« Puy », une nouvelle inédite de Patrick K. Dewdney pour rêver l’avenir

 

Pour cette nouvelle inédite, l’illustration a été réalisée par Rebecca McDiarmid qui a plusieurs projets en cours avec Patrick K. Dewdney.© Rebecca McDIARMID

Face aux catastrophes climatiques, à la montée des néofascismes, aux bouleversements dus à l’I.A., aux conflits mondiaux, bref, face au chaos du monde, sommes-nous en panne d’avenirs désirables ? Et si oui, comment oser de nouveau penser, radicalement et sans naïveté, ces futurs ? Trois écrivains et écrivaines, qui fabriquent aujourd’hui les nouveaux imaginaires francophones, nous montrent la route à suivre. L’écrivain Patrick K. Dewdney ouvre la première brèche avec « Puy », une nouvelle inédite.

Par Patrick K. Dewdney
Né en Grande-Bretagne, il arrive en France à l’âge de 7 ans. Lauréat du prix Virilo, il tient ses lecteurs en haleine depuis 2018 avec le « Cycle de Syffe ».

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Ce qui reste de la route est un vestige craquelé qui s’étire entre les rondeurs des terres environnantes et ses torsions pénibles évoquent l’agonie sans fin d’un vieux reptile. Dans les herbes tremblantes qui hérissent le bas-côté, sa noirceur s’émiette en amalgames gluants et en fils noirs qui paraissent dégorger au ralenti et c’est exactement comme si les années et les intempéries et le ciel azuréen avaient été assortis d’un étau ou d’un grand poids qui aurait pressé la route sur toute sa longueur à la manière d’un cuir de fruit toxique.

Partout ailleurs, les prairies sont semblables, un derme frémissant tendu à s’en rompre sur les galbes démesurés du basalte, la roche ancienne et froide qui donne sa forme au territoire et dont on devine l’éternelle solennité même lorsque les canicules estivales font jaunir son gazon fin. Il suffit pour cela de se recroqueviller sur le flanc d’un puy comme sur le flanc d’une bête immense et assoupie et alors, en enfouissant son souffle parmi les mottes tièdes, il devient possible de percevoir un murmure infime mais caverneux qui remonte et qui affleure contre la chair et qui se disperse très haut, jusqu’aux nuages peut-être, pour raconter les millénaires emprisonnés et leur fraîcheur de caveau.

Ici, la route chemine à mi-hauteur d’un val ample et peu profond dont la déclive est si douce qu’elle peine à se faire sentir et c’est seulement en avisant la strie incertaine et plus sombre des joncs qu’il est possible d’en situer le point le plus bas et un ruisseau se dissimule le long de cette ligne, sous la hure raide des joncs, et c’est une chose timide qui cavale sur un lit de galets griffé de glaise et son cours donne l’impression de se chercher tant il décrit des méandres si larges qu’on se demande parfois s’ils vont quelque part.

Le vent cueille les meuglements d’alerte des vaches 
et les dépose autour d’eux comme des bouquets bruyants.


Le groupe qui vient remonte le serpent goudronneux depuis des jours. Ils sont seulement quatre mais ils attirent l’attention de loin avec leurs bavardages et leurs coupe-vent colorés et le tic tic tic régulier de leurs bâtons à l’unisson sur l’asphalte ruiné et il y a aussi ce cerf-volant qui scintille, qui vrille et qui mouline à cinq ou six mètres au-dessus d’eux et dont les pales tournoyantes projettent un spectacle d’ombres stroboscopiques sur les paysages qu’elles traversent.

Parfois, l’homme qui marche à la pointe se permet un écart pour tendre la main, pour éprouver la solidité de l’un de ces piquets à tête rouge qui pointent de part et d’autre de la route et il arrive alors que le soleil se glisse sous son chapeau et découpe des motifs luisants sur la peau boucanée de son visage.

Devant eux, le ciel paraît plus grand qu’ailleurs sans doute parce que les arbres sont rares sur la courbure des puys et que l’inclinaison lente des terres ressemble souvent à une invitation à quitter le sol.

La fille qui marche à l’arrière rabat sa capuche pour pouvoir tendre l’oreille et agripper autre chose que le parfum cireux de ses propres vêtements mais au-dessus le cerf-volant cliquette avec la régularité de toutes les machines et son chuintement confisque la musique des choses vivantes qu’elle voudrait entendre comme la mélodie des monticoles merle-de-roche et les modulations plaintives des milans. Elle a eu seize ans il y a seize jours et c’est la première fois qu’elle se retrouve sur la route mais elle s’y déplace avec la confiance propriétaire de ceux qui se figurent que le monde entier est leur héritage.

L’homme qui marche à la pointe s’arrête un peu brusquement et il tend le doigt en même temps qu’il sourit et son ongle peint luit au soleil pour désigner un point blanc qui affleure sur la crête en direction de laquelle le groupe louvoie. À ses pieds s’ouvre une béance de goudron arraché aux allures de bouche malade, une crevasse étriquée qui dégueule d’une terre blême et pauvre et enchâssée de pierres. Vingt-deux dit l’homme en désignant cette fois la fracture mais on arrive regardez on y sera d’ici trois heures à tout casser.

Le couple qui marche au milieu fait halte à son tour. La première femme est petite et large d’épaules et ses sourcils font un accent broussailleux au-dessus de son regard pâle et sur son dos elle traîne le générateur portable auquel est ancré le cerf-volant, comme si ce n’était rien. Alors qu’elle lève la main pour protéger ses yeux et aviser la crête, sa compagne, qui est très fine et très brune, se penche et dépose d’abord son bâton à plat sur la surface cuisante du bitume et elle pivote ensuite à la recherche de son ombre et sa capuche efface l’éclat du petit écran dont elle est la gardienne. Vingt-deux répète-t-elle d’une voix sourde tandis que son index s’affaire à la surface de la tablette pour annoter le tracé virtuel de la route. Un câble épais relie les deux femmes à la ceinture, dodu et lustré comme un cordon ombilical.

En repartant, le groupe amorce d’abord un détour précautionneux autour de l’asphalte effondré qui les voit enjamber le fossé et les lignes rouilleuses des barbelés qui s’y tapissent et l’homme distribue des conseils et des encouragements et il propose sa main afin que personne ne se blesse ou ne tombe ou que l’ancre du générateur portable ne se retrouve arraché par mégarde. Ils avancent ensuite à travers champ en parallèle à la route et leurs yeux courent sur l’horizon où leur destination se découpe et la fille qui marche à l’arrière lance des coups d’œil en biais sur le troupeau de formes sombres qui s’est immobilisé au loin sur leur droite. Le vent cueille les meuglements d’alerte des vaches et les dépose autour d’eux comme des bouquets bruyants et la fille esquisse un reniflement joyeux sous sa capuche.

Plus loin le champ se peuple soudain de rochers ronds et gris dont la surface est tavelée par la morsure lente du lichen. L’homme qui marche à la pointe fronce des sourcils et change de trajectoire pour pouvoir mieux saisir ce qui se joue du côté qu’ils ont quitté. Le pays est piégeux de cette manière. Il se donne à voir en grandes étendues comme pour montrer patte blanche, comme pour professer son uniformité mais ces horizons ouverts s’avèrent tout aussi souvent planquer des plis qu’il est impossible de percevoir avant de tomber dessus au dépourvu et parfois, il s’y dissimule des trésors.

Il y a une fourche déclare l’homme d’une voix forte et au même moment il aperçoit les hangars de tôle et la géométrie plane du bac acier. Il y a une ferme précise-t-il d’un second souffle et ses phalanges bronzées éprouvent la solidité du bâton parce que le bâton est pour la marche mais le bâton est aussi pour les chiens et l’homme sait qu’il arrive aux chiens de hanter les lieux dépeuplés comme celui qu’il avise. Ses expéditions antérieures au service des communes occitanes lui ont appris à craindre le claquement de leurs crocs qu’il conçoit parfois comme un rappel, l’écho de cette voracité qui affligeait le monde d’avant. Le groupe s’arrête et resserre les rangs. La tablette est éteinte. Le cerf-volant est rapatrié et replié avec soin.

Les trois pales à l’arrêt de l’éolienne paraissent frémir et trembler 
comme les membres acérés d’une divinité robotique.


Ils avancent ensuite sur la ferme et la femme robuste qui porte le générateur marche de front avec l’homme et elle a tiré une gazeuse des plis rouges de ses vêtements. Ils n’échangent pas un mot durant les quelques minutes tendues que dure la montée mais aucun aboi ne retentit et le seul son qu’ils entendent est le frottement aigu des plants de millet contre le tissu de leurs coupe-vent.

Ils investissent l’ancienne cour où grincent les plaintes lugubres des hangars délaissés et ils décident de faire une pause et de manger quelques victuailles et leur curiosité court sur l’entrebâillement des portes et sur la paille que l’on retrouve encore accrochée dans les fentes et dans les coins et sous les tas de pneus qui pourrissent. La fille et l’homme explorent ensemble la maison où des ronciers tapotent aux vitres mais ils ressortent rapidement parce qu’ils s’aperçoivent qu’il n’y a rien pour eux ici et qu’en vérité, il n’y avait sans doute jamais rien eu ici pour personne.

Ils quittent les lieux par l’enfilade morne des dépendances et redescendent ensuite jusqu’à la route par une série de buttes où frémissent les feuilles grasses et luisantes d’une coulée de buissons exotiques. La crête est plus proche désormais et pour la première fois ils voient plus précisément la forme blanche de la grande éolienne qui s’y détache et qui flamboie contre le ciel à la manière d’un phare éclatant et ses trois pales à l’arrêt paraissent frémir et trembler comme les membres acérés d’une divinité robotique et leur position rappelle l’aiguillage cryptique d’une horloge.

Sur la dernière ligne droite la cadence de leur marche s’accentue et leurs foulées sont longues et gourmandes et elles dévorent bien vite les kilomètres qui restent. Enfin l’homme débusque une nouvelle fourche, la suggestion d’un chemin de gravier fin qui croustille sous une couche fragile d’herbe et de liserons et tout du long la tour blanche continue à grossir à grossir jusqu’à la démesure, jusqu’à atteindre des proportions qui font douter que ses flancs blêmes et mouchetés d’algues aient pu être assemblés par une ingénierie humaine.

À la base du mât ils déposent leurs sacs et sortent quelques outils de mesure et ils prennent le temps de boire et de s’étirer avant de s’atteler à l’ouverture de l’écoutille. La fille est la première à glisser la tête à l’intérieur et le balayage de sa frontale se saisit d’abord des câbles et des compteurs avant d’illuminer les premiers barreaux de l’échelle et le lustre d’un extincteur. Ensuite, comme elle lève la tête et que le halo disparaît dans les hauteurs obscures elle pousse un cri un peu sauvage et elle sursaute lorsque sa propre voix lui retombe dessus en une réverbération assourdissante.

Je le sens bien ma fille dit l’homme qui s’avance à son tour parmi les échos, on dirait que les joints ont tenu il faut vérifier mais pour moi c’est comme neuf et la fille acquiesce avec détermination et ressort au soleil pour se préparer à l’ascension et le vent s’enroule autour d’elle et caresse son visage et plus loin elle voit l’eau des sagnes luire de l’autre côté de la crête et à cet instant elle se figure qu’ils ont atteint le bout du monde.

Dans l'Humanité du 25 décembre 2025

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