Regards croisés - Correspondants de 2000 à 2003 et de 2018 à 2022, Luis Lema et Aline Jaccottet mettent en miroir l'expérience très différente qu'ils ont vécue pendant quatre ans en Israël et dans les territoires palestiniens
Depuis sa création, Le Temps raconte le conflit israélo-palestinien. Et ceux qui l'ont couvert n'ont cessé de réinterpréter les mêmes thèmes, déclinés différemment au fil des années. Le 18 mars 1998, le journaliste Serge Ronen, aujourd'hui décédé, relatait la colère des Palestiniens face aux incursions israéliennes en Cisjordanie. Arrivé dans la région en l'an 2000, Luis Lema y a presque immédiatement couvert la seconde Intifada, dont les violences l'ont suivi tout au long de son mandat de quatre ans. Et en 2018, c'est en racontant les violences des Marches du retour, ces manifestations massives contre l'occupation qui ont fait des dizaines de morts et de blessés à Gaza, qu'Aline Jaccottet a entamé son mandat. A l'occasion de nos 25 ans, nous mettons en perspective le conflit par les regards croisés de ces deux anciens correspondants dans la région: le premier dans les territoires palestiniens et la seconde en Israël, à quasi vingt ans d'écart.
L'arrivée sur place
Luis Lema (L. L.): Nous nous sommes installés en famille à Jérusalem en septembre 2000. A cette période, le « processus de paix » n'était pas encore totalement mort. Même si les négociations avaient capoté, certains continuaient à espérer la fin du conflit, tant entre Israël et les Palestiniens qu'avec les pays arabes. Pour rire, je disais que je serais le premier correspondant du Temps à prendre un train direct entre Tel-Aviv et Damas. Mais nous n'avions pas encore posé nos valises qu'un des chefs de l'opposition israélienne de l'époque, Ariel Sharon, entamait sa fameuse visite sur l'esplanade des Mosquées, le mont du Temple pour les juifs. L'ensemble Israël-Palestine s'est du jour au lendemain converti en un terrain de guerre. En une semaine d'Intifada (soulèvement), des dizaines de Palestiniens sont tués, près de 2000 blessés. On estime que l'armée israélienne tire en quelques jours plus d'un million de balles. Ensuite, l'arrivée des attentats suicides contre les civils israéliens finira de plonger la région en enfer pendant plusieurs années.
Nous habitions face à la vieille ville de Jérusalem, dans un quartier fondé par la bourgeoisie palestinienne chrétienne et aujourd'hui juif, appelé Musrara. Le centre de Jérusalem est un mouchoir de poche, et nous étions aux premières loges entre Juifs et Arabes. La rue qui longeait notre maison avait d'ailleurs reçu le surnom de « Kamikaze Avenue » tant elle était empruntée par les auteurs palestiniens d'attentats suicides. L'un d'eux s'est fait sauter devant le Lycée français où étudiaient mes enfants, pile à l'heure du début des cours. Nous vivions au quotidien les mêmes frayeurs que les Israéliens. Mais à cela s'ajoutait le fait que nos voisins juifs acceptaient très mal la présence d'un journaliste étranger. Revenant du front, après avoir partagé la douleur des Palestiniens à Ramallah, Hébron ou Naplouse, ou celle des Israéliens à Tel-Aviv ou à Netanya, je devais gérer les pneus crevés, les rétroviseurs arrachés ou les croix gammées gravées sur ma voiture par mes voisins israéliens. A chaque attentat palestinien, nous mettions nos enfants à l'abri par crainte de représailles.
Aline Jaccottet (A. J.): Au début de 2018, j'entame la correspondance pour Le Temps depuis un bled où il ne se passe pas grand-chose: Rehovot, au sud de Tel-Aviv, connu uniquement pour son Institut Weizmann pour la science où mon conjoint poursuit sa carrière. Rudes débuts en réalité, en raison du contraste entre ce que je vis et écris. Gaza a beau se trouver à moins de deux heures de route et les violences faire la une des chaînes d'info, Rehovot poursuit son train-train quotidien, comme le reste d'Israël d'ailleurs. Au fil des quatre ans que je passe en Israël, là puis à Haïfa dans le nord, ce décentrement du regard s'avère pourtant bénéfique: j'embrasse l'intimité d'une société que je n'avais jaugée qu'à l'aune du conflit lors de précédents séjours.
Benyamin Netanyahou était la première figure évoquée par Serge Ronen. Vingt ans et quelques jours plus tard, je parle toujours de « Bibi », toujours premier ministre. Il m'accompagnera inlassablement pendant quatre ans, entre les poursuites judiciaires dont il fait l'objet pour corruption et le marathon électoral dans lequel les alliances, qu'il verrouille pour rester au pouvoir, plongent le pays.
Il y aura aussi, comme pour tous les autres correspondants et de tout temps, d'innombrables violences dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, le déplacement de l'ambassade américaine à Jérusalem, les tentatives d'expulsion et l'échec du plan de paix de Donald Trump pour le Proche-Orient... Au début de 2020, un thème inédit s'ajoutera cependant à ma liste: la rigueur - effrayante ou exemplaire - de la gestion du coronavirus par Israël. Quelques mois plus tard. Pour la première fois de l'histoire du pays, le parti islamiste palestinien Raam, issu des Frères musulmans, entre à la Knesset, le parlement israélien. Avec l'arrivée des Arabes israéliens sur le devant de la scène, conjuguée à la présence écrasante de l'extrême droite, avant mon départ, le conflit israélo-palestinien connaît une évolution passionnante.
Destructions et rencontres
L. L.: Israël est suffisamment petit pour que les reportages de guerre puissent être faits dans la journée. Je pouvais côtoyer les chars d'assaut israéliens déployés devant les bureaux détruits de Yasser Arafat à Ramallah et rentrer juste à l'heure pour la sortie de l'école. Un épisode qui continue de me poursuivre, c'est celui du camp de Palestiniens de Jénine, dont une bonne partie a été réduite en miettes par l'armée israélienne. La vision était celle d'un tremblement de terre, avec quelque 140 immeubles d'habitation détruits. Il régnait un silence de mort. Des habitants cherchaient les cadavres de leurs proches dans les décombres, à mains nues.
A. J.: Je n'oublierai jamais ma rencontre avec Rivka et Boushra, dans la rue principale du quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem-Est, devenu le bastion de la lutte contre la politique d'expulsion israélienne des familles palestiniennes au profit de communautés juives. Alors que les tensions sont à leur comble, je parviens à entrer chez Rivka l'Israélienne juive avant d'aller chez Boushra, sa voisine palestinienne musulmane. Ces quelques mètres sont un univers: jamais les deux jeunes femmes ne se parleront. Avoir pu franchir cet espace pour raconter leurs histoires si profondément antagonistes a été une expérience profondément marquante.
Les mots, grenades dégoupillées
L. L.: Le climat de guerre de l'Intifada a fait ressurgir l'énorme émotion qui entoure ce conflit. J'avais pris le parti, comme certains de mes confrères, de sillonner la Cisjordanie et Gaza, donnant aux Palestiniens une présence à laquelle les lecteurs étaient, me semble-t-il, peu habitués. Or cela coïncidait avec un moment où Israël craignait grandement pour sa sécurité. Cette conjonction m'a valu des déluges de courriers de lecteurs offusqués. Plus généralement, le conflit israélo-palestinien place les médias face à la difficulté de traiter une information qui demande sans cesse à être longuement contextualisée. Jusqu'où remonter pour « expliquer » les origines d'une opération militaire ou d'un attentat? Mais il faut prendre aussi en compte le temps long de la dévastation que provoquent, pour les Palestiniens, l'usure et les humiliations quotidiennes. Enfin, restent les mots, qui sont dans ce contexte autant de grenades dégoupillées: colonisation, occupation, terrorisme, mur de séparation, crimes de guerre et, maintenant, apartheid et Cour pénale internationale...
Un avenir en abîme
A. J.: Pensé en 1948 comme un Etat à la fois juif et démocratique, Israël se trouve aujourd'hui à une croisée des chemins. En tentant de museler la Cour suprême, seul contre-pouvoir garde-fou de ce pays qui ne possède pas de Constitution, le nouveau gouvernement formé par Netanyahou exprime le paroxysme de la politique pro-religieuse et oppressive entamée lors du processus de colonisation de la Cisjordanie après la guerre des Six-Jours de 1967.
Si ce n'est pas pour les Palestiniens, c'est pour eux-mêmes que les Israéliens qui espèrent encore vivre en démocratie doivent se battre. Déchiré en deux alors que la démographie est favorable aux religieux, l'Etat d'Israël se trouve face à un autre vertige existentiel: celui du devenir des Palestiniens, qui ne pourront être maintenus pour toujours dans des limbes politiques et juridiques. A terme, il faudra trancher: être un Etat à majorité juive - il faudra alors se retirer des colonies - ou assumer le fantasme du Grand Israël - mais la moitié de sa population sera alors non juive? Des enjeux brûlants au vu des tensions extrêmes qui traversent Israël aujourd'hui.
L. L.: Aujourd'hui, on a tendance à tout ramener à la figure clivante de Benyamin Netanyahou. Mais bien avant son retour au pouvoir, tout était déjà en place: la colonisation à outrance des territoires palestiniens, le labyrinthe sans fin que constituait le prétendu « processus de paix », les incapacités de la direction palestinienne, les acrobaties israéliennes prétendant être à la fois un Etat juif et démocratique, ou encore la montée des ultranationalistes et du mouvement messianique, encouragés par les pouvoirs politiques israéliens.
En vérité, il y a bien longtemps que la « solution des deux Etats » apparaît comme une chimère, une simple feuille de vigne visant à cacher la réalité de l'évolution sur le terrain. Mais personnellement, j'avoue m'être totalement trompé sur un point bien particulier. Longtemps, j'ai pensé que le trop-plein d'attention internationale faisait partie du problème: il poussait les protagonistes à dramatiser leurs postures, à renforcer leurs positions, bref à les transformer souvent en caricatures d'eux-mêmes. Or, aujourd'hui cette attention internationale est tombée presque à zéro. Et cela n'empêche pas la situation de se dégrader à toute vitesse.
Le Temps du 18 Mars 2023
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