L’opération meurtrière conduite le 7 octobre 2023 par le Hamas a frappé de sidération le monde entier. Nous aurions dû alors nous inquiéter de notre méconnaissance, de notre oubli de la situation des Palestiniens à Gaza et de leur histoire. Il n’en fut rien. Au contraire. À l’heure où il s’agit d’élucider les conséquences des deux ans de massacre qui ont suivi et visé la population de Gaza, qualifiés de « génocide » par une grande majorité des chercheurs spécialistes du sujet ainsi que par la Commission d’enquête indépendante de l’ONU sur le territoire palestinien (conclusions du 16 septembre 2025), force est de constater ici, en France, une politique d’empêchement de toute tentative de lire cette histoire et un travail de négation.
Tandis qu’à Gaza, toutes les structures de transmission du savoir et de la mémoire ont été anéanties, tandis que les instituteurs, les professeurs, les étudiants, les journalistes ont été assassinés, on restreint et sanctionne en France les voix savantes qui s’échinent à éclairer la catastrophe. En vaut pour preuve l’annulation récente du colloque organisé par Henry Laurens, titulaire depuis plus de vingt ans de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France : comme l’indiquait son intitulé, « La Palestine et l’Europe. Poids du passé et dynamiques contemporaines », son ambition était de repenser cette histoire sur le long terme.
Intervenue à la suite d’une suggestion d’un ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche piétinant sa fonction de garant des libertés académiques, puis validée par un tribunal administratif, cette annulation crée un précédent inédit et révèle les effets pervers de tout un arsenal de contrôle et d’empêchement de la recherche universitaire. La définition de l’antisémitisme établie par l’IHRA en 2016 et imposée politiquement en France par deux résolutions non contraignantes votées en 2019 par l’Assemblée, en 2021 par le Sénat, en dépit des protestations réitérées des spécialistes, permet de frapper de soupçon d’antisémitisme toute analyse critique de la politique menée par l’État d’Israël ; ledit « délit » d’« apologie du terrorisme » – passé dans le droit commun en 2013 –, permet d’inquiéter, outre des citoyens, des syndicalistes, des députés, les chercheurs eux-mêmes. D’autres lois et dispositifs adoptés depuis imposent certains éléments de discours aux enseignants et étudiants et en interdisent d’autres : dernière en date, la loi du 31 juillet 2025 prévoit des instances de contrôle et de signalements verticaux – autrement dit de délation – sans craindre de briser le rapport pédagogique et scientifique qui repose sur un dialogue libre et la confiance entre un professeur et ses étudiants, ainsi que sur le débat, la discussion et la contradiction entre pairs au sein de la communauté universitaire.
Il y a peu, le collectif d’universitaires RogueESR rappelait : « L’université (…) n’a jamais été plus évidemment nécessaire. L’effondrement rapide de la démocratie libérale états-unienne nous indique ce que nous avons à réinstituer : l’idéal démocratique, le rationalisme sensible, un espace public de délibération et de pensée, les libertés publiques, l’égalité, les systèmes de solidarité, et une certaine conception des sciences et de leur fonction sociale. » Il nous incombe aujourd’hui de répondre à cet appel et de se montrer à la hauteur de cette « fonction sociale » qui est aussi politique et éthique. Si cette réponse passe par la demande d’une abrogation des lois françaises liberticides, rappelons aussi la nécessité de contribuer avec les Palestiniens, aux côtés des Palestiniens, à restituer leur histoire, dont la négation participe non seulement du génocide, mais aussi de la destruction des savoirs, y compris des nôtres.
Et cela passe également par le boycott, non des universitaires eux-mêmes, mais des institutions universitaires israéliennes dont est établi objectivement le rôle clé dans la planification, la mise en œuvre et la justification des politiques d’occupation et d’apartheid de l’État d’Israël, et la relation avec l’armée israélienne. En 2004, des universitaires palestiniens lançaient une Campagne pour le boycott académique et culturel d’Israël (PACBI). Quelques rares universitaires israéliens isolés y répondirent. Quand, dès l’automne 2023, Israël a dévasté universités, centres de recherches et écoles dans la bande de Gaza, nulle université israélienne n’a exigé que cesse cet anéantissement. En France, défendre à la fois le droit des Palestiniens à un enseignement supérieur, le boycott des institutions universitaires israéliennes tant que celles-ci n’y concourent pas et nos libertés académiques sont aujourd’hui une seule et même cause.
Tribune - L'Humanité du 1er décembre 25
Signataires :
Marianne Dautrey, Philosophe, critique et traductrice
Céline Casali, Organisatrice du séminaire « Penser avec la Palestine » à l’ENS-Ulm, Paris
Aurélia Kalisky, Chercheuse au Centre Marc Bloch Berlin
Sadia Agsous-Bienstein, Maîtresse de conférences, Université Sorbonne-nouvelle
Yazid Ben Hounet, Chercheur, CNRS
Véronique Bontemps, Chargée de recherche, CNRS
Claude Calame, Directeur d’études, EHESS
Anne Casile, Chargée de Recherche, IRD
Leyla Dakhli, Chargée de recherche, CNRS
Raphaël Doridant, Instituteur, co-auteur de L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda
Ivar Ekeland, Président honoraire de l’Université Paris-Dauphine
Julien Jeusette, Käte Hamburger Kolleg CURE
Hervé Joubert-Laurencin, Professeur, Université Paris-Nanterre
Elad Lapidot, Professeur, Université de Lille
Chowra Makaremi, Chargée de recherche, CNRS
Davide Mano, Chargé de recherche, CNRS
Joëlle Marelli, Traductrice, chercheuse indépendante, poète
Ron Naiweld, Chargé de Recherche, CNRS
Baptiste Sellier, Docteur, EHESS, ATER, Université Paris 8
Jihane Sfeir, Professeure, Université Libre de Bruxelles
Marion Slitine, Chargée de recherche, CNRS
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