Neuf Palestiniens sont morts dans l’attaque du camp de réfugiés, la plus sanglante depuis deux décennies
Neuf morts et au moins vingt blessés. Le camp de réfugiés de Jénine a subi, jeudi 26 janvier, le raid le plus violent mené par l’armée israélienne depuis deux décennies en Cisjordanie. L’attaque lancée par l’Etat hébreu contre des militants du Jihad islamique clôt un moispendant lequel plus d’un Palestinien est mort chaque jour, tué par l’armée ou des colons. Elle marque une accélération de l’opération militaire lancée au printemps 2022, censée briser une insurrection armée naissante, qui a évolué en répression massive à travers toute la Cisjordanie.
Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, largement impuissant dans cette séquence, a annoncé la rupture des accords de coopération sécuritaire qui le lient à Israël. Un geste lourd de conséquences, s’il est appliqué. Dans la nuit de jeudi à vendredi, des roquettes ont été tirées depuis la bande de Gaza en représailles, suscitant en retour des frappes israéliennes contre un camp des islamistes du Hamas et un centre de fabrication de roquettes.
A Jénine, où l’armée intervient chaque semaine depuis un an, le seul élément de comparaison partagé par chacun, c’est la destruction du camp par l’armée, durant la deuxième Intifada, en 2002. Une opération qui avait coûté la vie à 52 Palestiniens, dont une vingtaine de civils, et 23 soldats israéliens. Jeudi, les premiers tirs ont retenti vers 7 heures du matin. Des unités d’élite israéliennes étaient déjà présentes dans le camp. Les Brigades de Jénine, une formation qui regroupe toutes les factions armées locales, en repèrent une, à bord d’un camion bleu de la laiterie Jneidi. Dans le quartier Hawasheen, accolé à l’hôpital Khalil-Suleiman et au centre-ville, un guetteur de ces brigades est tué. Ezzeddin Salahat, un membre de la police militaire de 22 ans, s’affichait depuis un mois publiquement au sein de la résistance, selon son frère aîné, Ammar. Son père, sous-officier au sein de la garde présidentielle à Ramallah, le siège de l’Autorité palestinienne, déplorait qu’il ait pris les armes contre Israël, mais il laissait faire.
Les blindés pénètrent alors derrière au moins un bulldozer, qui dégage les chevaux de frise disposés durant la nuit par les brigades en travers des rues. Ils se fraient un passage jusqu’au cœur du camp. Fait rare : l’armée a beau pénétrer sans cesse à l’intérieur, elle rechigne à s’engager jusque dans les profondeurs de ces ruelles, où la résistance ne cesse de se densifier.
Les blindés gravissent une ruelle en pente, passent sous les hauts draps que les combattants ont tendus pour bloquer la vue des snipers israéliens. Ceux-ci prennent position les premiers sur les toits, autour d’une maison située dans les premiers contreforts de la colline à laquelle le camp s’adosse. Les combattants palestiniens font couler dans la pente quantité d’huile noire, censée gêner les véhicules militaires. Après leur départ, ils épongeront en versant du sable. L’armée encercle la maison de Ziad Sabbar, de sa grand-mère et de sa tante, Abir. Agé d’une petite vingtaine d’années, Ziad est un enfant du Fatah, le parti au pouvoir. L’unique fils d’un commandant tué durant la deuxième Intifada. Le neveu d’un ancien prisonnier en Israël, aujourd’hui principal contact des agences des Nations unies dans le camp. Le garçon se rend vite aux militaires avec sa tante, tandis que d’autres occupants se barricadent à l’intérieur.
Ces assiégés sont trois frères et un ami d’enfance. Originaires du village voisin de Burqin, Ahmad, Mohammed et Nour Ghneim appartiennent au Jihad islamique, formation militaire à la pointe de l’insurrection en cours, qui n’aspire pas au pouvoir. Depuis trois semaines, ils ont suivi dans la clandestinité leur ami Mohammed Sobh. Ils ont quitté femmes et enfants, ne répondent plus au téléphone. La veille au soir, ils sont discrètement rentrés à Burqin pour dîner avec un ami, avant de regagner leur planque à Jénine.
« C’était une exécution »
Vers 7 h 30, jeudi, un officier israélien appelle leur mère, au village. « Il lui a demandé de les convaincre de se rendre, sinon il promettait qu’elle ne les reverrait plus » , raconte un quatrième membre de la fratrie, Shadi. La mère se précipite à Jénine. Vers 8 heures, elle bute sur un barrage israélien à l’entrée du camp. Les soldats ne la laissent pas passer. L’armée a bloqué toutes les entrées. Les brigades la harcèlent. Les forces israéliennes doivent faire venir des renforts. Ses snipers paraissent omniprésents. Vers 8 heures, l’un d’eux tire sur Abdallah Al-Jboul, 17 ans. Fils d’un mécanicien, il devait passer son bac cette année. Son cousin Mohammed, étudiant infirmier, a tenté de lui porter les premiers secours.
« Par loyauté au camp » , ce dernier s’active depuis un an au sein de la Société palestinienne de secours médical. A chaque incursion de l’armée, ils sont quelques dizaines d’habitants, médecins et infirmiers volontaires, à intervenir les premiers, au prix de graves dangers. La semaine dernière, un enseignant de 55 ans a été tué par un sniper, alors qu’il tentait d’aider un combattant blessé sur le pas de sa porte. Mohammed dit avoir été lui aussi visé à plusieurs reprises. « Les autres m’ont crié de m’écarter. Je l’ai fait. Nous avons appelé une ambulance. Elle n’a pu arriver qu’une demi-heure plus tard. » Le jeune Abdallah s’était vidé de son sang. « C’était une exécution. Nous aurions pu le sauver, mais [les Israéliens] nous en ont empêchés », dit Mohammed.
Un peu plus tard, il a tenté de porter secours à une femme, Majda Obeid, qui est morte à 61 ans de ses blessures. « Une balle a traversé son torse et est ressortie par l’arrière de la tête. Elle était assise chez elle. » Selon le gouverneur de Jénine, Akram Rajoub, « les secours n’ont pu emporter que deux victimes durant le raid, elles sont arrivées décédées à l’hôpital. Les Israéliens ont empêché les autres ambulances d’entrer, comme durant le précédent raid, la semaine dernière. Certains blessés auraient peut-être pu être sauvés sans cela ». De la maison où les trois frères Ghneim se cachaient, au centre du camp, il ne reste plus grand-chose. L’armée dit avoir fait sauter des explosifs disposés par les assiégés au rez-de-chaussée, dont les murs ont volé en éclats. Un pan entier de la maison s’est effondré à l’arrière. Les soldats ont tiré au missile antichar sur l’étage supérieur. La carcasse de métal d’un canapé entièrement brûlé dans les gravats atteste de la violence de la déflagration. A l’hôpital, Shadi Ghneim peinera à reconnaître le corps carbonisé de son frère cadet, Nour, dont la jambe droite a été arrachée. Ahmad est mort lui aussi. Mohammed est grièvement brûlé.
L’armée intensifie ses opérations
En début d’après-midi, trois morts originaires du camp ont été enterrés au cimetière des « martyrs », à côté des victimes de la semaine dernière. Ce vaste carré de murs chaulés, bâti en 2019, est déjà presque plein. Deux autres trous ont déjà été creusés, pour le cas où des blessés succomberaient. Des jeunes viennent de Tulkarem (nord) pour leur rendre hommage. Au soir, au club social du camp, on croise « Abou Hamzeh » et d’autres membres des Lions, groupe insurgé de Naplouse, partenaire des Brigades.
A l’entrée du village de Burqin, la famille Ghneim rend hommage à ses morts dans un hall festonné de drapeaux jaunes du Fatah, le parti de leur père, général au sein des Forces de sécurité nationales, l’embryon d’armée palestinienne. Sami est un pur produit du Fatah : il a suivi Yasser Arafat lorsqu’il a dû fuir Beyrouth, durant la guerre civile libanaise, en 1982. Il a vécu en Iraq, a intégré le quartier général de sa force à Ramallah en 1996, après les accords de paix d’Oslo.
Depuis le 17 janvier, il est emprisonné en Israël. L’Etat hébreu « voulait faire pression à travers lui sur ses fils, pour les contraindre à se rendre » , raconte leur frère, Shadi. Selon leurs amis et l’armée israélienne, les trois frères, anciens policiers, ex-prisonniers en Israël, avaient mené des attaques contre des points de contrôle militaires et contre des colons en Cisjordanie.
De telles trajectoires familiales sont monnaie courante. On ne compte plus le nombre d’enfants de responsables de sécurité du Fatah qui, constatant l’échec de leurs pères, plongent dans la lutte armée au sein du Jihad islamique. Cela embarrasse le parti au pouvoir. Cela peut aussi expliquer en partie la vive réaction du président Mahmoud Abbas, dans l’après-midi. Sa promesse de rompre la coopération sécuritaire – ce n’est pas la première – a paru creuse à bien des habitants de Jénine. Il l’a déjà fait, en 2020, lorsque le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, s’apprêtait à annexer des territoires occupés en Cisjordanie. Depuis le retour de ce dernier au pouvoir en décembre 2022, son gouvernement présente l’annexion des territoires comme un acquis : il ne prétend plus que leur occupation, en vigueur depuis la conquête de 1967, est temporaire. Les membres d’extrême droite de sa coalition souhaitent détruire ce qu’il reste de l’Autorité palestinienne.
Ces tiraillements promettent de compliquer la visite du secrétaire d’Etat américain Antony Blinken en Israël et dans les territoires, prévue à partir de lundi. Les autorités israéliennes ont affirmé que ce raid, en dépit de son lourd bilan, ne marquait pas une accélération durable de ses opérations, ni un changement de politique. Cependant, le fait est que l’armée intensifie ses opérations. Avant le début du ramadan, fin mars, elle entend arrêter le maximum d’insurgés et confisquer le plus d’armes en Cisjordanie. Elle prévoit des provocations de ministres d’extrême droite sur les lieux saints de Jérusalem. Et elle cherche à endiguer par avance la réponse des militants palestiniens.
Louis Imbert
Le Monde du 28 janvier 2023
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire