Le magistrat s’oppose au procureur général, qui tente de le récuser dans le dossier de l’explosion de 2020
Devant le palais de justice, des proches des victimes de l’explosion du 4 août 2020 dans le port de Beyrouth, soutenus par une poignée de militants et une vingtaine de députés de l’opposition, ont laissé éclater leur colère, jeudi 26 janvier. « On ne les laissera pas enterrer l’enquête. On veut la justice ! » , clame Nohad Abdo, tenant une photo de son neveu Jack Bazikian, tué à l’âge de 31 ans. Tous sont soudés derrière « leur » juge, l’opiniâtre Tarek Bitar, qui a rouvert l’enquête, lundi 23 janvier, après treize mois de blocage, faisant fi des recours en récusation qui le visent. Tous conspuent la décision du procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, de l’inculper en retour pour « rébellion contre la justice » et « usurpation de pouvoir », et de libérer les dix-sept personnes détenues depuis l’explosion.
La bataille entre les deux juges est loin d’être procédurale. La décision du juge Oueidate, dénoncée comme un « coup d’Etat politique, sécuritaire et judiciaire » par les familles des victimes, et contestée dans sa légalité par des experts, menace d’obstruer définitivement l’enquête. « Beaucoup de juges au Liban représentent des partis politiques et il y a beaucoup d’interférences dans la justice , commente Nizar Saghieh, directeur de l’ONG Legal Agenda. C’est un litige entre un juge qui a prouvé qu’il voulait travailler de façon indépendante et le ministère public, qui est à l’écoute des hommes politiques et des plus forts. Ce dernier n’a pas coopéré pour trouver les preuves et entendre les accusés. Laisser les juges en première ligne est moins coûteux pour les politiciens. »
Menaces directes
Honnie par une majorité de Libanais pour son rôle dans le naufrage économique du pays, la caste au pouvoir tente d’échapper à ses responsabilités dans la tragédie du 4 août. D’anciens ministres, des responsables du port, et désormais des représentants de la sécurité et des magistrats dont… le juge Oueidate lui-même, sont poursuivis par le juge Bitar pour « homicide volontaire » pour avoir laissé dans le port, sans précaution, pendant des années, plusieurs centaines de tonnes de nitrate d’ammonium, dont l’explosion a fait 218 morts. Des hommes politiques ont invoqué l’immunité parlementaire pour refuser d’être entendus. Le mouvement chiite Hezbollah a pris la tête d’une campagne visant à destituer le juge. Des menaces directes lui ont été adressées. Des familles de victimes sont intimidées pour se désolidariser du magistrat.
L’enquête est, depuis décembre 2021, suspendue à une quarantaine de recours en récusation du juge. « L’assemblée générale de la Cour de cassation n’est pas à même de les trancher à défaut de quorum, or, les responsables politiques refusent de signer les décrets de nomination… » , précise Nizar Saghieh. Le subterfuge a servi dans d’autres affaires de corruption et celle visant le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, ajoute l’avocat, qui dénonce « l’aberration d’un système de plus en plus proche de l’impunité totale » . Le juge Bitar n’a, en conséquence, pas pu communiquer des éléments du dossier aux deux magistrats français qui l’ont rencontré à Beyrouth, le 18 janvier. Une enquête a été ouverte dans l’Hexagone après la mort de deux Français dans l’explosion.
Tarek Bitar a repris le dossier, en invoquant une interprétation de la loi qui l’y autorise. Il a choisi d’ignorer la contre-offensive lancée mercredi par le procureur, au motif qu’elle est sans fondement juridique. Non seulement Ghassan Oueidate est désormais inculpé pour avoir supervisé, en 2019, une enquête des services de sécurité sur des fissures dans l’entrepôt où était stocké le nitrate d’ammonium, mais il s’était déjà dessaisi de l’affaire du fait d’un lien de parenté avec l’un des accusés, Ghazi Zeaïter, proche du parti chiite Amal. Il n’avait pas autorité pour ordonner la libération de prévenus mais il a fait libérer, entre autres, Ziad Aouf, le chef de la sécurité du port de Beyrouth, qui détient la nationalité américaine. Sitôt sorti, ce dernier s’est envolé aux Etats-Unis sous escorte d’employés de l’ambassade. Selon son avocat, Washington avait menacé le Liban de sanctions pour « détention illégale ».
Après l’avoir accusé d’être « politisé » , les détracteurs du juge Bitar le dépeignent aujourd’hui en fou. Plusieurs voies sont explorées pour l’écarter du dossier, dont la nomination d’un nouveau juge par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et le ministre de la justice. Le président du CSM, Souheil Abboud, y est opposé, au nom de la séparation des pouvoirs. La réunion qui devait se tenir jeudi à ce sujet, avec les manifestants aux fenêtres, a été reportée faute de quorum. « On est venus dire aux juges que le 4 août 2020 ne peut pas passer ainsi. Tous les responsables doivent aller en prison, sinon on ne pourra pas construire la justice » , commente le député Michel Doueihy, présent parmi la vingtaine d’élus sur place.
Tarek Bitar se dit déterminé à aller au bout de l’enquête. « Je vais publier l’acte d’accusation, que je sois chez moi, à mon bureau ou en prison » , a-t-il martelé, jeudi soir, sur la chaîne Al-Jadeed. Sa ténacité impressionne les avocats et les familles des victimes, qui craignent pour sa vie. « Il faut épuiser tous les recours au Liban, démasquer tout le système pour le réformer, mobiliser et encourager ce juge prêt à se battre, sinon rien ne changera jamais » , plaide l’avocat Nizar Saghieh. Pessimistes sur l’issue de l’enquête, des familles de victimes, soutenues par des ONG telles qu’Amnesty International et Human Rights Watch (HRW), appellent à une enquête internationale indépendante sous l’égide du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Selon HRW, l’opposition de la France est le principal obstacle à son lancement.
Hélène Sallon
Le Monde du 28 janvier 2023
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