteuses pour détruire leur maison.

Assise sur un fauteuil, les mains dressées devant le pauvre poêle à gaz qui diffuse une bien faible chaleur, Rameh Al Ragaby semble perdue. Elle roule des yeux, regarde à droite à gauche ses meubles et, dans la pièce adjacente, le réfrigérateur et la cuisinière. C’est une maison semblable à beaucoup d’autres dans ce quartier d’Al-Bustan, à Jérusalem-Est, fait de venelles labyrinthiques, de maisons simples et de patios au charme ancien. Pas de richesse ostentatoire mais une dignité, celle des petites gens qui ne demandent rien d’autre qu’à vivre en paix.

Un cauchemar quotidien depuis vingt-cinq ans
Mais en paix, Oum Rameh, comme on appelle affectueusement les dames d’âge mûr dans le monde arabe, ne l’est pas. À 54 ans, elle vit un cauchemar quotidien depuis vingt-cinq ans. « Autour de nous, tous ceux qui avaient construit leur maison n’ont pas réussi à obtenir un permis malgré leurs demandes et bien qu’ils aient payé ce qu’il fallait à municipalité », souligne-t-elle à voix basse comme si elle craignait d’être entendue par des oreilles ennemies. « Alors, on a fait de même. C’est seulement quand nous avons fini que les autorités sont venues nous dire qu’on n’avait pas le droit de construire. » Elle se souvient de ce jour de 2002 où « beaucoup de soldats sont arrivés avec des fonctionnaires venus faire des photos » ; de son mari, déjà malade, qui fait une attaque. Et, par la suite, les amendes qui pleuvent, les tiroirs qui débordent de factures. Une fuite en avant. Puisque les permis de construire ne sont jamais délivrés, autant bâtir un étage lorsque la famille s’agrandit. Chez les Al Ragaby, comme chez nombre de Palestiniens, on fait comme on peut. D’autant plus que le père, Mohammad, 59 ans, ancien boulanger, ne peut plus travailler. La famille vit sur la pension d’invalidité et l’aide des enfants les plus âgés, dont certains vivent déjà ailleurs. Mohammad passe ses journées en visite à l’hôpital.

Sous prétexte de fouilles archéologiques
Al-Bustan, en réalité, fait partie de Silwan, un vieux quartier arabe de Jérusalem-Est, en contrebas de la vieille ville. En 2009, la municipalité de Jérusalem (la partie orientale est occupée depuis 1967), a publié son plan d’urbanisme. Celui-ci, comme le rappelle Gilles Devers dans son indispensable ouvrage Jérusalem-Est sous la protection du droit international (1), a été « en réalité initié par l’organisation de colons israéliens El-Ad. » Le processus est toujours le même. Sous prétexte de fouilles archéologiques, les autorités israéliennes décident de mettre la main sur l’ensemble d’une zone. En l’occurrence, ici, il s’agissait d’étendre les fouilles dans la soi-disant « cité de David » pour y construire un « parc biblique ». Ce plan prévoit l’appropriation de 70 % des terres de Silwan et a classé Al-Bustan en « zone ouverte », permettant l’expulsion de 88 maisons habitées par 1 500 Palestiniens.

« Je ne sais jamais si je vais retrouver la maison à mon retour »
En février 2022, les menaces se font réalité. La famille reçoit un ordre de démolition. Quand sera-t-il exécuté ? Mystère. Les recours en justice sont aléatoires et surtout coûteux. « J’ai peur pour les enfants », sanglote la mère. « S’ils détruisent notre maison, on ne saura pas où aller. À chaque instant, j’ai peur qu’ils arrivent et qu’ils abattent les murs. » Comme un défi, elle lance ce cri de désespoir à l’encontre des destructeurs israéliens : « Je les tuerai ou ils me tueront ! » Sa fille Narmin, 20 ans, part tous les matins travailler, la boule au ventre, dans une crèche. « Je ne me sens pas en sécurité, je vois des soldats partout. Je ne sais jamais si je vais retrouver la maison à mon retour. » Elle arrête de parler, pousse un soupir et tente un sourire pour arrêter les larmes qui gonflent ses yeux. « Tout ça affecte ma vie. J’ai toujours peur pour mes parents. J’ai perdu tout espoir. » Sa sœur Sadin, 15 ans, paraît plus insouciante. Elle a gardé un visage d’enfant quand celui de Narmin est déjà marqué. Sadin bondit presque pour dire qu’elle aime le sport, qu’elle voudrait être journaliste. Mais, au collège, dès qu’elle apprend que quelque chose se passe dans le quartier, elle appelle sa mère. « Elle peut me téléphoner dix fois par jour. » Sadin a peur. « Peur qu’on détruise notre maison, peur de perdre tous les cadeaux qu’on m’a offerts, peur qu’on casse mes baguettes avec lesquelles je joue de la batterie. »

Tout peut arriver, du jour au lendemain. Alors, la famille a rassemblé les documents importants (cartes d’identité, actes de naissance, de mariage…) et les a placés en sécurité. « Je veux vivre dans un endroit où, quand quelqu’un frappe à la porte ou si j’entends des pas, je n’ai pas peur », glisse Oum Rameh au moment du départ. Puis elle va se rasseoir près du poêle, dans l’incertitude.

Pierre Barbancey
L'Humanité du 14 mars 2023

(1) Éditions Erick Bonnier, 2022. 28 euros.

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