Vladimir Poutine a ramené les Etats-Unis en Europe : la guerre d’agression que le président russe poursuit en Ukraine renforce l’Alliance atlantique. En revanche, la médiation réussie de la Chine dans le vieux conflit du golfe Arabo-Persique confirme le retrait de Washington d’un Moyen-Orient qui fut longtemps sa chasse gardée. Ainsi en va-t-il du jeu inattendu des grandes puissances au crépuscule de ce premier quart de siècle.
Il faudra s’y habituer. La Chine de Xi Jinping – qui vient d’être adoubé pour un troisième mandat à la tête de l’Etat-parti – se risque aujourd’hui sur des terrains qu’elle ne fréquentait guère. Les grandes aventures diplomatiques restaient le monopole des Américains et des Russes. Prudents, les Chinois, le plus souvent, suivaient la ligne du Kremlin, du temps de l’Union soviétique et après.
Mais voilà, dimanche 12 mars, la nouvelle est venue de Pékin : après deux ans d’un dialogue parrainé par l’empire du Milieu, Iraniens et Saoudiens ont décidé de reprendre des relations diplomatiques rompues en 2016.
Ce n’est pas rien. La République islamique d’Iran et la monarchie saoudienne se disputent la prépondérance sur la région depuis des années. Leur conflit relève d’une classique bataille de pouvoir entre superpuissances régionales. Il est vieux comme l’antagonisme entre Perses et Arabes. Recoupant la ligne de fracture qui traverse le monde musulman, le conflit se nourrit de la rivalité entre sunnites (la branche majoritaire de l’islam) et chiites (la branche minoritaire).
« Stratégie de l’opportunisme »
La théocratie saoudienne entend exercer son « leadership » sur le monde arabe sunnite. Appuyé par les émirats du Golfe mais aussi par Israël, Riyad s’attache à enrayer l’expansionnisme iranien en terre arabe. A la tête d’un pays majoritairement chiite, la République islamique d’Iran se veut la cheffe de file des minoritaires de l’islam. S’appuyant sur les communautés chiites du monde arabe, qu’elle a souvent armées, elle exerce une influence déterminante, et déstabilisante, dans la région.
Cette rivalité stratégique mine le Moyen-Orient. Elle entretient l’atroce guerre civile yéménite ; elle est au cœur des tourments du Liban ; elle est l’une des clés de la tragédie syrienne ; enfin, elle pèse sur l’avenir de l’Irak. Sans doute fallait-il un grand joueur de mahjong, en l’espèce Wang Yi, le maître de la diplomatie chinoise, pour réussir une médiation entre Iraniens et Saoudiens – médiation qui peut ouvrir la voie à un apaisement régional.
Mais, outre l’activisme diplomatique de la Chine, le comportement de l’Arabie saoudite dans cette affaire est aussi typique d’une autre tendance de l’époque. Il témoigne de cette façon qu’ont les puissances moyennes de s’émanciper de leur parrain – en l’espèce les Etats-Unis. Dans un Moyen-Orient atomisé – où l’Amérique n’est plus l’acteur dominant –, le prince héritier Mohammed Ben Salman, dit « MBS », exploite un jeu diplomatique à touches multiples.
Il s’appuie sur la Chine, concurrent stratégique des Etats-Unis, pour rouvrir son ambassade en Iran, ennemi juré de Washington, tout en comptant plus que jamais sur le Pentagone pour assurer la protection du royaume. Courant mars, militaires saoudiens et américains manœuvreront ensemble – après quoi, Riyad s’apprêterait, selon notre confrère L’Opinion , à commander de puissants missiles chinois antinavires ! En matière de realpolitik, le prince est un enfant de Machiavel.
Au grand dam de la Maison Blanche, « MBS » a conclu un partenariat avec la Russie pour soutenir les prix du pétrole. Il négocie avec les Américains sur un projet de développement du nucléaire civil dans le royaume, mais entretient une relation de confiance avec Vladimir Poutine. Toutes les occasions sont bonnes pour manifester un désir d’affranchissement de la vieille tutelle américaine – sans rompre une relation qui reste au cœur de la sécurité du royaume. Dans un entretien avec le site Le Grand Continent , Ghassan Salamé, politologue libanais et diplomate international, parle d’une « stratégie de l’opportunisme » .
Autre puissance moyenne, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan incarne à merveille cette diplomatie du coup par coup. Selon les sujets, Erdogan s’appuie tantôt sur l’une ou l’autre des superpuissances. Ici et là, il s’oppose aux Etats-Unis mais il n’entend aucunement quitter l’OTAN. Il cultive sa relation avec Poutine, mais, en Syrie, en Libye, en Ukraine ou ailleurs, il s’est opposé à la Russie.
La Chine s’est insérée dans un jeu moyen-oriental où le retrait relatif des Etats-Unis laisse une large marge d’action aux puissances moyennes locales – qu’il s’agisse de la Turquie, de l’Iran, de l’Arabie saoudite ou d’Israël. Plus encore que les Américains et les Russes, les Chinois ont un intérêt crucial à l’apaisement dans le Golfe : ils sont les premiers importateurs des hydrocarbures d’Iran et d’Arabie saoudite. L’affrontement irano-saoudien menace la sécurité énergétique de la Chine.
Le retrait des Etats-Unis est relatif : ils restent militairement la puissance étrangère la plus présente – et de loin – dans la région. L’impact d’une reprise des relations diplomatiques entre Téhéran et Riyad ne modifie pas à lui seul les politiques suivies par les deux théocraties du Golfe. Quel effet sur la montée en force du nucléaire iranien ? Quelles répercussions sur le front israélo-arabe établi pour faire face à la République islamique ? Concrétisé par les accords dits d’Abraham, en 2020, le rapprochement entre Israël, d’un côté, les Emirats arabes unis et Bahrein, de l’autre, va-t-il se poursuivre ? D’une rive à l’autre du golfe Arabo-Persique, les vents de sable ont déjà emporté nombre d’illusions.
par Alain Frachon
Le Monde du 17 mars 2023
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