Le grand argentier libanais, accusé de corruption, a été entendu par des magistrats européens, jeudi, à Beyrouth
Luxueuses propriétés dans le « triangle d’or » parisien, comptes dans les banques suisses, sociétés d’investissement au Luxembourg : des avocats et des militants anticorruption démêlent, depuis des années, l’écheveau de montages opaques réalisés, de paradis fiscal en paradis fiscal, avec l’aide de prête-noms et de facilitateurs, par le gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, et son entourage, pour se constituer un patrimoine de plusieurs centaines de millions d’euros en Europe.
Des pans entiers de cet empire financier occulte restent à dévoiler, mais le travail de ces militants est aujourd’hui conforté par les enquêtes de juges européens et libanais. Ces derniers suspectent que des dizaines de millions d’euros ont été détournés de la BDL, dont Riad Salamé tient les rênes depuis trente ans, et blanchis en Europe, dans ce qui pourrait s’apparenter à une nouvelle affaire de biens mal acquis.
A 72 ans, Riad Salamé a été entendu pour la première fois, jeudi 16 mars, à Beyrouth, par des juges français, luxembourgeois et suisses. L’audition, durant laquelle il a réfuté les soupçons de blanchiment d’argent, devait se poursuivre vendredi. Depuis 2020, des enquêtes préliminaires ont été ouvertes en Allemagne, en Belgique, en France, au Luxembourg, au Liechtenstein et en Suisse pour détournement de fonds publics, blanchiment d’argent, enrichissement illicite et évasion fiscale. « Le dynamisme et l’entraide judiciaire au niveau européen ont été d’une grande intensité. On peut en attendre une accélération des mises en examen » , estime Me William Bourdon, représentant l’association Sherpa qui a déposé une plainte contre X en France.
Eurojust, l’organisation de coopération judiciaire de l’Union européenne, a annoncé, en mars 2022, le gel de 120 millions d’euros d’avoirs – des propriétés et des comptes en banque – appartenant à Riad Salamé et à quatre de ses proches en France, en Allemagne, au Luxembourg, à Monaco et en Belgique. La justice helvète avait déjà gelé les avoirs de Riad Salamé et de son frère cadet, Raja. En juin 2022, les magistrats français ont prononcé une première mise en examen, visant Anna Kosakova, une Ukrainienne de 46 ans avec laquelle le gouverneur a eu une fille hors mariage, en 2005.
330 millions de dollars reversés
L’enquête ouverte au Liban, en 2021, a été entravée par des manœuvres dilatoires et des interférences politiques. Les responsables libanais ont fait bloc derrière Riad Salamé, pourtant conspué dans la rue pour avoir, par ses ingénieries financières, précipité l’effondrement économique de 2019, et encouragé, en toute hypocrisie, ses compatriotes à rapatrier leurs avoirs au Liban quand lui les plaçait à l’étranger. Le premier ministre, Najib Mikati, est intervenu pour empêcher des perquisitions de banques. Plusieurs mois se sont écoulés avant que la commission spéciale d’enquête auprès de la BDL, que Riad Salamé lui-même préside, autorise la levée du secret bancaire des comptes de son frère.
Les frères Salamé et Marianne Hoayek, proche collaboratrice du gouverneur, ont finalement été mis en examen par la justice libanaise, le 23 février, pour « faux et usage de faux, blanchiment d’argent, enrichissement illicite et évasion fiscale ». Mercredi, le service du contentieux libanais a déposé une plainte contre eux. La juge Hélène Iskandar a demandé leur arrestation, la saisie de leurs biens immobiliers et le gel de leurs comptes bancaires, ainsi que ceux de leurs conjoints et enfants mineurs, dans les banques libanaises et étrangères. La magistrate se serait constituée partie civile en France, une condition sine qua non pour que l’Etat récupère les avoirs qui seraient confisqués. La justice française s’est dite prête à activer un mécanisme d’aide financière pour payer un avocat représentant le Liban.
Cette accélération dans le dossier libanais « n’est pas fortuite ». « C’est le fruit de la pression internationale et du travail de la société civile au Liban et dans la diaspora qui a aidé et soutenu les juges encore indépendants dans le pays » , se félicite l’avocat fiscaliste Karim Daher. Et, selon lui, même si l’enquête libanaise se terminait par un non-lieu, cela ne devrait pas mettre fin aux procédures européennes : « Les justices européennes peuvent invoquer le précédent Teodorin Obiang [vice-président de Guinée équatoriale condamné dans une affaire de biens mal acquis en France] , si elles estiment que les charges sont solides et que la justice libanaise ne cherche qu’à disculper M. Salamé. »
Les ingérences politiques ont cessé. « Les soutiens dont Riad Salamé bénéficiait s’amenuisent de jour en jour. Même ses plus fidèles alliés, le premier ministre Mikati et le chef du Parlement, Nabih Berri, ont pris conscience qu’il y a un consensus au sein de la communauté internationale sur le fait que son maintien en poste à la fin de son mandat [en juin] serait problématique » , commente le politologue Karim Bitar.
Paris l’a lâché depuis longtemps, Washington il y a quelques mois. Le gouverneur de la BDL se voit en bouc émissaire et répète que son patrimoine est le fruit d’investissements licites réalisés à partir des 23 millions de dollars d’avoirs personnels qu’il détenait à son entrée à la BDL, en 1993 – composés de deux héritages et de ses émoluments passés à la banque d’affaires Merrill Lynch.
Les preuves rassemblées par les juges européens et libanais dessinent un tout autre tableau. Au cœur de l’affaire Salamé se trouve un contrat de courtage, passé en avril 2002, entre la BDL et Forry Associates, société enregistrée dans les îles Vierges britanniques et détenue par Raja Salamé.
En vertu de ce contrat, des établissements financiers versaient involontairement des commissions à Forry Associates chaque fois qu’elles achetaient ou vendaient à la BDL des certificats de dépôt, des euro-obligations et des bons du Trésor. La justice suisse a établi qu’entre 2002 et 2015 la BDL a reversé près de 330 millions de dollars sur le compte de Forry Associates à la banque HSBC, en Suisse. Riad Salamé rejette l’accusation de détournement de fonds, soulignant que ces commissions étaient payées par les souscripteurs de bons et non par la BDL.
Opérations d’empilage
Le fait d’avoir confié ce contrat à son frère cadet pose question. Dans une note de défense présentée par l’avocat parisien de Riad Salamé, M Pierre-Olivier Sur, en avril 2021, il est précisé que le gouverneur a confié à Raja Salamé la gestion de son patrimoine lors de son entrée à la BDL. Agé de 62 ans, ce dernier a fait carrière dans la gestion de grandes fortunes et l’hôtellerie, en France et au Liban, avant d’intégrer le conseil d’administration de Solidere, le géant immobilier libanais, en 2012.
Les juges européens doutent de la réalité même du travail effectué par Forry Associates. L’enquête libanaise n’a permis de trouver, selon le quotidien émirati The National, ni preuves de l’existence de la société ni liste de clients que Forry Associates aurait présentés à la BDL.
L’essentiel des commissions perçues par Forry Associates (plus de 250 millions de dollars) a été transféré vers le compte personnel de Raja Salamé à la banque HSBC, en Suisse. D’autres millions ont été placés sur les comptes qu’il détient dans d’autres banques helvètes : UBS, Credit Suisse, Julius Baer, EFG et Pictet, selon l’hebdomadaire alémanique SonntagsZeitung . L’enquête suisse a établi que Riad Salamé a reçu l’équivalent de 40 millions de dollars des comptes de Forry Associates ou de son frère en Suisse, par le biais des opérations successives d’empilage, destinées à brouiller l’origine des fonds. Des sommes ont aussi été versées à Marianne Hoayek, cette ancienne finaliste du concours de Miss Liban devenue, en 2007, à seulement 27 ans, le bras droit et la protégée de Riad Salamé à la BDL.
Une partie des commissions conservées par Raja Salamé (plus de 207 millions) a été transférée sur les comptes qu’il possède dans cinq banques libanaises : BankMed, Bank Audi, Banque Misr Liban, Crédit libanais et Saradar Bank. Les juges européens ont eu accès aux relevés de compte, lors d’une visite à Beyrouth, en janvier. Selon l’avocate Zena Wakim, de la fondation suisse Accountability Now, ils ont pu corroborer qu’une majorité des transferts réalisés ensuite de ces comptes étaient à destination du gouverneur de la BDL et de son réseau de facilitateurs. Les enquêteurs européens le soupçonnaient : ils avaient relevé une coïncidence entre les transferts effectués par Raja Salamé vers le Liban et les transferts de fonds effectués par Riad Salamé vers des comptes au Luxembourg et en Suisse.
La place financière helvétique joue un rôle central dans les montages de Riad Salamé. Selon le SonntagsZeitung, l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers mène des enquêtes préliminaires contre douze banques suisses qui auraient reçu plus de 500 millions de dollars supposément détournés par le gouverneur.
« Des plaintes se préparent »
Le Luxembourg semble, quant à lui, avoir eu les préférences de Riad Salamé pour la domiciliation de sociétés d’investissement. Au moins 50 millions d’euros ont transité par trois holdings établies dans le Grand-Duché pour acheter des propriétés luxueuses en Allemagne, en Belgique et au Royaume-Uni, selon le Luxembourg Times. Le nom de Nadi Salamé, fils du gouverneur, âgé de 30 ans, apparaît dans nombre des véhicules d’investissement et sociétés immobilières détenues par son père en Europe. Des sociétés offshore appartenant au clan Salamé ont aussi été identifiées dans les îles Vierges britanniques, au Panama, à Chypre et à Malte.
Avec l’Allemagne et le Royaume-Uni, la France est l’une des destinations favorites du gouverneur et de ses proches pour les placements immobiliers. Deux immeubles parisiens leur appartenant, d’une valeur de 16 millions d’euros, ont été saisis par la justice. Lors des perquisitions, en octobre 2021, les enquêteurs ont découvert qu’un étage de l’un de ses immeubles, au 66, avenue des Champs-Elysées, était loué par la Banque du Liban censée l’utiliser comme un centre d’urgence pour ses opérations extérieures. Or, la BDL n’a jamais obtenu l’autorisation de la Banque de France pour opérer un tel centre, selon Mediapart. Plus de 4,8 millions d’euros de frais de location ont néanmoins été payés à des sociétés liées aux frères Salamé, à Anna Kosakova et à sa fille, encore mineure.
Les noms d’une dizaine de proches du gouverneur, des facilitateurs, mais aussi des banquiers, des oligarques et des responsables politiques apparaissent dans les enquêtes européennes. « Ces enquêtes, aujourd’hui focalisées sur la personne de Riad Salamé, ne vont pas s’arrêter là, prédit Me Karim Daher. Des plaintes se préparent en France et ailleurs pour association de malfaiteurs : tous ceux qui sont coresponsables de l’effondrement financier et social du Liban seront, à terme, poursuivis. »
Hélène Sallon
Le Monde du 18 mars 2023
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