La livre libanaise a franchi le seuil symbolique de 100 000 pour un dollar sur le marché noir, mardi 14 mars. Une dépréciation qui frappe les Libanais privés de devises.
La coupure de 100 000 livres libanaises (LL), la plus grosse de la monnaie nationale, équivalait à un peu plus de 66 dollars avant la grave crise qui balaie le pays du Cèdre depuis l’automne 2019. Ce billet couvre aujourd’hui l’achat de deux sacs de grand pain arabe, aliment consommé quotidiennement. Mardi 14 mars, la livre libanaise a franchi le seuil record de 100 000 pour un dollar sur le marché noir. La détérioration se poursuivait, vendredi 17 mars.
Ce passage symbolique marque, aux yeux de nombreux commentateurs, la fin de vie de la monnaie nationale, qui fut pendant plus de vingt ans indexée sur le dollar à un taux fixe d’environ 1 500 LL. Celui-ci a été relevé, le 1er février, à 15 000 LL, restant très loin du taux parallèle autour duquel s’organise ce qui reste de l’économie (le produit intérieur brut s’est contracté à moins de 20 milliards de dollars), dépendante des importations.
« La livre meurt, et il n’y a pas eu une réunion du premier ministre [sortant, Najib Mikati] ou du ministre des finances sur ce sujet », accusait, mercredi, un éditorialiste sur une radio privée La dépréciation historique n’a pas donné lieu non plus à des manifestations, comme si la résignation ou l’accoutumance l’emportaient au sein de la société.
Fluctuation vertigineuse
Ceux, parmi les Libanais, qui ont accès à des devises, par leur salaire ou par des transferts envoyés par des proches dans la diaspora, ne sont pas touchés par cette chute. Elle pénalise, à l’inverse, les employés payés en monnaie locale, comme les fonctionnaires, dont plusieurs secteurs (au ministère des finances, dans les écoles publiques…) sont en grève. Leurs salaires ne valent désormais plus que quelques dizaines de dollars, selon leur échelon. La dégringolade de la livre augmente aussi la ponction exercée sur les épargnes des déposants, soumises, en outre, à des restrictions de retrait drastiques par les banques.
Depuis le début de la crise économique et financière qui balaie le Liban, le plongeon s’est fait par paliers, avec des accélérations. La nouvelle fluctuation, vertigineuse, s’est amorcée en janvier : le dollar s’échangeait encore autour de 42 000 livres libanaises, au début de l’année.
Des analystes lient ce dévissage à la « grève » des banques, qui a repris mardi. Le terme, impropre, ne désigne pas un mouvement social des employés, dont le nombre a fondu à la suite des licenciements massifs, contre leurs directions. Il s’agit d’une fronde organisée par l’Association des banques du Liban (ABL) pour protester contre des poursuites et des décisions judiciaires contre plusieurs établissements, qualifiées d’« arbitraires » par les patrons de banques. Ces derniers avaient déjà fermé leurs agences, en février.
La chute monétaire se produit sur fond de paralysie institutionnelle généralisée
Mais la descente aux enfers de la livre met surtout en évidence l’incapacité de la banque centrale à contrôler le marché. L’institution, dirigée par Riad Salamé, dont le mandat s’achève en juillet et qui fait l’objet de plusieurs enquêtes judiciaires en Europe et au Liban pour des soupçons de délits financiers, a, au cours des plus de trois années de crise, plusieurs fois manœuvré pour stabiliser brièvement la livre libanaise.
Mais ces stratagèmes semblent de plus en plus difficiles à trouver. Faute de données publiques, les Libanais doivent s’en remettre aux chiffres communiqués par le gouverneur de la Banque du Liban : Riad Salamé assurait, en novembre, que la BDL disposait alors de 10,3 milliards de dollars de réserves en devises. Ce montant équivaut environ au tiers de celui qui était dans les coffres avant la banqueroute du pays.
Fonte des réserves
La chute monétaire se produit sur fond de paralysie institutionnelle généralisée – le cabinet est chargé des affaires courantes depuis les élections législatives de mai 2022, le Liban est sans président depuis plus de quatre mois… Les établissements bancaires, eux, continuent de refuser de se déclarer en faillite.
En février, lors du précédent mouvement de protestation des banques, le premier ministre sortant, Najib Miqati, avait assuré que « la crise du dollar est politique » et que la livre libanaise reprendrait des couleurs en cas de stabilisation politique. Mais le scénario d’un accord n’est pas à l’ordre du jour, et il ne résoudrait pas le défi de la fonte des réserves de la banque centrale.
Depuis l’été 2022, une redollarisation de l’économie est parallèlement en cours. Derniers à entrer en lice pour afficher leurs prix en dollars, les supermarchés, qui affichent depuis ce mois à leur entrée le taux de change du moment. Ce mécanisme de calcul a déjà été adopté par les écoles privées, les hôpitaux, les restaurants… Il signe l’effondrement de la confiance dans la monnaie locale.
Laure Stephan
Le Monde du 17 mars 2023
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