À Saïda, le système D chevillé au corps des Libanais.

 

Manifestation à Saïda contre la vie chère...
Chômage, pauvreté, faillite de l'état, corruption... Comme tout le Liban depuis la débâcle financière de 2019, aggravée par la double explosion au port de Beyrouth en août 2020, l'agglomération côtière s'enlise. Si l'expatriation est une solution pour les plus aisés, la plupart des habitants n'ont d'autre choix que de s'adapter, entre débrouille et esprit de solidarité.

Le téléphone de Nivine Hashisho vibre dans son salon d'Abra, une banlieue de la ville de Saïda, située à trente minutes de route au sud de Beyrouth. Son époux, Rani Osman, expatrié en Arabie saoudite depuis plus de deux ans, apparaît à l'écran. Kinda et Naji, les deux enfants de 10 et 14 ans, se blottissent contre leur mère pour cet instant « à quatre ». Ils se parlent comme s'ils ne s'étaient pas quittés : les petits bouts de quotidien, les devoirs, les rendez-vous avec les amis... Le départ à l'étranger de Rani Osman n'était pas dans les projets du couple. « Nous n'avons jamais voulu quitter le Liban et nous ne voulions pas que notre famille soit séparée », explique Nivine Hashisho, cadre dans une compagnie d'assurances. Mais son éloignement s'est imposé avec la tornade financière et économique qui s'est abattue sur le Liban depuis l'automne 2019. Les revenus de son compagnon, qui travaille pour une société spécialisée dans les solutions électriques, permettent au foyer de garder un niveau de vie confortable, soit de payer l'école privée réputée des enfants, l'équipement en panneaux solaires qui supplée la fourniture publique défaillante de l'électricité et même des voyages. Nivine Hashisho se considère comme une « privilégiée ».

« Je suis très entourée, par mes parents et mes amis, précise cette femme de 39 ans, mince et énergique . Et j'ai une relation très proche avec les enfants. Mais être seule avec eux est une responsabilité. On ne le mesure pas tant que l'on ne vit pas cette situation. Rani, c'est lui qui joue avec les enfants, c'est mon confident aussi. » Elle ignore quand il pourra rentrer de façon définitive. « Je préfère imaginer que mon mari est en mission pour quelques semaines. Est-ce du déni ou une façon de me protéger ? » Rani Osman retrouve les siens quelques jours chaque mois. Dans leur entourage, des amis ont fait le grand saut de l'émigration, mais en famille. Nivine Hashisho exclut de leur emboîter le pas, à moins d'un imprévu, comme une fermeture des écoles.

La difficile situation économique du Liban pousse les habitants à la débrouille. Une partie d'entre eux s'est adaptée. Ils incarnent la fameuse résilience chère à ce pays - même si depuis la double explosion au port de Beyrouth, en août 2020, beaucoup ne veulent plus entendre ce mot, tant il leur semble assimilé à celui de résignation. Née de l'effondrement du système financier, la crise s'est produite sur fond de corruption endémique et de tensions dans la région entre les États-Unis et l'Iran. Depuis plus de trois ans, les habitants doivent faire face à un appauvrissement sans précédent. Les chiffres sont sujets à caution au Liban, mais quelques indicateurs donnent une idée du plongeon. Le chômage a au moins triplé depuis 2019. Plus de la moitié de la population dépend de l'aide pour assurer ses besoins essentiels, et la proportion est encore plus élevée parmi les réfugiés syriens et palestiniens. L'expatriation des pères est l'un des mécanismes qui permettent à de nombreuses familles de vivre comme avant, ou presque. Le système D, déjà éprouvé lors de la guerre civile, entre 1975 et 1990, permet aussi de survivre. En 2021, les transferts d'argent des Libanais de la diaspora pour soutenir leurs proches ont représenté plus de la moitié du produit intérieur brut (PIB). La solidarité s'organise, au sein des familles comme des villages. Les aides distribuées par les partis politiques servent de filets pour certains. La manne internationale vient au secours des hôpitaux, des écoles et même de l'armée.

Aux ronds-points qui marquent les entrées de Saïda, de jeunes hommes agitent des liasses de livres libanaises. Ce sont des changeurs à la sauvette. Des clients en voiture se garent près d'eux : ils sont munis de dollars à convertir. Les devises constituent une planche de salut en temps de crise. La monnaie locale ne vaut plus rien et de nombreux prix, comme ceux de l'alimentation, sont calculés selon la valeur fluctuante du dollar au marché noir.

Le matin, dans des troquets du front de mer, des hommes âgés mangent du foul, un plat populaire à base de fèves, ou fument des cigarettes en buvant leur café. Dans la ville, tissu de béton moderne autour de vieux quartiers et de quelques terrains plantés d'arbres fruitiers, les poubelles s'amoncellent. Le ramassage des ordures est aléatoire, des garçons s'empressent de fouiller les déchets. Aux principaux carrefours, des bouchons se forment encore aux heures de pointe, mais la circulation n'est plus celle d'autrefois, compte tenu de l'inactivité et du coût de l'essence. Des parents serrent leurs enfants sur des motos, nouveau moyen de transport familial. Des attroupements de clients nerveux se forment devant les banques, qui ne reçoivent plus que sur rendez-vous, quand elles ne sont pas en grève.

« Depuis que je suis né, le Liban a traversé tant de guerres et connu tant d'instabilité ! Et nous voilà aux prises avec cette crise ravageuse. Mais les Libanais ont une pulsion de vie hors du commun », glisse, dans un sourire, Aymane Hallak, 41 ans, en tirant sur un narguilé. Il s'est lancé avec un partenaire et ami, Abed Azzam, dans une aventure un peu folle : reprendre, en pleine tempête économique, un restaurant de Saïda, le Zawat, situé face à la Méditerranée et au château de la Mer, vestige dont les fondations remontent à l'époque des croisés. Aymane Hallak a pu mener ce projet grâce à l'apport financier de son frère, installé en Arabie saoudite. Il a ouvert en octobre 2022 et compte une quarantaine d'employés. « C'est un investissement, mais c'est aussi une tentative de donner de l'espoir, de dire à notre génération que la solution à la crise n'est pas uniquement l'émigration », assure ce passionné de cuisine - même s'il ne touche pas aux fourneaux du Zawat. Amoureux de Saïda, où il a grandi, « une ville où il arrive que l'on partage encore son repas avec ses voisins », il rêve que ses enfants de 10 et 11 ans puissent rester y vivre . Leur éducation, en ces temps difficiles, est l'une de ses principales préoccupations.

Les fêtes de fin d'année ont été l'occasion de voir défiler, dans la grande salle vitrée du restaurant où résonnent des tubes de musique pop arabe, une clientèle libanaise expatriée, de retour au pays pour les vacances avec des dollars en poche, et quelques touristes étrangers. En ce début d'année, seules quelques familles « de l'intérieur » dégustent poissons et fruits de mer. Aymane Hallak se dit toutefois satisfait des premiers résultats depuis l'ouverture. Mais il ne veut pas vivre dans une bulle. La nourriture qui n'a pas été touchée est « donnée aux employés, pour leur propre usage ou pour qu'ils la redistribuent » . Les initiatives individuelles comme celles des associations se multiplient pour aider les plus pauvres, souligne-t-il. « Quelques figures richissimes de Saïda sont connues pour recevoir les plus démunis, depuis longtemps. Et d'autres démarches ont vu le jour. Sur un groupe Facebook, Saïda Youth, chacun peut poster des appels à la solidarité. Ainsi, un jeune homme qui dormait sur le front de mer a pu être logé pour un an, avec sa mère, grâce à une collecte d'argent des habitants. »

Ville à majorité musulmane, Saïda a l'habitude des grandes tablées dressées pour les plus pauvres durant le ramadan. En 2020, au début de la pandémie, une « cuisine populaire » a été ouverte et n'a, depuis, jamais fermé. Elle ne dépend pas d'une œuvre religieuse, mais d'une petite formation laïque de gauche, le Parti démocratique populaire, dirigé par Mohammed Hashisho, le père de Nivine. Celle-ci s'y rend parfois pour servir bénévolement les Libanais, Palestiniens, Syriens et autres migrants qui se pressent, boîte en plastique ou marmite à la main. Quelque 250 foyers de la ville reçoivent ainsi un repas chaque jour.

Le repli sur les cocons familial ou amical est une autre digue face à la crise. Longue chevelure foncée et visage serein, Alaa Rustom, 28 ans, a vu tous ses projets bouleversés par la dégringolade de son pays. Fraîchement diplômée en nutrition et diététique, elle a dû fermer son cabinet en 2020. Avec la crise, aggravée par la pandémie de Covid-19, les clients se faisaient rares et son loyer était devenu trop élevé. Depuis deux ans, elle seconde son père, Wafic, dans la bijouterie familiale, Aya Jewels, située dans une rue de Saïda où s'alignent les vitrines de colliers et de bagues en or. Quand elle était étudiante, Alaa Rustom n'y aurait jamais songé. « Je n'avais pas envie d'être derrière un comptoir toute la journée ni de gérer les relations avec les clients. » Mais cette solution lui est apparue comme une évidence. « Cela me donne une forme d'indépendance sur un marché où il n'y a pas d'offres d'emploi. » Elle a fini par prendre goût à ce travail, au point d'imaginer, quand la situation s'améliorera, « ouvrir une boutique de bijoux à Beyrouth ». En attendant, elle observe ses clients. « Des Libanais dépensent toujours sans compter. D'autres vendent jusqu'à leur alliance de mariage, mais personne ne peut soupçonner leurs difficultés, car ils s'efforcent de marcher la tête haute dans la rue. Et, chaque jour, des gens viennent me demander de l'argent, car ils ont faim. » Elle vient de remettre un billet à une quinquagénaire, qui sort de sa boutique : « Cette femme a besoin d'argent pour des soins médicaux », glisse-t-elle.

Au domicile de ses parents, où elle vit, près de Saïda, Alaa Rustom donne aussi des cours à des étudiants pour arrondir ses fins de mois. Si elle arrive à s'en sortir, elle ne voit pas pour autant dans l'adaptation actuelle de la société de quoi se réjouir. Son regard sur le pays s'est durci. « La crise a dévoilé la vraie nature des gens : les sincères et les opportunistes. » Diverses pénuries, de médicaments ou de carburant, par exemple, ont en effet été aggravées par des rétentions volontaires, provoquées par des acteurs puissants ou des petites mains avides.

Pour s'en sortir, certains cumulent deux métiers, parfois davantage. Les journées de Rana Khalifeh, 35 ans, coordinatrice de l'enseignement du français dans une école privée de Saïda, ressemblent à un marathon. Le matin, elle est à la Rafic Hariri High School, un établissement destiné aux familles aisées. Les frais de scolarité y sont passés d'environ 7 000 dollars (6 600 euros) par an à 475 dollars désormais, assortis d'une somme en monnaie locale : un montant dont les foyers qui ont accès aux devises étrangères s'acquittent facilement, mais qui est une gageure pour les autres. L'après-midi, Rana Khalifeh donne des cours privés, à domicile ou en ligne. « Avant la crise, ces revenus complétaient mon salaire, pour des extras, aujourd'hui, ils assurent le nécessaire », note-t-elle, assise dans un café proche de l'école. Son salaire est passé de 1 500 dollars avant la crise à 250 dollars, le reste est payé en livres libanaises. Mais la valeur de ce montant ne cesse de diminuer avec la dévalorisation de la monnaie . Les cours privés lui servent aussi à épargner pour son mariage et à s'octroyer quelques sorties, « en découvrant avec surprise, à chaque fois, des restaurants bondés ». L'une de ses élèves à distance vit au Qatar, trois autres sont à Beyrouth, mais leurs parents se préparent à quitter le pays. L'idée de proposer des cours en ligne aux enfants de la diaspora est venue à de nombreux enseignants, avec le développement du distanciel pendant la pandémie. L'habitude a été prise. La culture quasi obsessionnelle de la compétition, très ancrée chez les Libanais, a fait le reste. Rana Khalifeh poste régulièrement sur les réseaux sociaux des annonces destinées aux expatriés libanais dans le Golfe. « Les tarifs que l'on peut négocier sont plus élevés, même si les Libanais qui s'y sont installés dernièrement font plus attention. »

Combien de temps cette crise va-t-elle encore durer ? Dans son atelier, au premier étage d'un grand immeuble de Saïda, le couturier retoucheur Abou Joud ne se risque à aucun pronostic. Ce Syrien élancé de 34 ans aux traits juvéniles en a trop vu : originaire d'un faubourg de Damas, il a connu les premières années de la guerre en Syrie à partir de 2011 avant de fuir au Liban en 2014 « pour ne pas être enrôlé comme réserviste » dans l'armée, précise-t-il, penché sur sa machine à coudre. Au Liban, son exil n'a jamais été un long fleuve tranquille et, depuis 2019, il subit lui aussi les effets de la crise économique. Mais il met tout en œuvre pour nourrir ses deux enfants, en bas âge. Les clientes défilent dans son atelier, pour l'ourlet d'un pantalon, l'ajustement d'une jupe, la transformation d'un vêtement. La demande est telle qu'Abou Joud s'est mis à son compte il y a quelques mois. Il n'a pas un instant de répit, d'autant qu'il faut composer avec les heures d'électricité fournies par le générateur, mis au repos dès la fin de l'après-midi afin de limiter le coût de la facture. « Bien des gens n'ont plus les moyens d'acheter des vêtements neufs, alors ils arrangent ceux qu'ils ont », observe-t-il. Une jeune femme sort avec le pantalon qu'il vient de retoucher. Lorsqu'elle s'est enquise du prix, Abou Joud a refusé d'être payé : « Elle n'a pas d'argent. »

Repriser, réparer, fabriquer à la main : ces gestes ont repris de la valeur. Dans la vieille ville de Saïda, entrelacs de ruelles anciennes préservées et rénovées où vivent Palestiniens et Libanais, on entend des bruits de scies, de marteaux, de machines à coudre... « Avant, on travaillait par périodes, maintenant, c'est sans arrêt », confirme Emm Mohamad, une couturière native de Saïda, qui vit et travaille dans ces souks. « Il arrive même que l'on me demande de recoudre des chaussures », ajoute la sexagénaire aux cheveux voilés, un mètre sur l'épaule. Avec ses voisines, elle tient à cuisiner pour les démunis ou les malades, mais ne le fait plus qu' « une fois par mois, au lieu d'une fois par semaine auparavant » . Emm Mohamad ne se plaint pas et salue les passants qui frôlent les portes en bois de son atelier, grandes ouvertes sur la rue : « Les gens dans le quartier sont pauvres, mais au moins on vit ensemble. »

Laure Stephan
Le magazine du Monde du 10 mars 2023

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