À Kiryat Arba, laboratoire du sionisme religieux : « Ben Gvir nous représente tous ! »

 

La colonie Kiryat Arba vue d'Hébron. © MV
Aux abords de la grande ville palestinienne d’Hébron, la colonie juive de Kiryat Arba est le fief du nouveau ministre d’extrême droite de la sécurité, Itamar Ben Gvir, et une matrice de la colonisation en Cisjordanie.

KiryatKiryat Arba, Hébron (Cisjordanie).– C’est un minibus touristique comme on en trouve dans tous les pays du monde. Celui-ci est garé dans une rue sans charme de la colonie juive de Kiryat Arba qui domine la grande ville palestinienne d’Hébron. Mais le monument que les touristes sont venus visiter n’est pas visible immédiatement.

Il faut longer une allée et franchir un petit mur pour découvrir une imposante tombe de pierre blanche sur laquelle les passagers du minibus sont venus se recueillir et disposer des petits cailloux immaculés. L’homme ici honoré s’appelle Baruch Goldstein. Ce terroriste juif, disciple du rabbin suprémaciste et raciste Meir Kahane, est l’auteur du massacre du tombeau des Patriarches à Hébron en 1994. Il y avait tué vingt-neuf Palestiniens et blessé plus d’une centaine d’autres à l’arme automatique.

Baruch Goldstein a longtemps été la figure la plus célèbre de la colonie de Kiryat Arba, mais est en passe d’être détrôné par un autre habitant, le nouveau ministre d’extrême droite de l’actuel gouvernement Nétanyahou, Itamar Ben Gvir, auquel a été attribuée la sécurité intérieure, et donc la tutelle de la police et des prisons. Jusqu’à sa nomination comme ministre, Ben Gvir avait, dans son bureau, une photo de Baruch Goldstein.

Implantée à la lisière de la ville palestinienne d’Hébron, qui compte plus de 200 000 âmes, Kiryat Arba est réputée comme l’une des colonies les plus dures du pays. Peuplée d’environ huit mille personnes, elle ressemble visuellement à une banlieue américaine, avec ses maisons et immeubles alignés le long de routes que tout le monde emprunte, même pour parcourir quelques centaines de mètres, et qui mènent au cœur de la petite cité entourée de barbelés : une place ronde et moderne à colonnades, où l’on trouve la mairie, le supermarché et l’un des deux cafés de la colonie.

« Avant, nous nous retrouvions aussi à la piscine, explique Aaron, assis à une table du café. Mais les gauchistes de la Cour suprême nous ont obligés à la fermer. » La piscine de Kiryat Arba fonctionnait sur une alternance entre sexes : un jour les hommes, un jour les femmes, ce que la Cour suprême, au centre de la tourmente politique du pays en ce moment, a jugé inconstitutionnel. Plutôt que d’accepter cette décision, le conseil municipal a préféré ne plus ouvrir l’équipement, pourtant moderne. « Ces gens veulent qu’on soit comme en Europe, où il n’y a pas de pudeur et où l’on explique aux petits garçons qu’ils peuvent devenir des petites filles s’ils en ont envie », enchaîne l’homme de 75 ans, à la tête de son obédience loubavitch, un mouvement hassidique ultra-orthodoxe.

Avec sa longue barbe, sa chemise à carreaux et sa stature massive, ce Franco-Israélien originaire de Vittel (Vosges), qui vote « Zemmour en France et Nétanyahou en Israël », se présente comme « d’extrême droite, sans avoir la moindre honte à dire cela » : « Le problème en France, c’est précisément qu’il n’y a pas de véritable extrême droite. Moi, j’ai travaillé jusqu’à 72 ans dans le gardiennage de nuit et le bâtiment sans me plaindre. Et je pense que l’école est là pour transmettre des valeurs et des savoirs aux enfants, pas pour leur enseigner qu’ils peuvent changer de sexe n’importe quand. »

"La Cour suprême veut déjudaïser le pays, en faire le pays de tout le monde, et non le pays du peuple juif." ( Aaron, colon de Kiryat Arba )

Aaron est arrivé en Israël tardivement, à 50 ans, avec quatre enfants en bas âge. Il en a ensuite eu quatre supplémentaires, « dont trois font en ce moment l’armée pour nous défendre des terroristes ». Il a d’abord vécu à Ashkelon, au sud du pays, à quelques encablures de Gaza, puis dans la colonie de Betar Illit, majoritairement ultra-orthodoxe, pour les études des enfants. Maintenant qu’ils sont grands, il est venu habiter Kiryat Arba : « Les prix des logements sont raisonnables et c’est sans doute un des endroits les plus sûrs du pays, sourit-il. Les Arabes ne peuvent pas rentrer, sauf ceux qui viennent travailler dans nos maisons et avec lesquels ça se passe bien. »

« On devrait pouvoir vivre partout en Israël comme on vit à Kiryat Arba. J’espère que mon voisin Itamar Ben Gvir, maintenant qu’il est ministre, va pour cela réussir à mettre de l’ordre dans la police et l’armée, qui sont tenues par la gauche depuis la création d’Israël, soutient-il. La Cour suprême veut déjudaïser le pays, en faire le pays de tout le monde et non le pays du peuple juif, mais j’espère que le temps de cette élite est révolu. »

L’affrontement structurel entre le sionisme religieux, fusion de l’idéal sioniste avec l’idéal messianique, qui domine l’actuel gouvernement et dont Kiryat Arba est un poste avancé, et les manifestant·es qui se retrouvent chaque samedi pour protester contre la révolution institutionnelle voulue par le gouvernement, n’est cependant pas fondé sur des critères simplement religieux.

Il y a « de nombreux religieux parmi les protestataires », souligne ainsi Marius Schattner, auteur d’Israël, l’autre conflit – Laïcs contre religieux (André Versaille, 2008). « Et parmi les soutiens de la réforme visant à appliquer la peine de mort à toute personne convaincue d’activités terroristes, il y a le parti d’Avigdor Liberman, qui se trouve dans l’opposition. Mais c’est vrai que les ultra-orthodoxes se sont fortement droitisés depuis l’époque où j’avais enquêté pour mon livre. »

"Cette terre nous a été donnée. C’est dans la Torah. On ne peut pas changer les écrits." ( Eliaou, colon de Kiryat Arba )

La dynamique actuelle des sionistes religieux se fonde aussi sur une rancœur violente d’une partie des classes populaires vis-à-vis des élites ashkénazes qui ont longtemps dirigé le pays : « Regardez les manifestations de Tel-Aviv, c’est seulement la bourgeoisie qui participe, il n’y a quasiment aucun mizrahi », le nom donné aux juifs originaires du Moyen-Orient et du Maghreb, juge ainsi Eliaou. « Ben Gvir, lui, nous représente tous. C’est vrai qu’il est impétueux et ne pourrait peut-être pas devenir premier ministre, mais je le connais, il est comme nous, c’est un bon gars. L’élite qui a longtemps dirigé le pays veut faire d’Israël un pays comme un autre. Mais ce n’est pas un pays comme un autre. Cette terre nous a été donnée. C’est dans la Torah. On ne peut pas changer les écrits. »

Eliaou vit à Kiryat Arba depuis des années, est religieux sans être pour autant un ultra-orthodoxe. « Il n’y a pas que des religieux ici, insiste-t-il. Il y a des laïcs, des filles en minijupe et même des non-juifs », s’amuse-t-il, puisque la ville abrite aussi quelques russophones arrivés dans les années 1990, après la chute de l’URSS et avec un rapport parfois très lointain au judaïsme, le plus souvent pour profiter de logements moins onéreux que dans le reste du pays.

Lui est venu s’installer ici « parce que c’est un endroit où on sent qu’on est au cœur d’Eretz Yisrael ». « Je suis arrivé ici parce que j’en avais marre de simplement lire des histoires. Je voulais faire partie de l’histoire. Je me suis senti guidé jusqu’ici », affirme-t-il en se référant à la vision du « Grand Israël » s’étendant du fleuve Jourdain jusqu’à la mer Méditerranée.

« Quand on regarde ce que disent de nous les journalistes, on a l’impression d’être des violents. Mais moi, ce que je suis venu chercher ici, c’est une vie paisible, en harmonie avec mes convictions, dit cet homme fluet qui travaillait comme serrurier et porte une kippa noire, une barbe et des lunettes. À la base, on ne cherche à tuer personne, même si malheureusement les Arabes ne comprennent que la force. Chaque famille ici a un membre ou un ami qui a été tué par les terroristes. Mais sans nous, ils n’auraient même pas l’électricité. »

Kiryat Arba est le produit de la guerre des Six-Jours, en 1967. Juste au lendemain de celle-ci, un groupe de sionistes religieux conduit par le rabbin Moshe Levinger investit un hôtel dans la ville palestinienne récemment occupée. Pour les adeptes du mouvement messianique du Goush Emounim (« le Bloc de la foi »), il s’agit d’une revanche sur l’histoire avec le retour de la présence juive à Hébron, après le massacre de soixante-sept juifs hébronites en 1929, lors des révoltes arabes qui enflammèrent la Palestine du mandat britannique. En 1972, le gouvernement donne son feu vert à la construction d’une colonie : Kiryat Arba est née.

Mais, dès cette date, les colons ne se contentent pas de ce territoire et investissent le cœur historique d’Hébron, faisant de la cité la plus peuplée de Cisjordanie la seule ville palestinienne à être colonisée de l’intérieur, alors qu’ailleurs, par exemple à Naplouse, les colonies se concentrent le plus souvent sur les collines dominant les centres urbains palestiniens. Avec la Bible pour tout cadastre, ils bâtissent des immeubles aux allures de blockhaus, à proximité du tombeau des Patriarches.

L’enjeu de leur convoitise est en effet cet imposant bâtiment aux murs crénelés – mosquée d’Abraham pour les musulmans, caveau des Patriarches pour les juifs – abritant les cénotaphes d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de leurs épouses Sarah, Rébecca et Léa, figures bibliques reconnues et revendiquées par les juifs comme par les musulmans.

À la suite de l’assassinat de vingt-neuf musulmans en prière par Baruch Goldstein, le 25 février 1994, l’édifice a été divisé entre une mosquée et une synagogue. À l’image de la ville qui, depuis la signature du protocole d’Hébron en 1997, bénéficie d’un statut particulier. D’un côté, « H1 », la vibrante capitale économique de Cisjordanie administrée par l’Autorité palestinienne. De l’autre, « H2 », le centre historique et les quartiers accolés à Kiryat Arba, placés sous le contrôle direct de l’armée israélienne, dans lesquels vivent près de quarante mille Palestiniens soumis à de nombreuses restrictions, et où les voitures et les ambulances palestiniennes n’ont pas le droit de pénétrer. Près de huit cents colons, protégés par deux mille soldats, y cohabitent avec les Palestinien·nes dans un quotidien émaillé de violences.

Le territoire, quelques kilomètres carrés truffés de check-points et de barbelés, soumis à un couvre-feu quasi permanent pendant la deuxième Intifada, a été peu à peu déserté par les Palestiniens… 1 700 commerces ont baissé leurs rideaux en vingt ans tandis que plus de la moitié des habitations palestiniennes ont été abandonnées.

La rue Shuahada (« rue des Martyrs »), principale artère commerçante de la vieille ville, est désormais interdite aux Palestinien·nes. Pour les réalisateurs Idit Avrahami et Noam Sheizaf, auteurs d’un film documentaire récent remarqué et intitulé H2, cette rue constitue à la fois un concentré des enjeux du conflit israélo-palestinien et le « laboratoire de la colonisation », incarnant ce qui pourrait devenir le sort des autres villes palestiniennes sous le nouveau gouvernement Nétanyahou emmené par les ministres d’extrême droite Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich.

On assiste ainsi déjà, juge l’historien de Jérusalem Vincent Lemire, à une « hébronisation de Jérusalem ». Dans un contexte urbain « où on ne peut pas pratiquer le même type de colonisation que l’on pratique sur des collines de Cisjordanie, on grappille au fur et à mesure dans l’espace-temps palestinien, ici une heure de prière, là un bout de trottoir. Cela peut paraître anarchique mais, en réalité, tout cela converge, même si ce ne sont pas toujours les mêmes acteurs à la manœuvre ».

De l’autre côté des barbelés, au creux de la vallée de Wadi Al-Husain, des bicoques palestiniennes sont coincées entre la route des colons et les blocs immaculés de Kiryat Arba. Chèche sur la tête, Suleiman fait le tour du propriétaire d’un pas lent. Le tailleur de pierres à la carrure imposante est né en 1975 dans cette maison au toit de tôle entourée d’oliviers et d’amandiers en fleurs.

Les Abu Seifan se sont installés dans les années 1960 dans ce coin de campagne, au pied de ce qui n’était encore qu’une colline rocailleuse. « Puis elle a été aplanie à coups de dynamite et les premiers immeubles de la colonie sont sortis de terre », explique le Palestinien, qui vit avec une soixantaine de membres de sa famille, frères et cousins mélangés, dans ce vallon encaissé. Après une enfance passée à l’ombre de Kiryat Arba, Suleiman est resté dans la maison familiale pour y élever ses neuf enfants, malgré la proximité des colons : « Ce ne sont pas nos voisins comme ils le répètent à longueur de temps, mais nos ennemis. Qu’ils nous attaquent ou pas, ils sont toujours dangereux. »

Le quadragénaire a condamné depuis longtemps l’accès à sa petite oliveraie située en contrebas des barbelés qui le séparent de Kiryat Arba. Son toit de fortune est jonché de débris de verre et des grillages ont été posés pour se protéger des jets de pierre. « Ils nous balancent tout ce qui leur tombe sous la main du haut de la colonie, ça m’est arrivé de retrouver des antennes paraboliques sur le toit. C’est du harcèlement quotidien, surtout à la nuit tombée. Je ne laisse pas mes enfants sortir sans surveillance, j’ai trop peur qu’ils ne s’attaquent à eux. »

Une fine cicatrice entaille le coin de son œil droit : la marque d’une pierre reçue au visage il y a dix ans lors d’une des nombreuses descentes des colons au domicile des Abu Seifan. Son père et son frère ont, eux, été blessés par balle il y a quinze ans. Si la scène a été filmée par la famille grâce à une caméra prêtée par l’organisation israélienne de défense de droits des Palestiniens B’Tselem, leur plainte a été classée sans suite.

Dans cette zone qui cristallise toutes les tensions, les exactions des colons sont légion. Le Temporay International Presence in Hebron (TIPH) a ainsi recensé en vingt ans de présence des dizaines de milliers d’« incidents » entre Israéliens et Palestiniens. Constituée aux lendemains du massacre de 1994, cette mission civile s’en tenait à un strict rôle d’observation et, malgré la confidentialité de ses rapports, Israël a mis fin à son mandat en 2019.

« Avec l’arrivée de Ben Gvir au gouvernement, c’est encore pire. Avant, les colons avaient déjà le droit de porter une arme, contrairement à nous. Aujourd’hui, ils ont un permis de tuer. Alors on fait profil bas. D’autres partent », souffle Suleiman en pointant du doigt une habitation abandonnée à deux pas de chez lui. Lassés de la violence quotidienne et des restrictions d’accès, ses voisins ont deménagé il y a un an à peine.

À quelques encablures, trois immeubles qui dominent la route menant à la vieille ville d’Hébron sont désormais flanqués de drapeaux blanc et bleu. Des Palestiniens ont vendu récemment leurs maisons à des Israéliens. « Moi je resterai ici, coûte que coûte. C’est la terre de Dieu. Les juifs pensent qu’elle leur appartient, mais ils se trompent. C’est celle des musulmans », affirme le Palestinien dans un discours symétrique à celui tenu de l’autre côté des barbelés, mais avec une réalité urbaine qui se dérobe sous ses pieds.

Joseph Confavreux et Marine Vlahovic
Médiapart du 18 mars 2023

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