Voir et entendre « La voix de Hind Rajab », au-delà d’un film sur une enfant tuée à Gaza

 

L’équipe du film « La voix de Hind Rajab », dont la réalisatrice Kaouther Ben Hania, à la droite de l’acteur Motaz Malhees (qui tient le portrait de Hind), au festival du film de Venise (Italie), le 3 septembre 2025. TIZIANA FABI/AFP
L’œuvre exceptionnelle de Kaouther Ben Hania est moins un film sur Gaza et Hind Rajab, assassinée par des chars israéliens, qu’un film sur notre impuissance individuelle et collective à entraver l’horreur du massacre, analyse l’historien Jean-Pierre Filiu dans sa chronique.
Hind Rajab, née le 3 mai 2018 à Gaza, est donc âgée de 5 ans le 29 janvier 2024. Ce matin-là, l’oncle chez qui elle réside à Tel Al-Hawa, au sud-ouest de la ville de Gaza, décide de fuir avec sa famille les bombardements israéliens de plus en plus intenses sur leur quartier déjà dévasté.
L’oncle et la tante de Hind, ainsi que quatre de ses cousins, s’entassent avec elle dans une Kia noire. Leur intention est de fuir vers le Sud et le corridor de Netzarim, cette trouée que l’armée israélienne a percée au sud de la ville de Gaza. Mais un amas de ruines bloque la route, forçant l’oncle de Hind à rouler vers le Nord. Il ignore alors que l’armée israélienne vient d’émettre un ordre d’évacuation enjoignant les habitants de Tel Al-Hawa de fuir vers le Sud.
De tels « ordres » permettent aux envahisseurs de dégager leur responsabilité dans la mort des civils qui ne les auraient pas respectés. La propagande israélienne présente même ces ultimatums comme un geste « humanitaire » sans précédent, alors que les « blocs » à évacuer n’ont aucune réalité sur le terrain, surtout quand ce terrain est parsemé de décombres.

Une fiction documentaire
La filmographie de la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania se distingue par l’habile entremêlement entre le documentaire et la fiction. C’était déjà le cas, en 2014, dans son film Le Challat de Tunis, où un « balafreur » plus ou moins identifié agressait les femmes dans les rues de la capitale. La méthode était encore plus maîtrisée en 2023 dans Les Filles d’Olfa, sans doute le film le plus achevé sur l’embrigadement djihadiste, couronné du César du meilleur film documentaire.
La voix de Hind Rajab se déroule cette fois dans le huis clos de la cellule de crise du Croissant-Rouge palestinien (CRP), en Cisjordanie. Cette organisation non gouvernementale est membre de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, présidée par l’Américaine Kate Cross. Le CRP compte, en Cisjordanie et à Gaza, plus de 4 000 employés et 9 000 bénévoles.
Kaouther Ben Hania a choisi des acteurs professionnels pour incarner les membres du CRP qui, durant d’interminables heures du 29 janvier 2024, tentent en vain de sauver Hind Rajab. Ils sont en effet chargés de la coordination de l’arrivée des secouristes avec l’armée israélienne, dont le feu vert est indispensable pour tout déplacement à l’intérieur de la bande de Gaza (comme pour toute entrée et sortie de l’enclave palestinienne).
Mais ils n’ont pas le droit de s’adresser directement aux militaires israéliens, que seuls peuvent saisir les Nations unies ou le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Le film nous plonge dès lors dans cet univers kafkaïen où la « coordination » imposée par Israël accentue la déshumanisation des Palestiniens, sans pour autant permettre de sauver les victimes absolues que sont les enfants.

Bouleversants enregistrements
Le dispositif choisi par Kaouther Ben Hania est d’autant plus bouleversant qu’il incorpore les enregistrements authentiques des conversations entre Hind Rajab et les membres du CRP. Ceux-ci ont déjà entendu en direct une cousine de la fillette les appeler à l’aide avant de succomber à des tirs israéliens.
Hind est la seule survivante, bien consciente que ses six parents autour d’elle ont été tués, mais sans savoir si le sang dont elle est recouverte est le sien ou le leur. La tension autour de l’envoi des secours, prêts à intervenir en quelques minutes, s’accentue à mesure que passent les heures de blocage israélien.
En septembre, La Voix de Hind Rajab a reçu le Grand Prix du jury à la Mostra de Venise. Il y a été acclamé par une ovation debout d’une vingtaine de minutes. Il est vrai que les acteurs Joachin Phoenix et Brad Pitt, ainsi que les réalisateurs Alfonso Cuaron et Jonathan Glazer, ont accompagné ce projet. En France, le film, sorti le 26 novembre, a déjà attiré une cinquantaine de milliers de spectateurs durant sa première semaine en salle, à comparer à la trentaine de milliers de la première semaine des Filles d’Olfa.
Cette œuvre déchirante ne montre cependant rien de l’horreur de Gaza. Le spectateur ne verra pas les impacts successifs des 355 balles qui criblent la voiture familiale. Il ne verra pas l’ambulance du Croissant-Rouge palestinien frappée par le tir tendu d’un char israélien. Il ne verra pas la décomposition des corps des neuf victimes durant douze jours, avant que le retrait des forces israéliennes permette enfin aux humanitaires d’accéder à la zone.
Il ne verra, dans ce huis clos palestinien, que la chronique d’un crime annoncé et l’impuissance individuelle et collective à l’empêcher, même au prix de la vie de deux secouristes. Et il entendra la voix de Hind Rajab résonner longtemps dans nos consciences. Quelque 8 000 enfants avaient déjà été tués à Gaza le jour où Hind le fut. Cet effroyable bilan est aujourd’hui de plus de 20 000 enfants tués. Et cela fait deux ans et deux mois qu’Israël continue d’interdire le libre accès de la presse internationale à la bande de Gaza.

Jean-Pierre Filiu
Professeur des universités à Sciences Po
Le Monde du 07 décembre 2025

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