Tunisie : « Chaima Issa défend l’œuvre des libertés publiques accomplie par la révolution »

 

Dans une tribune au « Monde », l’écrivaine franco-tunisienne Hélé Béji réagit à l’arrestation, en pleine rue, le 23 février, de Chaima Issa, membre du Front de salut national, qui regroupe les opposants au « coup d’Etat » du président Kaïs Saïed.

Je suis triste, accablée qu’un gouvernement présidé par une femme (une première dans l’histoire moderne de l’Afrique du Nord) ait osé emprisonner une autre femme, Chaima Issa, avec ses compagnons d’infortune, pour avoir exercé les libertés que la révolution du 14 janvier 2011 en Tunisie lui avait gagnées.
Cette avancée majeure avait ouvert la promesse d’un nouvel imaginaire démocratique, où les femmes de toutes conditions, cheveux lâchés ou cheveux cachés, avaient défié le fanatisme de l’extrémisme religieux avec autant de courage qu’elles avaient combattu l’absolutisme séculier. Cette avancée semble aujourd’hui détruite.
Chaima Issa a la pétulance des femmes de Méditerranée, qui témoigne d’une énergie autre que simplement politique. Nombreuses sont celles qui, sans être engagées politiquement, ont subi l’oppression séculaire sous toutes ses formes, et l’ont combattue dans leur vie quotidienne, pour se délivrer non seulement de la domination masculine, mais de quelque pouvoir existant dont les maux sont l’injustice, l’inégalité, la maltraitance, l’ignorance. Au-delà de l’émancipation domestique des femmes, Chaima Issa défend l’œuvre des libertés publiques accomplie par la révolution.

Violence illégitime
Chaima, jeune femme moderne, semblable à tant d’autres, pleine d’entrain, ses beaux cheveux châtains tombant sur son cou rehaussé par les couleurs vives de ses écharpes, qui partage avec ses copines des textos sur les crèmes hydratantes ; Chaima, si sensible aux violences contre les droits humains, mais insensible aux intimidations ; Chaima, dont le désir démocratique a la séduction intrépide de sa vaillance, persuadée que l’air de liberté et de franchise qu’elle répand autour d’elle peut gagner les foules ; Chaima, dont la lutte est au-delà du féminisme, fidèle à la magnanimité séculaire des femmes, qui englobe aussi les hommes dans leur passion démocratique ; Chaima, figure joyeuse et téméraire des rassemblements pacifiques et de la dissidence antitotalitaire, a été arrêtée en pleine rue, assaillie par un brusque convoi de brigades sécuritaires, capturée dans une mise en scène qui fait la joie maligne des réseaux sociaux, digne des jeux d’arène de la Rome antique, où des chrétiens étaient jetés aux fauves pour amuser les foules.
Chaima Issa n’est pas seulement une prisonnière d’opinion. Son insolence, sa résonance, qui grandit dans le lâche silence des hommes (hormis ses camarades du Front de salut national), sa confiance en soi qui donne à ses discours un timbre clair et frais ; sa façon de braver les interdits, qui fut de tout temps la résistance des femmes même les plus archaïques ; son art de la parole que nos grands-mères possédaient naturellement, et qu’elle met au service d’un idéal universel dont l’instruction lui a transmis le flambeau ; tout cela s’anime en elle dans l’évidence de son visage souriant, ses yeux pétillants derrière ses lunettes cerclées de rouge qui ajoutent une touche de coquetterie espiègle à la rudesse masculine de la politique.
La violence illégitime de l’Etat a repris à Chaima la liberté d’expression que lui avait donnée la nouvelle démocratie. Ce coup d’arrêt a quelque chose de terrible, qui révèle l’atavisme obscur de l’Etat sous une façade moderne [Kaïs Saïed a gelé, le 25 juillet 2021, les activités du Parlement et démis de ses fonctions le chef du gouvernement].

Vite, derrière les barreaux !
A quoi aura servi ce modèle féministe, tant célébré par un Etat fier de ses lois d’avant-garde en faveur des femmes, si, après les avoir émancipées, on les flanque en prison pour leurs idées politiques ? L’avant-garde est tombée à l’arrière-garde. Les femmes sont rattrapées par les cheveux, ramenées plus bas que leurs travaux domestiques, malmenées comme de dangereux criminels qu’il faut châtier.
Les femmes battues ne le seraient pas assez. Vite, derrière les barreaux ! L’émancipation a des limites, tout de même ! Elles vont trop loin, elles pensent trop, elles parlent trop, elles bougent trop ! Après des décennies d’avancée sociale et juridique des femmes, la brutalité séculaire revient en force.
Je demande aux ministres femmes du gouvernement, non pas ce qu’elles en pensent au fond d’elles-mêmes – car j’ai du mal à croire qu’elles n’en éprouvent aucun malaise –, mais de réfléchir à ce que devient le sens de leur mission au service de l’Etat. Peut-on exercer dans ces conditions de hautes fonctions dans un Etat républicain, sans être soi-même privé de la liberté d’esprit qu’on ôte à ces concitoyens ?
Et vous, hommes « humanistes », qui vous vantez ad libitum du féminisme progressiste contre l’obscurantisme, pourquoi vous taisez-vous soudain ? Quelle race d’hommes s’honore de menotter une femme sans défense, pacifique, inoffensive, pour la simple raison qu’elle fait usage de sa liberté intellectuelle, au nom des principes de la révolution ?
Vous soupçonnez, dites-vous, Chaima d’alliance avec la « secte des ténèbres », le Front de salut national. De ce fait, elle serait sortie de votre « religion » moderne, elle en aurait épousé une autre, celle de vos ennemis, elle aurait trahi votre cause, elle ne serait plus votre semblable, elle ne pourrait plus prétendre aux mêmes droits humains que vous. Pour vous, elle est devenue une sorcière. Qu’elle brûle sur le bûcher, qu’elle disparaisse avec ses complices au fond d’une trappe que l’histoire a déjà refermée sur eux ! A entendre la clameur de hourras dans l’arène, on découvre que la lapidation peut prendre diverses formes dans la civilisation actuelle.

Héroïne des islamistes
Enfin, j’aimerais vous poser une dernière question. Comment expliquer que les islamistes du Front de salut national, ceux que vous considérez comme « fanatiques », tiennent aujourd’hui Chaima pour leur héroïne et se montrent ses plus ardents défenseurs ? Comment se fait-il qu’ils ne veuillent ni la voiler, ni l’enfermer, mais au contraire lui rendre par tous les principes du droit, la liberté que vous lui avez confisquée ? Ce sont eux qui manifestent devant la prison de Chaima, et pas vous. Pourquoi ?
Peut-être qu’ils partagent, mieux que vous, la passion de Chaima pour les droits sacrés imprescriptibles de la personne humaine, sans discrimination ; qu’ils sont bien plus que vous indifférents aux préjugés religieux ou antireligieux, islamiques ou anti-islamiques. Oui, ils ont reconnu en Chaima le visage de la dignité, de leur dignité, qui transcende les haines identitaires pour la cause de justice. La dignité humaine ne se reconnaît que dans une seule distinction politique, celle qui sépare la liberté de la servitude.

Hélé Béji
Le Monde du 24 mars 2023

Hélé Béji est une écrivaine franco-tunisienne, fondatrice du Collège international de Tunis, société littéraire et espace libre d’échange, et autrice, notamment de « Dommage, Tunisie. La dépression démocratique » (Tracts Gallimard, Paris, 2019).

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