Israël : face à la contestation des militaires et de la société civile, « Bibi » reporte sa réforme de la justice

 

Une manifestante avec une pancarte représentant des photos de Benyamin Nétanyahou et le ministre de la Justice, Yariv Levin, lors d’un rassemblement contre le projet de réforme judiciaire à Jérusalem, le 27 mars 2023. © Photo Hazem Bader / AFP
Mobilisée depuis douze semaines contre la « réforme judiciaire » de Nétanyahou et son rêve de régime « illibéral », la société civile israélienne a reçu le renfort de nombreux militaires et de la centrale syndicale Histadrout. Lundi soir, le premier ministre a annoncé le report de l’examen du projet.

Benyamin Nétanyahou cherche à imposer une « réforme » judiciaire qui lui donnerait les pouvoirs d’un dictateur et transformerait Israël en régime illibéral, mais il a trouvé en face de lui, depuis douze semaines, une conjugaison d’oppositions inédites dans l’histoire d’Israël. Lundi, face à la montée de la contestation, le premier ministre a annoncé le report de l’examen du projet.
Dans une adresse télévisée après des consultations politiques avec certains partenaires de la coalition au pouvoir, il a annoncé que l’adoption définitive était reportée à la prochaine session parlementaire, qui doit s’ouvrir après les fêtes de la Pâque juive (du 5 au 13 avril). Il fait une pause et en échange, il accepte de financer la « garde nationale » réclamée par son ministre d’extrême droite de la sécurité, Itamar Ben Gvir. Et a appelé ses partisans à contre-manifester.
Depuis deux mois, la société civile a mené un combat d’une résolution et d’une ampleur historiques. Semaine après semaine, chaque week-end, les manifestants sont de plus en plus nombreux à occuper les rues, les places et les principaux carrefours. Des milieux d’affaires à l’université. Des artistes et intellectuels aux banquiers en passant par les défenseurs des droits de l’homme et les figures de proue de la diplomatie. Et des ingénieurs et techniciens de la « start-up nation » aux soldats chargés en principe de la défendre.
Oui, les militaires – ou plus exactement une partie des militaires israéliens – ont joué et continuent de jouer un rôle majeur dans cette insurrection pacifique de la société civile. C’est d’ailleurs le limogeage du ministre de la défense, Yoav Gallant, ancien commando naval devenu général des forces terrestres, qui a déclenché, dimanche soir, l’explosion de colère populaire qu’affronte aujourd’hui, le dos au mur, le premier ministre.
Député du Likoud, politicien à l’éthique contestée, mais conscient de l’ampleur croissante du mécontentement au sein de l’armée comme dans l’ensemble de la population, Gallant avait publiquement appelé au report de la réforme de la justice. Furieux d’avoir été désobéi par l’un de ses proches et, comme d’habitude, aveugle et sourd à tout ce qui lui déplaît, Nétanyahou a cru reprendre la main tout en étouffant la fronde qui germait au sein du Likoud en limogeant Gallant. C’est le contraire qui s’est produit.
Croyant la maîtriser par un acte d’autorité, il a attisé la colère de la rue. « Il est l’incendiaire en chef d’un gouvernement de pyromanes », a commenté son ancien ami et prédécesseur au poste de premier ministre, Naftali Bennett, alors que le chef de gouvernement sortant, Yaïr Lapid, actuel chef de l’opposition, l’accusait d’être « une menace pour la sécurité d’Israël ».
Car à peine annoncé, le limogeage de Gallant a jeté dans les rues, en pleine nuit, des dizaines de milliers de manifestants qui ont bloqué le périphérique de Tel-Aviv, provoqué une réunion d’urgence de la centrale syndicale Histadrout avec, au menu, un appel à la grève générale, lequel a débouché sur la fermeture de l’aéroport international de Tel-Aviv. Tandis que plusieurs dizaines de maires et de responsables de conseils régionaux se lançaient dans une grève de la faim près de la résidence du premier ministre, que les universités étaient fermées et que les formations de l’opposition appelaient à « une semaine de paralysie ».
Yoav Gallant ne l’aurait pas caché à ses collaborateurs et à ses proches : s’il a rompu la solidarité gouvernementale, au prix de son limogeage, ce n’est pas parce qu’il partageait les inquiétudes de l’opposition sur l’avenir de la démocratie en Israël. C’est parce que l’ampleur du mouvement de protestation au sein de l’armée lui a fait redouter, face aux menaces régionales que doit affronter Israël, une dangereuse vulnérabilité opérationnelle des forces de défense. Et une fracture, tout aussi périlleuse, de la conviction de vivre un destin commun qui, à ses yeux, serait un atout majeur de l’armée israélienne.

État de désobéissance
Ces problèmes, les « soldats rebelles » ne les nient pas. Les réservistes, qui informent par centaines leurs commandants d’unités qu’ils ne se rendront pas à la prochaine convocation pour un « milouim » (une période de service actif), ou les officiers, qui annoncent à leurs supérieurs qu’ils refuseront d’obéir aux ordres d’un régime non démocratique car ce serait violer, disent-ils, « [leur] serment, [leur] conscience et [leur] mission », savent tous qu’en agissant ainsi, ils affaiblissent l’armée. Car, comme le leur répète en vain l’état-major, ils érodent sa cohésion et réduisent ses capacités opérationnelles. Mais, aux yeux de ces militaires-manifestants, en ces circonstances, l’enjeu est trop important pour souffrir des hésitations ou des « états d’âme ».
Est-ce surprenant ? Non. Dans un pays de sept millions d’habitants qui a livré en trois quarts de siècle une demi-douzaine de guerres à ses voisins, où chaque citoyen – sauf s’il est ultraorthodoxe ou arabe – est, a été ou sera soldat, où l’armée est vécue comme le creuset idéologique de la nation, où le service militaire joue le rôle d’agent d’intégration majeur au sein de la société, les forces armées sont traversées depuis toujours par les mêmes courants et travaillées par les mêmes tensions et contradictions que l’ensemble du corps social. Comment s’étonner dès lors qu’un mouvement de révolte qui a jeté dans les rues jusqu’à un demi-million de manifestants puisse mobiliser aussi des milliers de mécontents parmi les 170 000 officiers et conscrits et les 465 000 réservistes de l’armée israélienne ? D’autant que les révoltes de soldats sont devenues dans le pays une sorte de tradition.
En 1948, peu après la création de l’État, David Ben Gourion s’était heurté à la résistance des unités de commando du Palmach avant de réussir à les intégrer dans la nouvelle Force de défense d’Israël. En 1973, après la guerre de Kippour, en 1982 et en 2006, après les deux guerres du Liban, des réservistes avaient appelé à la démission de l’exécutif. Par la suite, des militants proches de l’extrême gauche avaient à plusieurs reprises tenté d’inciter les soldats à ne pas servir en Cisjordanie tandis que l’extrême droite s’efforçait de les convaincre de ne pas participer au démantèlement et à l’évacuation de colonies. Mais dans les deux derniers cas, les protestations n’avaient pas mobilisé plus de quelques dizaines de manifestants.
On n’en est plus là. Désormais, ce sont des milliers de soldats, d’officiers, de réservistes, des unités les plus respectées et admirées de l’armée, et des milliers de membres en activité ou à la retraite des services de renseignement extérieur et intérieur qui se déclarent en état de désobéissance. Les premiers à manifester leur colère ont été 330 vétérans des unités spéciales du renseignement, qui ont signé et fait circuler, fin février, une pétition dans laquelle ils déclaraient qu’ils refuseraient de servir si le changement de régime se poursuivait sans faire l’objet d’une large discussion et d’un accord négocié. Quelques jours plus tard, ils étaient rejoints par 80 réservistes du Département de recherche du renseignement militaire, puis par 500 vétérans de l’unité 8200, chargée du renseignement électronique, et au moins 45 médecins militaires.
L’un d’entre eux, le lieutenant-colonel Yuval Horowitz, directeur, dans le civil, du département de néphrologie à l’hôpital Ichilov, à Tel-Aviv, a confié au début du mois les raisons de sa colère au quotidien Haaretz : « Nous, qui étions opposés à l’occupation, nous avons servi pendant des décennies sous des gouvernements de droite. Sous leurs ordres, nous avons fait des choses qui étaient clairement illégales. Nous avons utilisé des ambulances pour monter des patrouilles, nous avons assuré la sécurité des colons lorsqu’on nous le demandait car c’était notre devoir et c’était le gouvernement d’un pays démocratique qui l’ordonnait. Maintenant, tout est différent. Les dirigeants d’aujourd’hui ont fait descendre les “jeunes des collines”, ces colons souvent violents qui occupaient les avant-postes illégaux, jusqu’à la Knesset. Nous sommes face à des gens pour lesquels la nuit est le jour, et le jour, la nuit. La vérité est mensonge et le mensonge vérité. Ils sont le sel de la terre alors que les officiers qui ont consacré la totalité de leur vie à la défense de l’État sont traités d’anarchistes. Quelque chose de fondamental est devenu fou ici. »
Avec les mêmes arguments, ou en annonçant qu’ils refusaient les convocations de leur unité tant que le gouvernement chercherait à obtenir de la Knesset un changement de régime, d’autres officiers ou groupes de soldats se sont déclarés en état de désobéissance.

« Rebelles en uniforme »
Mais c’est au sein de l’armée de l’air, objet d’un véritable culte en Israël, que la « fronde » anti-Nétanyahou est sans doute le plus spectaculaire. Dans cette armée d’élite dont les effectifs et l’organisation sont secrets, et dont on sait seulement qu’elle possède près de 400 avions et 300 hélicoptères de combat, quelque 1 200 pilotes et navigateurs ont indiqué qu’ils ne seraient pas volontaires pour les missions qui leur seraient demandées si la « réforme judiciaire » de Nétanyahou allait à son terme. Une centaine d’officiers d’une unité spéciale de l’aviation – parmi lesquels on trouve deux anciens chefs d’état-major de l’armée de l’air – ont menacé de ne plus répondre « présent » aux convocations du commandement si le « coup d’État légal » du gouvernement se poursuit. Plusieurs dizaines d’équipages de « l’unité 669 » de « recherche et sauvetage » de l’aviation chargée de retrouver et de rapatrier les pilotes abattus en territoire ennemi ont adopté la même attitude.
Plus spectaculaire : la presse israélienne a rapporté qu’au sein de « l’escadron 69 », 37 des 40 pilotes et navigateurs ont prévenu qu’ils ne participeraient pas au briefing auquel ils avaient été convoqués le 8 mars pour pouvoir consacrer cette journée à une discussion sur la crise qu’affronte le pays. L’affaire a fait d’autant plus de bruit que « l’escadron 69 » basé à Hatzerim, aux portes du Néguev, et équipé d’une vingtaine de bombardiers américain F-15-I à rayon d’action allongé, conçus spécialement pour Israël par McDonnell Douglas, est l’une des unités de frappe stratégique de l’armée de l’air israélienne. Achetés à la fin des années 1990 dans la perspective d’une frappe sur les installations nucléaires iraniennes, ses avions ont participé en 2007 à la destruction du réacteur nucléaire syrien. L’un des anciens commandants du « 69 » est le général Tomer Bar, actuel chef d’état-major de l’armée de l’air.
Pris en sandwich entre l’obéissance aux ordres du gouvernement et la solidarité avec ses équipages dans la crise la plus grave que l’armée israélienne ait affrontée en temps de paix, le général Bar a dans un premier temps choisi de suspendre de ses missions de réserviste le colonel Gilad Peled : celui-ci n’appartient pas à l’escadron 69 mais a commandé une base de l’armée de l’air avant d’être versé dans la réserve, l’année dernière, et de devenir l’un des porte-parole des militaires en colère. Mais devant les réactions hostiles en provenance de l’ensemble de l’armée, le général Bar est revenu quelques heures plus tard sur sa décision pour restituer ses responsabilités de pilote de combat réserviste au colonel rebelle.
Lequel affirme n’avoir jamais été « le Che Guevara des manifestations militaires » et précise qu’il s’est contenté, « au sein d’un groupe d’officiers, de collecter les décisions prises par les multiples escadrons de l’armée de l’air, pour en rendre compte, et non de diffuser des consignes de désobéissance ». « Cet épisode, explique un officier supérieur à la retraite qui admet avoir signé l’un des premiers appels de militaires contre les « réformes » de Nétanyahou, illustre en fait le sentiment de panique qui s’est emparé de l’état-major à la découverte du niveau de colère de l’armée, et qui a gagné désormais le ministre de la défense et les politiciens autour de Nétanyahou. »
Loin de dissuader les aviateurs israéliens de rentrer dans le rang, l’aventure du colonel Peled a même eu l’effet inverse : il y a une semaine, 180 nouveaux pilotes, 50 contrôleurs de vol et 40 opérateurs de drones de surveillance et de combat ont refusé de participer à leurs missions d’entraînement, et 650 réservistes des renseignements de l’armée de l’air ont annoncé qu’ils boycottaient leurs convocations à des périodes de service actif. Les « rebelles en uniforme » de l’armée israélienne, il est vrai, ont des raisons de se sentir de moins en moins seuls.
Ni la participation croissante des militaires à une mobilisation de la société civile – elle aussi de plus en plus massive–, ni les appels des patrons des quatre plus importantes banques d’Israël à « arrêter immédiatement » cette « réforme qui transformerait Israël en dictature » ne semblaient cependant de nature à influencer Nétanyahou. Il ne paraissait jusqu’à présent obéir qu’à une seule préoccupation : se mettre au plus vite à l’abri des poursuites judiciaires engagées contre lui. Il avait écarté d’un revers de main la proposition de compromis du chef de l’État, Isaac Herzog, et traité avec la même désinvolture, avant de le limoger, le ministre de la défense qui lui suggérait de « geler » ses projets de réforme.
Après avoir laissé ses proches et ses communicants qualifier les manifestants – civils comme militaires – d’ « anarchistes », de « terroristes » et de « sionistes provisoires prêts à quitter Israël à la première occasion », il a tenté en vain de jouer la connivence avec les militaires « dissidents » en faisant publier par des journaux amis la photo en noir et blanc de sa carte d’identité militaire… Pour rappeler qu’il avait appartenu lui aussi à l’unité des forces spéciales Sayeret Matkal. Grossière, la manœuvre lui a coûté cher.
Benyamin Nétanyahou, les Israéliens le savent, revendique depuis qu’il est entré en politique, deux héritages. Celui, idéologique, de son père, Bension Nétanyahou, secrétaire de Vladimir Jabotinsky, théoricien du nationalisme sioniste, qui rêvait d’un grand Israël s’étendant sur les deux rives du Jourdain, de la Méditerranée aux frontières de l’Irak. Et celui, patriotique, de son frère, Yonathan, commandant de la Sayeret Matkal, tué à la tête de ses hommes, en juillet 1976, à Entebbe, lors du sauvetage des passagers d’un Airbus d’Air France détourné en Ouganda par des terroristes.
Ulcérés par son cynisme et la mobilisation abusive, dans ces circonstances, du héros national que fut son frère, une dizaine de survivants du commando d’Entebbe ont adressé au premier ministre une lettre cinglante dans laquelle ils lui rappellent que « Yoni », leur compagnon d’armes, a fait « consciemment le sacrifice de sa vie pour l’État d’Israël et le peuple d’Israël » alors que lui, « Bibi, est en train de sacrifier consciemment Israël et le peuple d’Israël à ses intérêts personnels ». Avant de lui faire observer que son père a « quitté Israël en 1939 [pour les États-Unis – ndlr] et n’est revenu qu’en 1949, lorsque la guerre d’indépendance était terminée ».
Son obstination, jusqu’à l’explosion de colère de dimanche soir, le prouve : le premier ministre n’a apparemment pas compris que pour une bonne partie des manifestants et aux yeux de nombreux observateurs, le mouvement de protestation, dirigé à l’origine contre ses projets de réforme judiciaire, est en train, avec le temps et au fil des manifestations, de s’élargir à une population différente, et à d’autres combats : contre les choix politiques, culturels, sociétaux, assumés depuis longtemps par l’électorat du chef du Likoud et endossés désormais par les formations d’extrême droite, nationalistes et religieuses réunies au sein de la nouvelle coalition et du gouvernement.
L’un de ces combats est la volonté d’en finir avec l’occupation des territoires palestiniens, un autre est la lutte contre le poids croissant de la religion au sein de la société. « Attendu depuis longtemps, le soulèvement des laïcs est enfin là, estime ainsi l’un des chroniqueurs de Haaretz. Pendant des décennies, nombre d’Israéliens l’ont espéré. Et voici qu’une majorité d’entre nous qui ne sont pas ultraorthodoxes, qui servent dans l’armée et envoient leurs enfants servir, qui sont opposés au financement par l’État de ceux qui étudient la Torah et sont dispensés de service militaire et de travail, se soulèvent. Ce moment est arrivé, même si personne n’en parle. » Cette dimension de la contestation – le soutien aux Palestiniens, un peu plus audible encore après le pogrom de Huwara et le ras-le-bol face aux privilèges des religieux – n’est pas dominante, c’est vrai. Elle n’en est pas moins réelle.

René Backmann
Médiapart du 27 mars 2023

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire