Joe Biden, l’ami embarrassé d’Israël

 

Il a fallu attendre longtemps pour que l’administration Biden s’intéresse enfin à la dérive israélienne. Il a fallu des centaines de milliers d’Israéliens dans la rue, les critiques des pays arabes, la mobilisation inédite des juifs libéraux américains. Aujourd’hui, la relation bilatérale entre le président démocrate et Benyamin Nétanyahou, chef d’une coalition déportée vers l’extrême droite, atteint un creux historique. Washington peine à trouver les mots et à actualiser sa stratégie. C’est le revers d’une proximité presque familiale et de la primauté accordée à la géopolitique.
L’Etat hébreu se trouve au bord d’un infarctus démocratique. La coalition veut saborder l’autorité de la Cour suprême et se soustraire à toute forme de contrôle, causant des manifestations sans précédent. Il ne s’agit plus d’un conflit classique dans un pays polarisé, où la droite a imposé de longue date les questions identitaires au cœur du débat. Il s’agit du devenir même d’Israël, de la nature de son Etat, de la loi des hommes et de celle qui est prêtée à Dieu, de la transformation de l’occupation dans les territoires palestiniens en annexion. Soit des questions existentielles.
Dimanche 19 mars, lors d’un entretien téléphonique avec M. Nétanyahou, Joe Biden a rappelé l’importance des valeurs démocratiques et d’un consensus le plus large possible lors de « changements fondamentaux » . Le fait même qu’aucune invitation à la Maison Blanche n’ait été adressée à ce stade à M. Nétanyahou est un symbole fort, qui exaspère le leader du Likoud. Mardi 21 mars, dans un geste exceptionnel, la secrétaire d’Etat adjointe, Wendy Sherman, a convoqué l’ambassadeur israélien à Washington après la révision par la Knesset d’une loi de 2005 qui avait organisé le retrait des colons de quatre implantations dans le nord de la Cisjordanie.

Sans entrain
Mais, derrière ces messages, une forme de conservatisme domine du côté américain. Au-delà des valeurs proclamées en partage, Israël reste l’allié le plus proche, le plus fiable, le plus essentiel des Etats-Unis au Moyen-Orient. D’autant que le programme nucléaire iranien avance, que Riyad s’éloigne de Washington et que la Chine et la Russie promeuvent activement leurs intérêts. Cette priorité explique une forme de décalage entre le ton policé des officiels américains et l’intensité de la crise. Combien de fois peut-on se dire « très préoccupé » ?
Dans un communiqué publié fin décembre 2022, M. Biden se réjouissait encore à l’idée de travailler avec M. Nétanyahou, son « ami depuis des décennies » . A la recherche d’une immunité face aux enquêtes judiciaires, ce dernier est devenu l’otage consentant de l’extrême droite religieuse et nationaliste, ainsi que des ultraorthodoxes. Ce contexte inédit suscite une émotion à la hauteur du moment au sein des communautés libérales juives aux Etats-Unis. Aimer Israël ne signifie pas se taire sur ses dérives, par une sorte de loyauté de caserne.
L’administration Biden a apporté son soutien à la tentative de compromis politique promue par le président, Isaac Herzog, mais elle s’engage dans ces eaux glacées sans entrain, presque malgré elle. C’est encore plus évident sur la question palestinienne. Donald Trump avait offert des cadeaux inédits à la droite israélienne, avec le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, reconnue comme capitale, et la fin de toute condamnation des colonies. Joe Biden, lui, est sincèrement pro-israélien, un engagement forgé au fil des décennies. Cette intimité lui inspire aussi la conviction qu’il est vain de gaspiller du capital politique et du temps dans des causes justes mais perdues, telle la fameuse solution à deux Etats. Lui se veut pragmatique, et non rêveur. En outre, les paramètres politiques, des deux côtés, sont trop défavorables.

Gestion d’incendie
Dès lors, la Maison Blanche a réduit ses ambitions à de la gestion d’incendie. Lorsque les violences redoublent en Cisjordanie, à Gaza ou en Israël, Washington appelle à la désescalade avec des formules convenues, en attendant la prochaine montée des flammes.
Fin février, les Etats-Unis ont encouragé le sommet sécuritaire entre Palestiniens et Israéliens dans le port d’Aqaba, en Jordanie. Un rare épisode de dialogue direct. Israël s’est engagé à arrêter pendant quatre mois les constructions nouvelles dans les colonies. Quelques heures plus tard, M. Nétanyahou précisait sur Twitter : « Il n’y a pas et il n’y aura pas de gel. » Cet engagement a été pourtant renouvelé dimanche, lors d’une réunion au même format à Charm El-Cheikh, en Egypte. Une parole en hébreu, une autre en anglais : Nétanyahou louvoie.
En se contentant d’enregistrer les crises successives, comme un sismographe, les Etats-Unis prennent le risque de croire au caractère immuable du conflit et de ne pas saisir le changement d’ère en cours. L’exemple en a été, début 2023, la pression exercée sur l’Autorité palestinienne (AP) pour déployer des forces spéciales dans les camps de réfugiés de Naplouse et de Jénine, nids de groupes armés souvent autonomes. Une mission impossible pour le raïs, Mahmoud Abbas, affaibli et enfermé dans son palais, à la tête d’un système ossifié.
La dernière enquête d’opinion publiée, début mars, par le Palestinian Center for Policy and Survey Research dessine un paysage sombre. Le pessimisme palestinien ne cesse de s’accroître. Le soutien à la solution à deux Etats ne convainc plus que 27 % des personnes interrogées. L’AP n’a jamais été aussi décrédibilisée, une courte majorité des Palestiniens (52 %) estimant que son effondrement ou sa suppression serait dans leur intérêt. Le soutien à la constitution de groupes armés autonomes est très fort (68 %). Le pari américain d’un conflit sous cloche, en attendant des jours plus favorables, ignore l’effet de souffle. Et ce souffle est puissant.

Piotr Smolar
Le Monde du 25 mars 2023

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